Le retour ? À Gaza

En novembre 2021, Salman Abu Sitta est retourné à Gaza après cinq décennies d’absence forcée. Ce qu’il a découvert l’a non seulement surpris, mais également inspiré.

Salman Abu Sitta observant sa maison à l’horizon, après 70 ans. À 200 mètres en face de lui, la vue est gênée par une butte au sommet de laquelle se tient un repaire de snipers israéliens. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Salman Abu Sitta observant sa maison à l’horizon, après 70 ans. À 200 mètres en face de lui, la vue est gênée par une butte au sommet de laquelle se tient un repaire de snipers israéliens. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

 

Salman Abu Sitta, 28 janvier 2022

Le retour ?

En novembre 2021, je suis retourné dans la bande de Gaza après cinq décennies d’absence forcée, hormis une visite rapide. Au cours des trois semaines que j’ai passées sur place, j’ai vu comment les 200 000 réfugiés de 247 villages, chassés par Israël en 1948, se sont forgé une nouvelle existence et se sont multipliés par dix depuis, dans cette enclave très étroite de 30 kilomètres sur 12.

En venant de l’infâme passage de Rafah pour me rendre à la ville de Gaza, je n’ai pas pu reconnaître l’endroit. D’après ce que j’en savais, il y avait deux villages et deux villes séparés par des étendues vertes. Ici, je voyais une bande ininterrompue de structures des deux côtés de la route, avec des panneaux publicitaires couvrant la totalité du paysage, décrivant sa vie nouvelle, ses magasins, ses logements, ses écoles. Ces panneaux publicitaires en tous genres sont soudés les uns aux autres en une nouvelle forme de vie urbaine à la cohésion étroite, avec une densité de 7 000 personnes par kilomètre carré.

Quand je dis « je suis retourné », il s’agissait d’une illusion. Ce n’était pas l’accomplissement du « droit au retour » auquel j’aspire, à l’instar de millions de Palestiniens. Ce n’était pas le « retour » pour lequel nous nous sommes battus ces 70 et quelques dernières années, via la résistance armée, des protestations, des écrits, des conférences. Ce n’était qu’un retour à mon premier camp de réfugiés.

Tôt, le matin de mon arrivée, je me suis rendu en voiture au point le plus proche, le long des fils barbelés, pour observer ma maison, à un kilomètre, et dont j’étais séparé par un repaire de snipers israéliens.

Là se trouvait la maison que j’avais été contraint de quitter, à la pointe du fusil, le 14 mai 1948, le jour même où Ben-Gourion avait proclamé un État de colons polonais et russes sur ma terre. J’avais dix ans, alors, et les cheveux noirs. Aujourd’hui, 70 ans plus tard, mes cheveux sont devenus gris et je suis toujours incapable d’effectuer un véritable retour. Pas un jour ne s’est passé depuis sans que nous ne nous soyons battus pour notre droit au retour.

Je ne suis pas seul, dans cette quête, bien sûr. Comme je me trouvais près d’un soldat palestinien sur la Ligne d’armistice, à portée directe des fusils israéliens, il m’a montré son ventre profondément marqué par 16 balles israéliennes. Après autant d’opérations, il avait néanmoins survécu et était retourné à son poste pour affronter les Israéliens.

La vie et la mort se chevauchent

Gaza n’a jamais eu un moment de paix. Après les expulsions de 1948, les camps de réfugiés ont été attaqués régulièrement. Au cours de la dernière décennie, la bande de Gaza a été attaquée une demi-douzaine de fois au cours d’importantes opérations par air, par mer et par des tirs d’artillerie. Les vies des enfants se mesurent au nombre de guerres israéliennes qu’ils ont endurées.

S’ils ont survécu, les enfants ne peuvent dormir durant les guerres ou même entre deux guerres. Je me suis réveillé fréquemment à 3 heures du matin à cause du vrombissement des drones israéliens au-dessus de nos têtes, et c’est le cas jour et nuit, ils surveillent nos moindres mouvements, menaçant de larguer des bombes à tout moment.

 

Enregistrement par l’auteur du bruit des drones israéliens qui survolent jour et nuit.

En déambulant dans les rues de Gaza, j’ai vu les décombres des bâtiments détruits, à proximité de tours qui étaient toujours débout. La rue ressemblait à une bouche édentée.

J’ai discuté avec le Dr Yasser Abu Jamie, directeur général du Programme communautaire de santé mentale pour Gaza, qui m’a dit que plus de 50 % des enfants à Gaza souffrent du SSPT (syndrome de stress posttraumatique). Près de 90 % ont subi un traumatisme personnel. Les cas d’énurésie et de violence familiale sont nombreux, comparés à une société conservatrice traditionnelle.

Sous les décombres, les corps des habitants ont été dégagés, mais il n’y a pas de place pour les enterrer. À l’entrée d’un cimetière, j’ai vu un écriteau disant : « N’enterrez pas ici. Le cimetière est saturé. » Mais on commémore les morts comme des martyrs. Dans bien des quartiers, j’ai vu des écriteaux avec les noms et les photos de ceux et celles qui y avaient été tués. La vie et la mort se chevauchent, à Gaza.

Il me fallait faire signer un document officiel. Cela a pris plusieurs jours du fait qu’on m’avait dit que les bureaux devaient être évacués. Ce jour-là, des F-16 effectuaient des sorties afin de préparer un nouveau raid aérien.

Comme je le dis souvent aux partisans des droits humains en Occident, épargnez-moi donc vos exemples historiques et contentez-vous d’aller à Gaza.

La résilience

D’un côté plus positif, la résilience des gens est étonnante. Quoi que puisse dire la politique occidentale sur le Hamas, quand Israël attaque, tout le monde à Gaza forme un front solide. Les gens cherchent refuge dans les écoles, les familles se regroupent étroitement, les ambulances foncent vers les lieux où le sang a coulé, d’autres personnes déblaient les décombres afin de secourir les êtres qui leur sont chers.

Un écriteau disant : « Cimetière saturé. N’enterrez pas ici. » (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Un écriteau disant : « Cimetière saturé. N’enterrez pas ici. » (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Je n’ai pas vu de signes de panique ou de révolte. On échangeait des propos amers sur l’hypocrisie du monde occidental, qui blâme les victimes en tant que « terroristes », et on démentait les allégations disant qu’« Israël se défendait ».

Cette résilience revêt bien des aspects. La côte méditerranéenne est la seule fenêtre sur le monde extérieur, mais ce n’est qu’un élément visible, et non une réalité. Les gens s’en servent en installant des tables et des chaises et en proposant du thé et de la nourriture le long du littoral. Avec beaucoup d’optimisme, ils plantent des panneaux baptisant l’endroit du nom de Riviera ou de Palm Beach.

La moindre minuscule parcelle de terre est cultivée. J’ai été étonné d’apprendre qu’il n’y avait pas de pénurie de légumes, à Gaza. Il y a des endroits où l’on fait pousser des plantes sur deux niveaux dans des cabanons. On envoie des fleurs en Hollande, quand les Israéliens les laissent sortir. Les décombres des bâtiments détruits sont reconvertis en un brise-lame destiné à un nouveau port à Khan Younis.

La circulation à Gaza est un cauchemar. Des véhicules en tous genres – voitures, camions, tricycles improvisés, charrettes tirées par des ânes – luttent tous pour occuper un espace sur la route. Il est surprenant que les accidents de la circulation ne soient pas très graves.

Décombres reconvertis en brise-lame dans un nouveau port à Khan Younis. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Décombres reconvertis en brise-lame dans un nouveau port à Khan Younis. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

 

L’aide internationale

Ce n’est pas la totalité du monde, qui oublie la souffrance à Gaza. Il y a des dizaines de pancartes sur des constructions, prétendant que telle ou telle a été bâtie avec l’aide d’un autre pays. J’ai visité certains de ces bâtiments. Leur construction est soignée et ils ont été bien équipés. Le personnel palestinien est très qualifié. Chaque emploi vacant est revendiqué par des dizaines de demandeurs. J’ai consulté les bilans de ces travaux. La conclusion évidente est que les constructions ont un bon degré de finition, mais que les salaires du personnel sont maigres. Il existe une tendance, dans l’aide étrangère, à payer toute la construction d’un bâtiment mais à négliger de prévoir suffisamment de main-d’œuvre. Une production de travail bénéficiaire et la réduction du chômage, qui est énorme, sont envisageables en prévoyant un budget salarial suffisant.

Mais l’omission flagrante, dans l’aide étrangère, réside dans l’absence de condamnation des crimes israéliens. Il est hypocrite d’apporter les premiers soins aux blessés et des outils pour enterrer les morts sans empêcher en premier lieu le meurtrier de commettre itérativement ses crimes. Alors que j’admirais les belles constructions et leur personnel qualifié, le silence qui entourait les crimes de guerre israéliens faisait de ces actions charitables de vulgaires gestes creux.

Un melting-pot

La vie se poursuit de bien d’autres façons, à Gaza. Elle est devenue un melting-pot pour 247 villages du sud de la Palestine. Je me souviens de l’époque où nous pouvions distinguer divers villages rien qu’à voir les robes brodées des femmes. Je me rappelle également que je devinais d’où elles venaient à leur accent quand elles parlaient. La majeure partie de tout cela s’en est allé, surtout chez les jeunes. La robe ordinaire pour les femmes, aujourd’hui, est une sorte de vêtement tout noir. En dessous, elles peuvent porter ce qu’elles veulent. Leur accent en public est une forme nouvelle du discours gazaoui ordinaire.

De fréquents écriteaux avec les noms et les photos des martyrs. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

De fréquents écriteaux avec les noms et les photos des martyrs. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Les liens familiaux sont toujours très forts bien que certains se soient affaiblis sur les bords. Il y a une raison pour laquelle le blocus et le siège ont été surmontés, et c’est principalement parce qu’on a réparti les maigres ressources entre amis et parents. Ceux qui ont un peu plus distribuent cet excédent dans la famille étendue.

Socialement aussi, la cohésion de la famille est largement préservée. Les mariages au sein d’un même clan ont toujours la préférence, bien que la densité de population ait rendu les normes sociales de divers villages très similaires.

Les vieilles habitudes ont la peau dure. Bien que l’éducation des femmes soit aujourd’hui proche de 100 pour 100, la vie privée des femmes est toujours très protégée, particulièrement dans les familles traditionnelles. J’ai vu une carte d’invitation de mariage mentionnant le nom du fiancé en entier et celui de la fiancée uniquement par ses initiales.

Quand des palestiniens quittent le camp de concentration de Gaza, ils s’épanouissent. Il y a, à la NASA et dans les entreprises high tech américaines, bien des noms de Gazaouis qui ont marqué leur empreinte après s’être évadés de la prison de Gaza.

Gaza est la Palestine

Après tout ce qui a été dit, Gaza est la seule Palestine qui reste encore. Gaza n’a jamais hissé d’autre drapeau que celui de la Palestine. Gaza est la premier, et le seul aujourd’hui, lieu de résistance acharnée à l’occupation israélienne de la Palestine. Gaza est le lieu où le premier Conseil législatif palestinien a été élu en 1962. C’est de Gaza qu’est partie la toute première délégation palestinienne aux Nations unies en vue de parler au nom de la Palestine.

Gaza est la Palestine. « Restez, résistez et combattez pour toute la Palestine. » Tel est le message que je leur ai adressé dans mes discours.

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Salman Abu Sitta est le fondateur et le président de la Palestine Land Society (Londres), qui se consacre à la documentation de la terre de Palestine et de son peuple. Il est l’auteur de six ouvrages sur la Palestine, dont le recueil « Atlas of Palestine 1917- 1966 », éditions en anglais et en arabe, et le livre « Atlas of the Return Journey » (Atlas du voyage de retour) ainsi que de plus de 300 articles sur les réfugiés palestiniens, le droit au retour, et l’histoire de la Nakba et des droits humains. Il est crédité d’une documentation et d’une mise en carte très vastes sur la terre palestinienne et sur son peuple, portant sur plus de 40 ans. Ses mémoires, « Mapping my return » (Mon retour mis en carte), ont été très applaudis et décrivent sa vie en Palestine et son long combat, en tant que réfugié, pour pouvoir rentrer chez lui.

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Publié le 28 janvier sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Lisez ici : La génération de la Nakba

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