Les massacres, une arme de nettoyage ethnique durant la Nakba

 

Du 1er avril au 14 mai 1948, juste avant la création d’Israël, avant le départ des Britanniques et avant même qu’un seul soldat arabe soit entré en Palestine pour la délivrer, les milices sionistes conquirent l’essentiel de la Palestine.

Salman Abu Sitta, 12 juin 2020 

1986. Ruines de maisons laissées vides après le massacre de Deir Yassin. (Photo : deiryassinremembered.org)

1986. Ruines de maisons laissées vides après le massacre de Deir Yassin. (Photo : deiryassinremembered.org)

Chaque année, en mai, les Palestiniens du monde entier commémorent la poursuite de la Nakba de 1948, au cours de laquelle ils furent dépossédés par Israël de leurs terres, de leurs propriétés et de leur identité. Cette année, les choses ont été différentes.

Grâce au coronavirus, le recours à la technologie des conférences par vidéo leur a permis de franchir les frontières au-delà desquelles ils n’avaient aucun accès auparavant, de s’exprimer librement, sans censure, sans blocus, sans diffamation sur leur histoire réduite au silence, de rendre visite virtuellement à leurs parents et amis et de communiquer avec eux, même en étant privés de passeport ou de citoyenneté.

Les principaux bénéficiaires de cette révolution sont les jeunes. A la mi-mai, lors d’un événement aux Etats-Unis, j’ai eu l’immense plaisir de prendre la parole devant 600 jeunes, des étudiants, des activistes et des citoyens engagés au sujet de l’histoire toujours actuelle de la Nakba.

Voilà quelque chose de rafraîchissant. Depuis des décennies, le discours sioniste domine l’esprit occidental. La dépeuplement sans précédent de deux tiers du peuple palestinien par les milices sionistes (de la Haganah, rebaptisée FDI) en 1948 fut expliquée de façon détournée comme « l’invasion arabe » de la Palestine, sous des ordres arabes, ou comme un acte d’autodéfense de la part d’Israël.

Les historiens palestiniens comme Aref al Aref, Mustafa al Dabbagh ou Walid Khalidi n’ont jamais été très connus en Occident.

Dans les années 1980, les « nouveaux historiens » et écrivains israéliens, comme Simha Flapan, Benny Morris, Baruch Kimmerling et Ilan Pappé, entre autres, brisèrent le mur du silence et dénoncèrent la tromperie et la distorsion du discours sioniste. Benny Morris garda sa loyauté envers le sionisme en décrivant la longue série de massacres commis par Israël et en prétendant que la chose n’avait pas été prévue.

Presque seul parmi les historiens israéliens, Ilan Pappé alla plus loin en décrivant en détail « le nettoyage ethnique de la Palestine » en disant qu’il fut délibéré, permanent et qu’il fut planifié sans relâche afin de dépeupler la Palestine de sa population arabe.

Aujourd’hui, ces jeunes gens découvrent la vérité sur la Nakba, qui est toujours en cours, et dont ils sont les victimes et continueront à l’être tant qu’ils n’auront pas concrétisé leur « droit au retour ».

Ils apprennent aussi, à mesure que des faits nouveaux sont révélés, qu’ils ont été, eux et leurs parents, des victimes de l’invasion sioniste de la Palestine durant laquelle les massacres de civils ordinaires dans les villages occupés furent la principale arme du nettoyage ethnique

Ici, il nous faut remonter un peu avant 1948.

La Révolte arabe (1936-1939) contre l’afflux de colons juifs européens en Palestine fut réprimée de façon particulièrement brutale par l’armée britannique. Il y eut des milliers de morts, des dizaines de milliers de blessés ou de gens envoyés en prison, des villages bombardés par l’aviation, des punitions collectives appliquées, des dirigeants emprisonnés ou déportés.

Bref, la société palestinienne fut décimée et rendue sans défense. Il serait logique de dire de l’année 1939 qu’elle fut l’année de la Nakba infligée par les Britanniques.

Ben-Gourion sauta sur l’occasion. En mai 1942, lors de la conférence de Biltmore à laquelle assistaient 600 dirigeants sionistes, il déclara que la Palestine était le « Commonwealth juif ».

Il commanda à la Haganah d’élaborer des plans militaires en vue de conquérir la Palestine et il créa les Village Files (les dossiers sur les villages), dans lesquels un maximum de renseignements étaient collectés sur chaque village palestinien. Il restait toutefois un obstacle, les Britanniques, ses bienfaiteurs de la première heure, qui étaient toujours en Palestine.

A partir des années 1945-1948, les milices sionistes menèrent une incessante campagne de terreur contre les Britanniques qui obligea ces derniers à faire intervenir leur 6e Division aéroportée.

Après avoir semé la destruction en Palestine, et ce, depuis l’infâme Déclaration Balfour de 1917, les Britanniques décidèrent d’abandonner la Palestine blessée dans le giron des Nations unies.

Le Plan de partition (Résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies, du 29 novembre 1947) était né. Le plan suggérait de diviser la Palestine en deux parties, dont la plus grande serait confiée au pouvoir des colons juifs et la plus petite à celui de la majorité palestinienne, à condition que la minorité de chacune des deux parties ne soit pas déportée. Il s’agissait uniquement d’une suggestion qui n’avait absolument aucune valeur juridique contraignante. Mais c’était la feuille de vigne derrière laquelle Ben-Gourion allait pouvoir agir.

A la mi-mars 1948, les Etats-Unis et les Nations unies comprirent que le plan ne pourrait être réalisé sans un bain de sang. Ils le laissèrent tomber et, en remplacement du Mandat exercé par la Grande-Bretagne, les Etats-Unis proposèrent que la Palestine fût placée sous tutelle de l’ONU.

Ce fut un coup important porté au plan de Ben-Gourion. Il « améliora » le plan de conquête de la Palestine pour en faire ce qui allait devenir le plan Dalet, ou plan D, à l’issue des trois versions précédentes, prévoyant de conquérir la Palestine, de détruire ses villages et, au besoin, d’attaquer les capitales arabes.

C’était un plan ambitieux, soigneusement mûri au fil des années, encouragé par la connaissance détaillée des plans britanniques de retrait de la Palestine et par la faible défense que pourraient opposer les villageois palestiniens.

Du 1er avril au 14 mai 1948, avant la création de l’Etat des colons, avant le départ des Britanniques et avant que le premier soldat arabe ait mis un pied en Palestine pour la délivrer, l’invasion sioniste conquit la quasi-totalité de la Palestine. La déclaration du 14 mai fut la conclusion suprême de cette invasion.

Cette période critique qui allait mener à la Nakba a rarement été considérée sous cet éclairage.

Nous avons réalisé une étude détaillée de cette période.

Nous avons établi par intervalles hebdomadaires des cartes des terres palestiniennes occupées par la Haganah depuis le début 1948, nous avons inscrit le nom de l’opération militaire impliquée (il y en a eu 39 en tout), de la brigade désignée pour une zone particulière (il y avait 9 brigades, totalisant 60 000 soldats, dont le nombre allait atteindre 120 000 à la fin de l’année), de la région occupée, des massacres et atrocités perpétrés et des villes et villages dépeuplés dans cette région.

Nous avons divisé les zones attaquées en neuf régions selon la répartition des activités militaires de la Haganah. Nous avons également divisé la chronologie en trois phases :  

La phase 1, étudiée ici en détail, du 29 novembre 1947 au 14 mai 1948, date de la création d’Israël.

La phase 2, jusqu’au 18 juillet 1948, comprenant la première rencontre avec diverses forces arabes entrées en Palestine le 15 mai 1948, sans préparatifs, sans objectif commun ni commandement unifié.

La phase 3, jusqu’en juillet 1949, époque de la signature du dernier accord d’armistice avec la Syrie. Le principal événement de cette phase fut la conquête du district sud et du district nord de la Galilée arabe, très tôt dans cette phase, c’est-à-dire fin octobre et début novembre 1948.

155 crimes de guerre ou massacres et atrocités

En tout, nous avons répertorié 155 crimes de guerre ou massacres et atrocités (tueries de civils sans aucune discrimination), qui aboutirent au dépeuplement de 530 villes et villages.

Le présent article ne couvre que la phase 1, qui s’est terminée à la création d’Israël.

Le but de cette étude était d’examiner la corrélation temporelle et la corrélation spatiale entre les massacres commis et les localités dépeuplées dans ce que nous appelons la « zone d’influence », autrement dit, de voir si les massacres commis dans une région à cette date ont provoqué le dépeuplement des villages proches via la mort réelle, les menaces de mort ou la crainte réelle de la mort, puisque ce dépeuplement fut parfois encouragé en adressant des menaces directes aux villageois.

Les quatre cartes qui suivent montrent les résultats de cet examen.

Carte 1 :  Localisation des crimes de guerre en Palestine centrale, indiquée par des points bleu clair.

Carte 2 : Les villes et villages dépeuplés en Palestine centrale, indiqués par des points bleu clair.

 

Carte 3 : Localisation des crimes de guerre en Palestine du nord, indiquée par des points bleu clair.

 

Carte 4 : Les villes et villages dépeuplés, en Palestine du nord, indiqués par des points bleu clair.

 

Légende des cartes :

·         Gris : Terres juives durant la période du Mandat.

·         Rouge et rose : Zones occupées par la Haganah durant cette période. Les noms des brigades sont indiqués.

·         La ligne noire indique les limites établies par le Plan de partition.  

·         Les cercles noirs indiquent les « zones d’influence » dans lesquelles les villages ont été dépeuplés sous l’influence directe ou indirecte des massacres et atrocités.

·         Les chiffres désignent les diverses régions de la Palestine.

Source des données : Salman Abu Sitta, Atlas de la Palestine 1917-1966. Londres, Palestine Land Society, 2010. Tableau 3.1 Liste des opérations militaires. Tableau 3.2 Liste des crimes de guerre. Tableau 3.9 Registre des villes et villages dépeuplés.

Jérusalem-Ouest et Latrun (Région 1) furent témoins de l’infâme massacre de Deir Yassin. [1] La région fut également la scène de 11 autres massacres et atrocités commis à Lifta, Sarris et sept autres cas à Jérusalem.

Ces massacres eurent lieu sous les yeux de la police et de l’armée britanniques, qui ne firent rien pour les faire cesser. Douze villages furent dépeuplés, dans cette région. Peu sont restés. La zone conquise par la Haganah est située dans « l’Etat arabe » et la zone internationale.

Bien que la partie nord du district de Gaza ne fût pas encore occupée (Région 2), la Haganah commit un horrible massacre à Burier (et à Simsim) et incendia le village, quelques heures à peine avant que Ben-Gourion ne prononce son discours de « l’indépendance ». Six villages affectés furent dépeuplés.

Dans le district de Ramle (Région 3), le massacre d’Abu Shusha se poursuivit pendant deux jours : des femmes et des enfants y furent tués à coups de hache. Le massacre fut l’un d’une série de huit qui eurent lieu dans la région et qui se traduisirent par le dépeuplement de 20 villages.

Dans la zone de Jaffa (Région 4), il y eut une lourde concentration d’atrocités à Jaffa même (8) et dans les environs (6), comme à Beit Dajan et d’autres endroits. Le faubourg d’Al Manshiya fut détruit et la ville même de Jaffa subit en permanence des tirs de mortier, ce qui força ses 70 000 habitants à chercher leur salut en se précipitant vers des bateaux dans le port, et beaucoup se noyèrent. La ville de Jaffa, qui devait faire partie de « l’Etat arabe », fut dépeuplée, ainsi que vingt-deux autres villages du district.

Dans la zone côtière au sud de Haïfa (Région 5), 16 épisodes d’atrocités eurent lieu, dont les massacres d’Abu Zureik, d’Umm esh Shauf et de Qisariya, ce qui provoqua le dépeuplement de 42 villages. L’ensemble de la région se vida, excepté un minuscule triangle de trois villages (Ayn Ghazal, Ijzim et Jaba’), qui se défendirent opiniâtrement pendant plusieurs mois.

Dans la ville de Haïfa (Région 6), et ce fut pareil dans d’autres grandes villes comme Jaffa et Jérusalem, plus d’une douzaine de cas de massacres, de bombardements et d’actions terroristes installèrent le règne de la mort imminente pour les habitants palestiniens.

Ils affluèrent vers le port, assistés sans toutefois être défendus par l’armée britannique, afin de chercher la sécurité à Acre ou à Beyrouth. Soixante-dix mille personnes devinrent des réfugiés sous l’œil vigilant de l’armée britannique. Trente villages des environs furent également dépeuplés.

Lors d’une troisième violation du Plan de partition qui aurait dû être accepté par les sionistes, la Haganah lança une offensive en Galilée occidentale (Région 7), au nord de la ville d’Acre, jusqu’à la frontière libanaise, une région qui faisait partie de « l’Etat arabe ».

Elle perpétra les massacres d’Al Manshiya et d’Al Ghabisiya, qui provoquèrent le dépeuplement de cinq villages de la région. Trois jours après la proclamation de l’Etat des colons, Acre, sans défense (avec une population de 14 000 habitants), tomba face à la Haganah, qui l’avait mise en état de siège et qui avait pollué son eau potable avec la typhoïde.

En Galilée orientale, au nord et au sud du lac de Tibériade (Régions 8 et 9), le modèle des massacres, des expulsions et du dépeuplement constitue la démonstration la plus parfaite de la politique de dépeuplement de la Palestine appliquée à coups de massacres.

Dix-sept massacres, à Ayn az Zeitoun, Biriya, Husseiniya, Nasir Ad Din, Mansurat Al Kheit, Mughr Al Kheit, Farwana, Al Shajara, Samakh, Tiberias, Baysan et quelques autres endroits encore, furent perpétrés. Parfois, si un massacre ne parvenait pas à faire fuir les gens, on en organisait un autre plus brutal encore.

Dans cette région, les Palestiniens perdirent trois villes importantes, Safad, Tibériade et Baysan (population : 23 000 habitants). Pas moins de 75 villages furent dépeuplés. La Galilée orientale se retrouva totalement sous occupation juive.

L’après-midi du 14 mai, Ben-Gourion se leva pour adresser un discours au conseil des colons juifs européens en Palestine et pour proclamer l’indépendance d’Israël. Sans la moindre ironie, il déclara :

« Au plus fort de l’offensive lancée contre nous depuis des mois, nous invitons les habitants arabes de l’Etat d’Israël à sauvegarder la paix. »

Ben-Gourion savait pertinemment qu’il fallut 90 massacres pour lui donner la possibilité de prononcer cette déclaration. Le sang des victimes de Bureir, Simsim et Abu Shusha, quelques heures plus tôt, n’avait pas encore eu le temps de sécher.

Il savait que les terres et maisons de 200 villes et villages de la côte et de l’intérieur du pays (216, selon les calculs des FDI), conquis par la Haganah, portant désormais le nom d’Israël, étaient la propriété de Palestiniens qui ne cesseraient jamais d’exiger de pouvoir y retourner et d’en reprendre possession. Il ne comprenait pas que la traditionnelle rengaine sioniste (généralement attribuée à Ben-Gourion lui-même), disant que les vieux mourraient, ce qu’ils firent, et que les jeunes oublieraient, ne se matérialiserait jamais.

Il ne prévoyait pas que le mensonge disant que « l’invasion arabe » et les « ordres arabes » étaient la cause et la raison de la dépossession de deux tiers du peuple palestinien, serait un jour dénoncé. Il n’imaginait pas que le véritable visage de l’invasion sioniste et la traînée de sang de douzaines de massacres allaient venir hanter ses successeurs et ses bénéficiaires.

Il n’imaginait pas dans ses rêves les plus audacieux que des millions de jeunes Palestiniens du monde entier, armés de savoir et de détermination, allaient traverser des frontières virtuelles, parler dans une infinité de langues, trouver des amis et du soutien dans tant de villes, pour commémorer Al Nakba de 72 ans avec une vigueur toute nouvelle, comme si c’était hier, et exiger leur Droit au Retour dans les terres et foyers que leur a volés l’invasion sioniste, il y a sept décennies.


Publié le 12 juin 2020 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal

Notes

Pour les données à propos des événements décrits dans cet article, voir le complément d’information intitulé « Massacres et atrocités durant la Nakba » et qui a été adapté à partir du Tableau 3.2 de l’Atlas de la Palestine, 1917-1966.  

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