Justice internationale pour l’Ukraine et pas pour la Palestine ?

Nul ne devrait être surpris si des États envoient des moyens au tribunal afin de soutenir l’enquête en Ukraine tout en réduisant considérablement les moyens destinés à l’enquête en Palestine, faisant ainsi en sorte que la justice internationale reste un outil des puissants afin de garantir leurs propres intérêts.

 

Un quartier de Beit Hanoun, dans le nord de Gaza, après sa destruction lors des bombardements israéliens de mai 2021. (Photo : Mohammed Zaanoun / ActiveStills)

Un quartier de Beit Hanoun, dans le nord de Gaza, après sa destruction lors des bombardements israéliens de mai 2021. (Photo : Mohammed Zaanoun / ActiveStills)

Maureen Clare Murphy, 26 avril 2022

Les lois internationales sont considérées comme un étalon selon lequel il convient de juger de façon égale la conduite de tous les États et acteurs non étatiques.

Mais la disparité entre l’opposition des pays de l’Atlantique nord à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, d’une part, et le soutien consenti par ces mêmes pays aux décennies de domination violente d’Israël sur les Palestiniens, d’autre part, suggère que l’étalon des lois internationales est une arme maniée dans le but de maintenir l’impérialisme bien en place.

Les Palestiniens revendiquaient déjà l’application d’un modèle unique de justice bien avant même la création de l’État d’Israël sur les ruines des villes, localités et villages palestiniens dépeuplés.

Le Centre palestinien pour les droits humains (PCHR), installé à Gaza, a réitéré cet appel la semaine dernière.

« Le modèle de justice doit être le même pour tous les peuples du monde », a déclaré l’organisation.

Toutefois, il s’avère une fois de plus que ce modèle est « une question soumise à des règles d’intérêt », dans lesquelles la politique prévaut sur les lois internationales, lesquelles à leur tour sont « utilisées par les hommes politiques en tant que leurres destinés à servir leurs desseins », pour reprendre les termes du PCHR.

L’organisation palestinienne demande à Karim Khan, procureur général de la Cour pénale internationale, de visiter la Palestine dès que possible, de la même façon que, récemment, il a visité l’Ukraine.

Jusqu’à présent, Khan n’a pas fait le moindre commentaire sur l’enquête en Palestine depuis sa nomination en tant que procureur général, en juin dernier, même pas après qu’Israël a imposé des désignations d’« organisations terroristes » aux associations palestiniennes des droits humains qui fournissaient des preuves à cette même CPI.

Les enquêtes de la CPI

La CPI a enquêté aussi bien sur la situation en Palestine que sur celle en Ukraine.

La façon contrastée d’accueillir l’annonce de ces enquêtes, lancées respectivement en 2021 et 2022, illustre une fois de plus la façon dont les prétendues démocraties libérales perçoivent les lois internationales : non pas comme des lois exigeant un respect universel, mais comme un bâton à utiliser contre leurs ennemis.

La juriste qui avait précédé Khan, Fatou Bensouda, avait conclu un très long examen préliminaire de la situation en Ukraine en décembre dernier, en recommandant une enquête officielle sur les crimes supposés commis dans le pays par « toutes les parties du conflit ».

L’enquête préliminaire s’était concentrée sur les protestations de Maïdan, qui avaient débuté en novembre 2013, puis sur l’annexion par la Russie de la Crimée, en 2014, et enfin sur les hostilités entre les forces du gouvernement ukrainien et les forces antigouvernementales dans la région à prédominance russophone du Donbass, dans l’est de l’Ukraine, hostilités qui avaient éclaté la même année.

Puisque ni l’Ukraine ni la Russie ne sont membres de la CPI, la juridiction du tribunal dans le pays « couvre le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre », mais non le crime d’agression, estime Human Rights Watch.

En février dernier, Khan annonçait qu’il avait ouvert une enquête officielle, disant qu’elle « porterait également sur tous les nouveaux crimes supposés » commis en Ukraine et tombant sous la juridiction du tribunal.

L’annonce de Khan avait été favorablement accueillie par un grand nombre de ces mêmes États qui s’opposent à l’enquête de la CPI sur les crimes de guerre en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, ouverte un an plus tôt après un examen préliminaire effectué de façon similaire.

Ces États n’ont mis l’accent que sur les crimes supposés des forces russes et non sur ceux de l’Ukraine, et le Royaume-Uni déclare qu’il dirige l’appel afin que la CPI « enquête sur les crimes de la Russie ».

Liz Truss, la secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères a déclaré qu’une enquête de la CPI était « nécessaire d’urgence » et elle a promis que « le Royaume-Uni allait travailler en collaboration étroite avec ses alliés pour faire en sorte que justice soit faite ».

Par contre, l’an dernier, le Premier ministre britannique Boris Johnson avait adressé une lettre au groupe de pression des Amis conservateurs d’Israël réitérant l’opposition du pays à l’enquête du tribunal sur le Palestine.

Human Rights Watch avait décrit cette lettre comme une « agression effrontée » contre l’indépendance du tribunal, puisque son intention apparente était « d’exercer des pressions politiques sur des ressortissants britanniques censés servir le tribunal », dont le procureur Khan nouvellement désigné.

On prétend que les EU – qui ont appliqué des sanctions économiques contre Bensouda durant la période de l’administration Trump en raison des enquêtes de la CPI en Afghanistan et en Palestine – assistent les autorités ukrainiennes à collecter des preuves de crimes de guerre, en dépit des lois américaines qui limitent la capacité des EU à agir de la sorte.

Le président américain Joe Biden n’a pas attendu la conclusion de quelque enquête indépendante crédible et a décrit les actions de la Russie comme des « crimes de guerre » et un « génocide ».

Mais son département d’État rejette en la qualifiant d’« absurde » la conclusion pourtant fondée de plusieurs organisations appréciées des droits de l’homme qui affirment qu’Israël commet le crime d’apartheid contre les Palestiniens.

Pendant ce temps, Washington a orchestré la prise de sanctions radicales contre la Russie, alors que les législateurs et représentants de dizaines d’États des EU ont introduit des projets de loi visant à saper le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) dirigé par les Palestiniens, ou alors que, par ailleurs, ils ont criminalisé les critiques à l’égard d’Israël.

De la même façon, l’Union européenne a annoncé qu’elle allait procurer des fonds, du soutien, des formations et du matériel aux autorités ukrainiennes afin de réunir des preuves qui pourraient être soumises à la CPI.

Et, à l’instar de Washington, Bruxelles n’a pas du tout attendu le résultat de quelque enquête que ce soit pour conclure que la Russie se livre à des « crimes de guerre ».

Le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, dont le gouvernement s’oppose aussi à l’enquête de la CPI en Palestine a déclaré qu’il était « absolument légitime » de taxer de génocide les actions de la Russie en Ukraine.

Trudeau envoie la Police montée royale canadienne en Ukraine pour assister l’enquête de la CPI – apparemment à la demande de Karim Khan, le procureur général de la CPI.

« Nous n’avons pas d’agenda politique »

En attendant, Khan insiste sur l’indépendance du tribunal.

« Il y a un rôle important pour le cabinet d’un procureur indépendant », a expliqué Khan à CNN après sa visite à Boutcha, une ville ukrainienne où l’on soupçonne la Russie d’avoir commis des crimes de guerre.

« Nous n’avons pas d’agenda politique, nous ne sommes pas en faveur de l’Ukraine et contre la Russie, ni en faveur de la Russie et contre l’Ukraine, nous sommes en faveur de l’humanité »,

a ajouté Khan.

Mais une coalition d’organisations qui ont mené campagne pour établir la CPI ont prévenu que le « soutien sans précédent au rôle » du tribunal international suite à l’ouverture d’une enquête en Ukraine devait être égalé par le financement nécessaire « pour garantir la justice dans toutes les situations qui seraient traitées par le tribunal ».

La coalition a ajouté que « le budget du tribunal avait été régulièrement limité » par les États parties, impactant ainsi l’« efficience » du tribunal et retardant l’accès des « victimes » à la justice.

La coalition a fait remarquer que le cabinet de Khan a introduit récemment une « demande exceptionnelle » de

« contributions volontaires (…) fournies en dehors du budget du tribunal, y compris via un fonds de placement nouvellement créé et du personnel gratuit ».

Ceci menace la légitimité du tribunal et la perception de sa crédibilité, prétend la coalition.

Cette légitimité s’est déjà considérablement effilochée étant donné les critiques répandues à l’égard des partis pris apparents du tribunal. Jusqu’à présent, les 47 prévenus accusés ou jugés depuis la création de la CPI provenaient tous d’un État africain.

La coalition déclare que les promesses de financement et de personnel dans le contexte d’une situation spécifique

« envoient un signal déplorable de ce que la justice, pour certaines victimes, devrait passer avant la justice des autres, le tout dépendant de la volonté politique, y compris une bonne volonté à rendre des ressources disponibles ».

Nul ne devrait être surpris si des États envoient des moyens au tribunal afin de soutenir l’enquête en Ukraine tout en réduisant considérablement les moyens destinés à l’enquête en Palestine, faisant ainsi en sorte que les lois internationales restent un outil des puissants afin de garantir leurs propres intérêts.

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Publié le 26 avril sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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