Les craintes d’une reprise de la Cisjordanie par le Hamas sont exagérées
La violence récente en Cisjordanie a fortement préoccupé Israël, mais le Hamas n’a pas les capacités de s’assurer la mainmise sur le territoire.
Adnan Abu Amer, 23 octobre 2021
Ces quelques derniers mois, on a assisté à une escalade de la violence en Cisjordanie occupée. Des affrontements armés entre des Palestiniens et l’armée israélienne à Jénine, à Jérusalem et ailleurs se sont soldés par la mort de plusieurs combattants et civils palestiniens et par les blessures de plusieurs soldats des forces israéliennes d’occupation. Il y a également eu des agressions au couteau ou à l’aide de voitures béliers ainsi que, dans divers endroits, des fusillades visant les soldats et les colons israéliens.
Ces incidents ont coïncidé avec l’évasion de six détenus politiques palestiniens de la prison israélienne de Gilboa.
Au vu de ces développements, les services sécuritaires israéliens ont exprimé leur inquiétude de plus en plus grande à propos de la résistance croissante en Cisjordanie. Plus spécifiquement, les responsables israéliens ont soulevé le spectre d’une reprise par le Hamas des territoires palestiniens occupés actuellement sous le contrôle nominal de l’Autorité palestinienne (AP). Mais cette perspective est-elle bien réaliste ?
Depuis la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes de 2006, Israël perçoit le mouvement comme une grave menace. Ensuite, le Premier ministre israélien Ehud Olmert avait expliqué clairement que son gouvernement n’allait pas coopérer avec un cabinet dirigé par le Hamas, comme il l’avait fait avec l’AP sous la direction du Fatah.
Les tensions qui avaient résulté entre le Fatah et le Hamas, alimentées par des forces extérieures, ont dégénéré en affrontements armés au cours desquels les combattants du Hamas ont été à même de prendre le contrôle de la bande de Gaza. Israël a imposé à l’enclave un siège étouffant et, au cours des années qui ont suivi, il a lancé plusieurs guerres meurtrières contre les Gazaouis, tuant ainsi des milliers de personnes et détruisant de nombreux immeubles de logement et autres infrastructures civiles.
Pendant ce temps, l’AP, aujourd’hui de nouveau sous contrôle du Fatah, lançait une opération sécuritaire massive destinée à éradiquer le Hamas de la Cisjordanie. Collaborant avec Israël, il arrêtait des centaines de membres du Hamas, fermait ses bureaux et associations et réprimait sévèrement ses partisans. La même chose se produisit avec le Djihad islamique, un allié du Hamas.
Depuis lors, le mouvement a été à même d’installer de petites cellules afin de mener des opérations limitées contre les forces israéliennes. Mais la violence des quelques derniers mois a soulevé des inquiétudes au sein de la communauté sécuritaire israélienne à propos de l’ampleur de la pénétration du Hamas en Cisjordanie et de sa capacité à rassembler d’autres organisations en vue de mettre sur pied des activités de résistance.
Certains ont perçu la nouvelle « infrastructure sécuritaire » mise sur pied par le Hamas comme étant différente des cellules limitées dont il disposait dans le passé, et aussi plus difficile à déceler. Un tel développement peut être considéré comme un échec majeur des forces d’occupation et services de renseignement israéliens qui, ces quelques dernières années, ont renforcé leur emprise sur la Cisjordanie.
Il s’avère également que le Hamas coordonne de plus en plus des activités sur le terrain en compagnie d’autres factions palestiniennes. À la mi-septembre, avec l’escalade de la violence et l’apparition de la crainte d’assister à un assaut israélien contre Jénine, le Hamas, en même temps que l’aile armée du Fatah et le Djihad islamique, annonçait la mise en place d’une « quartier général commun des opérations » afin de riposter à toute agression israélienne.
Une conséquence majeure de ces développements est le sentiment croissant d’insécurité en Israël et parmi les colons israéliens en Cisjordanie. Il existe des craintes de voir la Cisjordanie et Jérusalem plonger dans la violence, comme ce fut le cas lors de ce qu’on a appelé l’Intifada des Couteaux, en 2015-2016, quand des centaines de Palestiniens et des dizaines d’Israéliens furent tués, ou lors des séries de bombardements dans les années 1990 et de la Seconde Intifada dans les années 2000.
Ces attaques ont eu lieu malgré les campagnes, orchestrées par l’armée israélienne, d’arrestations régulières, de convocations sécuritaires et d’incursions répétées à toute heure dans les villes, villages et camps de réfugiés de toute la Cisjordanie, et aussi en dépit de la coordination permanente de la sécurité israélienne avec l’AP.
Il est important de faire remarquer que les récentes attaques armées ont eu lieu dans le contexte d’une colère croissante à l’encontre de l’AP. En avril, le président Mahmoud Abbas annulait les élections législatives palestiniennes par crainte de voir le Fatah, qui domine l’AP, les perdre au profit du Hamas. Cela lui valut de sévères condamnations de diverses factions politiques palestiniennes ainsi que du peuple palestinien.
Les Palestiniens étaient également furieux en raison de la faible réponse de l’AP à l’agression israélienne contre les fidèles de la mosquée Al-Aqsa et aux expulsions forcées évictions de résidents palestiniens de Jérusalem. De même, le gouvernement palestinien fit très peu de chose pour contrer la très meurtrière offensive israélienne contre Gaza en mai.
La mort de Nizar Banat des mains des forces sécuritaires de l’AP, fin juin, fut un autre événement qui alimenta le rejet d’Abbas par les Palestiniens. L’assassinat attira de vastes foules de Palestiniens dans les rues, où ils furent confrontés à une répression brutale de la part des forces sécuritaires palestiniennes. Cela ne fit que causer davantage de colère et d’appels plus retentissants encore à la démission d’Abbas.
Un sondage organisé par le Centre palestinien de recherche sur la politique et les sondages, et publié en septembre, révéla que 80 pour 100 des personnes interrogées voulaient la démission du président. En même temps, 45 pour 100 croyaient que le Hamas allait diriger les Palestiniens, alors que 19 pour 100 seulement disaient que c’était le Fatah qui méritait ce rôle.
L’opposition populaire à Abbas et la lutte militaire armée contre l’occupation israélienne en Cisjordanie ont éveillé dans certains milieux la crainte de voir le Hamas tirer parti de ces événements et mobiliser d’autres factions à son propre avantage. Certains analystes israéliens et étrangers ont exprimé clairement la possibilité de voir une telle mobilisation aboutir à la prise de contrôle par le Hamas de la Cisjordanie, comme il l’avait fait à Gaza.
Il est vrai que le Hamas aimerait devenir la force dominante de la politique palestinienne et mettre un terme au pouvoir dictatorial d’Abbas, mais les déclarations sur la possibilité d’une reprise de la Cisjordanie par le Hamas semblent grandement exagérées pour diverses raisons.
Tout d’abord, le Hamas n’a toujours pas d’infrastructure intégrée et durable en Cisjordanie et, de ce fait, il ne dispose pas de la force nécessaire pour étendre son influence sur ce territoire. Sa popularité peut avoir augmenté, mais l’AP et les forces d’occupation israéliennes continuent à produire de sérieux efforts en vue de démanteler les cellules et réseaux qui sont loyaux à l’organisation. Ceci l’empêche d’établir une empreinte plus profonde en Cisjordanie.
Secundo, l’AP a beau être rejetée par de nombreux Palestiniens, elle dispose toujours du plein pouvoir militaire sur la Cisjordanie. Elle peut souffrir de tensions internes, mais elle est toujours capable de mobiliser tous ses partisans loyaux, qui sont unis dans leur crainte de perdre leurs privilèges si leurs patrons sont déboulonnés du pouvoir. Les responsables de l’AP sont capables de mettre tout en œuvre et plus encore pour rester au pouvoir et ils n’hésiteraient pas à requérir pour ce faire l’aide militaire israélienne.
Tertio, Israël cherche constamment à déloger à tout prix le Hamas de la Cisjordanie, étant donné la grave menace que toute augmentation des capacités du Hamas poserait pour les plus de 400 000 colons israéliens illégalement installés sur des terres palestiniennes occupées. Il est hautement improbable qu’Israël permettrait au Hamas d’accroître son pouvoir en Cisjordanie jusqu’à un point où il pourrait organiser une mainmise sur le territoire.
La propagation de ces craintes par les responsables israéliens quant aux capacités du Hamas peuvent avoir pour but de saper tout effort de médiation entre le Hamas et le Fatah, après les récentes tensions qui ont suivi l’annulation des élections. Il est dans l’intérêt direct d’Israël de maintenir la division entre les factions palestiniennes de sorte qu’elles ne puissent jamais présenter un front uni contre son occupation et contre ses crimes.
Le pouvoir israélien joue peut-être aussi sur cette « résurgence » du Hamas pour obtenir plus de soutien international à ses campagnes sécuritaires brutales contre les Palestiniens. L’éclairage international accru sur les raids contre le troisième site sacré de l’Islam, la mosquée Al-Aqsa, et les expulsions forcées de Jérusalémites de leurs habitations l’ont fortement ennuyé. Il cherche par conséquent à détourner l’attention de ces crimes et de maîtriser à nouveau le discours sur la Palestine.
Ce qu’Israël et ses alliés, par contre, ne peuvent exclure, c’est la spectaculaire perte de légitimité subie par l’AP, ce qui, à long terme, va rendre son rôle en Cisjordanie totalement intenable.
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Adnan Abu Amer dirige le département des sciences politiques et des médias de l’université Umma Open Education à Gaza, où il donne des cours sur l’histoire de la Cause palestinienne, la sécurité nationale et lsraël. Il est titulaire d’un doctorat en histoire politique de l’université de Damas et a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire contemporaine de la cause palestinienne et du conflit israélo-arabe. Il travaille également comme chercheur et traducteur pour des centres de recherche arabes et occidentaux et écrit régulièrement pour des journaux et magazines arabes.
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Publié le 23 octobre 2021 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine