Une grève de Palestiniens travaillant en Israël révèle le manque total de confiance en l’AP

Les travailleurs craignent que les nouveaux régimes salariaux ne mettent à mal à leur portefeuille, ne profitent à une AP indigne de confiance et n’accroissent encore la domination israélienne.

21 août 2022. Les travailleurs palestiniens de Tulkarem font grève contre un nouveau régime salarial selon lequel leur salaire leur sera versé sur un compte bancaire plutôt qu’en cash. (Photo : Reuters)

 

Lubna Masarwa et Huthifa Fayyad, 31 août 2022

Asem Zayed quitte sa maison de Jénine, en Cisjordanie occupée, tous les jours à 3 h 30 du matin. Il lui faut près de quatre heures pour atteindre son lieu de travail en Israël, puisqu’il est obligé de franchir les check-points militaires surpeuplés de son côté du mur de séparation, et faire la course pour aller plus vite que le trafic de l’autre côté.

Après une longue journée de travail comme technicien en électricité, il rentre chez lui vers 19 heures, avec en moyenne 180 shekels israéliens (ILS) cash en poche, soit environ 55 euros.

Désormais, ce père de cinq enfants est passablement embarrassé à propos d’un nouveau mécanisme de paiement des salaires par lequel lui et des dizaines de milliers de travailleurs palestiniens en Israël verront leurs salaires payés sur des comptes bancaires plutôt qu’en cash. Ils craignent que la nouvelle mesure n’aboutisse à de nouveaux frais et taxes, dévorant ainsi plus d’argent encore de leurs revenus déjà très bas.

« Ma frustration est dirigée à la fois contre Israël et contre l’Autorité palestinienne »,

a expliqué Zayed, 42 ans, à Middle East Eye. « Ne touchez pas à notre revenu. »

Zayed est l’un des milliers de travailleurs palestiniens à avoir protesté contre la nouvelle mesure qui a été partiellement appliquée, plus tôt ce mois d’août, et qui est censée entrer entièrement en vigueur l’an prochain.

Leur grève, qui a débuté le 21 août, a été décrite par les médias locaux comme l’une des plus grosses actions de grève jamais entreprises par les travailleurs palestiniens. Soupçonnant que des intentions non révélées se cachent derrière le mouvement, les travailleurs ont souhaité de poursuivre leur grève chaque dimanche et de protester aux check-points jusqu’à ce que la décision soit annulée.


Pas confiance

Le nouveau régime a été appliqué par les autorités israéliennes mais rapidement adopté par les responsables de l’Autorité palestinienne (AP).

Nasri Abu Jaish, le ministre du Travail de l’AP, a promu ce régime comme un moyen d’améliorer la protection des droits des travailleurs, particulièrement contre les marchands de permis. Près de la moitié des travailleurs de Cisjordanie paient aux alentours de 2 500 shekels (environ 750 euros) par mois à ces « marchands », qui leur assurent leurs licences de travail. Le nouvelle approche va éliminer le besoin d’intermédiaires et signifiera donc plus d’argent dans les poches des travailleurs, s’il faut en croire l’AP.

Le Premier ministre palestinien Mohammad Shtayyeh a lui aussi juré qu’aucune taxe additionnelle ne serait levée sur les travailleurs et que 1 ou 2 euros seulement de frais de transfert seraient comptés par les banques sur chaque dépôt de salaire. Mais, malgré cette assurance, bien des travailleurs disent qu’ils n’ont aucune confiance en l’AP ni dans les banques palestiniennes.

Légende photo : Des travailleurs palestiniens font grève à un check-point israélien à Tulkarem, en Cisjordanie occupée, le 21 août 2022. (Photo : Reuters)

« Nous n’avons pas confiance en l’AP, sinon nous n’aurions pas lancé notre grève »,

a expliqué Adi Athamnah à MEE.

Cet homme de Naplouse, la trentaine, travaille en Israël depuis trois ans dans la construction. Il ajoute qu’il n’y a pas de garantie que des taxes ne seront pas imposées dans le futur. Athamnah dit qu’il n’a pas confiance dans les banques et il craint que des frais d’opérations et des taxes ne soient prélevés s’il ouvre un compte.

Il existe également des craintes qu’une portion des salaires déposés ne soit placée dans des fonds de bien-être social, comme les pensions, dans lesquels il ne souhaite pas s’inscrire, puisqu’il se fait déjà à peine assez d’argent dans l’état actuel des choses.

« Nous ne gagnons pas des millions de dollars, nous parvenons à peine à joindre les deux bouts »,

a déclaré Athamnah.

Un autre problème, pour certains, c’est qu’ils travaillent sur des sites différents chaque jour et qu’ils sont payés pour chaque travail séparément. Les ouvriers disent qu’ils craignent d’être laissés en dehors du nouveau système et de perdre finalement leurs emplois du fait qu’ils n’ont pas d’employeurs officiels.

« Ils disent qu’ils veulent nous sauver des marchands de permis, mais près de la moitié des travailleurs ne passent pas par ces gens-là, de toute façon »,

dit Zayed.

« Ça ne marchera pas pour nous. »


Une mesure israélienne, l’enthousiasme de l’AP

Après cette réaction de rejet, Abu Jaish a distancié l’AP de la nouvelle mesure, en disant que c’était Israël qui l’appliquait et que l’AP n’avait pas le choix, dans cette affaire. Toutefois, le ton est resté enthousiaste à propos de la mesure. Abu Jaish a dit qu’elle avait été appliquée à 7 000 travailleurs le 14 août, et qu’il était prévu que d’autres suivent.

Selon Abboud Hamail, un chercheur en économie de l’Université de Birzeit, le soutien de Ramallah à la mesure est logique, puisqu’il est susceptible d’injecter des millions de dollars dans sa fragile économie.

Quotidiennement, 173 400 travailleurs quittent la Cisjordanie pour aller en Israël, outre les 31 000 qui travaillent dans des colonies israéliennes, estime le Bureau central palestinien de la statistique (BCPS). Alors que leur revenu revient dans l’économie palestinienne en étant dépensé en Cisjordanie, ces travailleurs sont toujours considérés comme une main-d’œuvre d’en dehors du marché officiel. Quand on les incorporera dans l’économie officielle, les banques auront un coup de pouce instantané dans leur capacité à céder des prêts, ce qui aboutira à davantage de profits, a expliqué Hamail.

« Cette somme d’argent dans les banques officielles va instamment créer une liquidité du marché pour l’AP. Cela apportera aux banques privées la capacité de prêter davantage au secteur public »,

a-t-il dit à MEE.

« Pour les Israéliens, ce n’est pas aussi avantageux que ce ne l’est pour l’AP. Le bénéfice pour Israël consiste à aider l’AP. »

Cela a été repris en écho par un haut fonctionnaire du ministère israélien de la Défense qui a dit que la mesure « allait renforcer l’économie palestinienne » et qu’elle aurait des effets positifs comme « réduire l’argent noir », a-t-on pu lire dans le quotidien Haaretz.

En théorie, réduire une activité hors marché peut être bonne mesure pour l’économie, a déclaré Hamail. Mais, au cœur du problème, il y a un manque de confiance dans les institutions de l’AP.

« La question ici n’est pas de savoir si cette mesure est bonne ou pas, mais si nous faisons confiance en l’AP »,

a-t-il dit.

« Il existe une crainte de voir cet argent exploité par les autorités et de ce que le cashflow soit finalement une façon d’aider l’AP, un corps gouvernant auquel la rue retire de plus en plus sa légitimité politique. »


Un système de contrôle

Le nouveau système de dépôt bancaire a d’abord été lancé en décembre 2016 par le gouvernement israélien dans le cadre d’une nouvelle stratégie pour les travailleurs palestiniens en Israël. Il vise à accroître l’emploi des résidents de Cisjordanie en Israël, à améliorer le régime de délivrance des permis et à « assurer des conditions de travail décentes » pour les travailleurs.

Les effets de la nouvelle stratégie ont été ressentis dans la hausse du nombre de Palestiniens autorisés à travailler en Israël. Selon l’Institut palestinien de recherche en politique économique (le MAS), les cinq dernières années ont assisté à la croissance la plus importante et rapide du nombre de permis de travail accordés, et ce, à un taux jamais vu au cours des deux décennies précédentes.

Le revenu des travailleurs s’élève désormais à 16 pour 100 du revenu national brut de la Palestine, un fameux bond en avant, comparé aux 6 pour 100 de 2011, s’il faut en croire les données du PCBS.

En juillet, le MAS a publié une étude qui disait que ces mesures faisaient partie de « tentatives ouvertes en vue d’imposer des propositions de paix économique ».

La croissance du nombre de travailleurs est censée conférer à Israël plus d’influence et de contrôle sur l’économie palestinienne, a expliqué l’étude.

On peut contrôler la chose via la disparité du nombre de permis de travail accordés aux Palestiniens de Cisjordanie, comparés au nombre de permis accordés aux travailleurs de Gaza, à qui le gouvernement israélien n’a que tout récemment accordé 20 000 permis.

« Le facteur clé et décisif dans la détermination du volume de la main-d’œuvre en Israël réside dans la politique coloniale israélienne de domination et d’exploitation, et non dans les forces libres du marché »,

a prétendu l’étude du MAS.

L’approche israélienne ne fait qu’

« offrir la perspective d’un surcroît de peuplement et de contrôle sur les ressources de la totalité du peuple palestinien dans une annexion économique susceptible de précéder l’annexion juridique et politique »,

explique le MAS dans sa conclusion.

Les implications à grande échelle n’échappent pas aux travailleurs.

« Je crains qu’après qu’ils auront appliqué cela, ils ne se mettent alors à nous contrôler totalement à leur guise »,

déclare Zayed, tout en comptant la somme qu’il doit mettre de côté pour ses deux filles qui étudient à l’université, une autre encore dans l’enseignement secondaire, et ses deux enfants plus jeunes.

« Ma crainte, c’est que je ne perde ma famille, à cause de tout cela. »

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Publié le 31 août 2022 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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