Israël « avait l’intention de tuer » — enquête

Un tireur d’élite de l’armée israélienne a abattu mortellement la correspondante d’Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, et a blessé son collègue alors que tous deux étaient clairement identifiables en tant que journalistes, a révélé une nouvelle enquête.

Maureen Clare Murphy, 21 septembre 2022

Les conclusions de l’enquête, laquelle comprend des prises de vue inédites précédemment d’Al Jazeera, ont été publiées mardi par le groupe de recherche installé en Grande-Bretagne, Forensic Architecture, et par l’organisation palestinienne de défense des droits humains Al-Haq (qui fait régulièrement appel aux services de Forensic Architecture – NdT).

Le même jour, la famille de Shireen Abu Akleh a introduit une plainte concernant le décès de cette dernière auprès de la Cour pénale internationale.

Les conclusions décisives de Forensic Architecture et d’Al-Haq contredisent les allégations d’Israël, répétées par l’administration Biden à Washington, selon lesquelles Shireeen Abu Akleh n’a pas été tuée intentionnellement. La semaine dernière, le porte-parole du département d’État américain, Ned Price, a expliqué aux journalistes que la mort de Shireen Abu Akleh était « le résultat tragique d’un échange de coups de feu dans le contexte d’un raid israélien en Cisjordanie ».

« Shireen et ses collègues ont été explicitement ciblés, bien qu’ils eussent été identifiables en tant que membres de la presse »,

estime l’enquête.

Shireen Abu Akleh, 51 ans, faisait partie d’un groupe de journalistes qui, tôt le matin du 11 mai, couvraient un raid israélien à Jénine, dans le nord de la Cisjordanie.

Une analyse spatiale entreprise dans le cadre de l’enquête montre que les journalistes, qui portaient des casques et des vestes les identifiant comme membres de la presse, étaient on ne peut plus identifiables en tant que tels depuis la position avantageuse d’un convoi de véhicules blindés israéliens à quelque 200 mètres de là.

Comme le groupe approchait lentement de la position israélienne, et sans avertissement préalable,

« la première salve de six balles a été tirée sur les journalistes par un trou de sniper aménagé dans le véhicule militaire de tête »,

selon Al-Haq.

« Le journaliste Ali Samoudi, qui marchait en tête, s’est retourné et a crié « On tire des balles » et il s’est mis à faire demi-tour en courant jusqu’au moment où il a été touché à l’épaule gauche par une de ces balles »,

a ajouté l’organisation de défense des droits.

Quelques instants plus tard, une deuxième salve de sept coups de feu a pris les journalistes pour cibles, frappant Shireen Abu Akleh à la tête au moment où elle tentait de se mettre à couvert en s’appuyant contre un mur.

Une troisième salve est venue de la position israélienne deux minutes plus tard, quand un civil appelé Sharif Azab a tenté de venir en aide à Shireen Abu Akleh.

 

« Dans l’intention de tuer »

Forensic Architecture et Al-Haq

« ont entrepris une étude extensive par drone afin de reconstruire un scan photogrammétrique précis, en 3D, de la scène ».

Ils ont également situé toutes les caméras qui ont réalisé des prises de vue de la fusillade à l’intérieur du modèle et

« situé les positions précises des journalistes lors des moments importants tout au long de l’incident ».

Les enquêteurs ont également

« identifié et reconstitué la position précise des forces israéliennes » et « identifié le véhicule blindé depuis lequel Shireen a été abattue »

par un tireur d’élite utilisant un instrument optique monté sur un fusil d’assaut.

Les enquêteurs

« ont simulé la façon dont Shireen et les autres journalistes devaient apparaître depuis la position du tireur à 190 mètres de là ».

Le modèle montre que

« les vestes de presse des « journalistes devaient être clairement visibles ».

« Les journalistes étaient clairement identifiables en tant que tels »,

ont estimé les enquêteurs. Shireen Abu Akleh a été abattue

« avec sa tenue de presse complètement visible »

de la part du tireur d’élite.

« La proximité des tirs »,

y compris quatre balles qui ont touché un arbre protégeant quelques-uns des collègues de Shireen Abu Akleh,

« confirme qu’un tireur professionnel a ciblé les journalistes explicitement et à diverses reprises ».

Tous les tirs « visaient au-dessus des épaules et étaient prévus pour tuer », selon l’enquête.

Une prise de vue analysée par les enquêteurs montre qu’il n’y avait personne d’autre entre les journalistes et le convoi de véhicules blindés israéliens et qu’il n’y avait pas de personnes armées à proximité de Shireen Abu Akleh et de ses collègues.

Une analyse sonore confirme que le seul coup de feu tiré dans les trois minutes avant celui de la balle destinée à Shireen Abu Akleh est venu de la position israélienne.

« Dans aucune des prises de vue analysées, il n’y a eu d’autres tirs venus du voisinage des journalistes »,

ont découvert les enquêteurs.

« Le lent mouvement des journalistes » vers la position israélienne avant que celle-ci n’ouvre le feu

« soutient l’affirmation selon laquelle il n’y avait pas d’autres combattants ni de tirs croisés au moment même de l’incident ».

L’enquête est la plus approfondie, même après que diverses autres enquêtes indépendantes ont découvert elles aussi que Shireen Abu Akleh avait été plus que probablement tuée par un soldat israélien, et après que CNN avait même indiqué qu’elle avait été délibérément visée.

Al-Haq déclare que la mort de Shireen Abu Akleh équivaut à une exécution extrajudiciaire délibérée,

« une infraction grave à l’encontre de la Quatrième Convention de Genève et un crime de guerre sous le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, donnant naissance à une responsabilité criminelle individuelle ».

Israël a déterminé au-delà de la conclusion de son auto-enquête de l’armée qu’aucun soldat ne serait confronté à des charges pénales pour la mort de Shireen Abu Akleh.

La famille de Shireen Abu Akleh, qui était citoyenne américaine, a insisté auprès de Washington pour que soit ouverte une enquête sur l’assassinat de la journaliste.

L’administration Biden insiste pour qu’on s’en remette aux mécanismes d’auto-enquête de l’armée israélienne, discrédités depuis longtemps par les avocats des droits humains comme étant des opérations de blanchiment visant à détourner l’attention internationale plutôt qu’à garantir la justice pour les victimes palestiniennes.

La semaine dernière, Ned Price, le porte-parole du département d’État, a dit :

« Nous avons toujours été très clairs en disant que nous ne cherchions pas la responsabilisation personnelle, dans le cas Abu Akleh. »

Les EU ont invité instamment Israël à revoir ses règles d’engagement, et cela ne leur a servi qu’à se faire rabrouer par Tel-Aviv, avec le Premier ministre Yair Lapid qui a insisté en disant :

« Personne ne nous dictera des réglementations d’ouverture de tir alors que nous nous battons pour nos existences. »


L’UE laisse tomber l’appel en faveur d’une enquête indépendante

À l’instar des EU, l’Union européenne, apparemment, se satisfait de l’auto-enquête superficielle d’Israël sur la mort de Shireen Abu Akleh.

« Lors d’une réunion avec Lapid prévue le mois prochain, les pays de l’UE prévoient de laisser tomber les appels en faveur d’une enquête ‘indépendante’ autour du meurtre choquant »

de la journaliste, a rapporté EUobserver lundi.

Le service des Affaires étrangères de l’UE avait proposé de dire, dans une déclaration accompagnant la réunion du Conseil associatif EU-Israël de haut niveau que l’institution

« réitère son appel en faveur d’une enquête complète et indépendante qui clarifiera toutes les circonstances de la mort de Shireen Abu Akleh et qui traînera devant la justice les responsables de son assassinat ».

Au lieu de cela, le service prévoit désormais d’en délivrer une version édulcorée dans laquelle

« l’UE réitérera son appel en faveur d’une enquête complète (…) après quoi les personnes responsables seront amenées devant la justice ».

Mardi, la Fédération internationale des journalistes, le Centre international de justice pour les Palestiniens et le Syndicat des journalistes palestiniens ont transmis une nouvelle plainte à la Cour pénale internationale au nom de la famille Abu Akleh et de son producteur, Ali Samoudi, qui avait été blessé sans gravité.

Les congressistes de Washington continuent d’insister auprès de l’administration Biden pour qu’elle lance une enquête indépendante, alors que les plus en vue des sénateurs démocrates ont proposé un amendement comprenant des

« mots sans précédent demandant aux EU de voir ‘si la section 620M de la Loi [d’assistance à l’étranger] s’applique au cas Abu Akleh dans les 180 jours »,

a rapporté le quotidien de Tel-Aviv, Haaretz.

L’amendement fait référence à la Loi Leahy de 1997 qui interdit aux EU de fournir de l’aide militaire aux unités des armées étrangères quand il existe des informations crédibles selon lesquelles ces unités ont violé impunément les droits humains.

Cependant, fait remarquer Haaretz notes, on ne voit pas clairement

« comment la Loi Leahy opérerait dans la pratique, étant donné la façon dont le financement militaire à l’étranger vers Israël est juridiquement stipulé »

par le Congrès américaine à un niveau de 3,8 milliards de USD par an.

Le sénateur Chris Murphy, qui a cosponsorisé l’amendement, a expliqué à Mehdi Hassan, personnalité des infos de MSNBC, qu’alors qu’il ne soutient pas actuellement le conditionnement de l’aide américaine à Israël, « nous tous examinons très soigneusement le comportement du gouvernement israélien ».

Israël tue impunément

Le cas Abu Akleh est une exception dans l’impunité quasi totale avec laquelle Israël tue des Palestiniens.

Jusqu’à présent, cette année, quelque 90 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie par les soldats et colons israéliens. C’est l’année la plus mortelle dans le territoire depuis 2015, lorsque 100 Palestiniens environ avaient été mortellement blessés.

Environ un tiers des décès de cette année provenaient de la région de Jénine, qui a été soumise à des raids quotidiens comme celui au cours duquel Shireen Abu Akleh a été abattue après une vague d’attaques en Israël qui avaient commencé fin mars.

Des dizaines d’autres Palestiniens avaient été tués au cours des bombardements israéliens de Gaza, non provoqués et qui avaient duré près de trois jours, le mois dernier.

Ces dernières années, seuls une poignée de soldats israéliens ont été confrontés à des charges criminelles concernant la mort d’un Palestinien.

Dans l’un de ces rares exemples, un agent de la police des frontières, Ben Dery, a été condamné à neuf mois de prison en 2018, quatre ans après avoir abattu et tué Nadim Siam Nuwara, 17 ans.

Dery avait été initialement accusé d’homicide mais finalement condamné pour un moindre crime, « négligence et lésions corporelles sévères », après avoir accepté une négociation de peine.

Comme dans le cas de Shireen Abu Akleh, Forensic Architecture avait été engagée par Defense for Children International – Palestine afin de mener une analyse spatiale sur vidéo afin de déterminer le soldat qui avait abattu et tué l’adolescent.

Et, à la fin de l’an dernier, comme Al-Haq, partenaire de Forensic Architecture dans l’enquête sur l’assassinat de Shireen Abu Akleh, Defense for Children International – Palestine a été désignée comme « organisation terroriste » par le gouvernement israélien, en même temps que quatre autres organisations non gouvernementales palestiniennes de premier plan.

En août, les forces israéliennes ont envahi et fermé ensuite les bureaux de ces organisations dans la région de Ramallah, le siège de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie.

La semaine dernière, Forensic Architecture et Al-Haq ont publié une analyse de CCTV et d’autres prises de vue disponibles montrant le raid dans les bureaux d’Al-Haq, lequel comprenait une intrusion forcée dans l’Église épiscopale, un étage plus bas.

La prise de vue montre que, durant le raid, qui a duré plus d’une heure, les soldats ont fouillé dans les dossiers, se sont introduits dans les IT et le local du serveur, ainsi que dans le bureau de Shawan Jabarin, le directeur général d’Al-Haq et dans d’autres bureaux départementaux.

Les prises de vue montrent également les soldats en train de fraterniser, de prendre des photos trophées et de poser pour des selfies.

« Avec la connaissance de l’existence des caméras CCTV, ces actions livrent un message d’humiliation et de domination des lieux »,

déclarent Forensic Architecture et Al-Haq.

Les soldats ont coupé le courant dans le bâtiment quelque 40 minutes après le début du raid, ils ont éteint les caméras CCTV intérieures, avant de souder une plaque métallique sur la porte et déposer une ordonnance de fermeture.

Jabarin a expliqué aux médias qu’il soupçonnait que les soldats avaient installé des logiciels espions dans les ordinateurs d’Al-Haq. L’an dernier, un logiciel de surveillance Pegasus avait été découvert dans les appareils personnels des membres de l’équipe d’Al-Haq.

Les membres d’Al-Haq ont été soumis à des campagnes de harcèlement comprenant des menaces de mort à propos de leur travail de responsabilisation devant la Cour pénale internationale.

Al-Haq et Defense for Children International – Palestine, ainsi qu’Addameer, une autre organisation proscrite par Israël l’an dernier, ont fourni des preuves à l’enquête de la Cour pénale de La Haye en Palestine, qui avait été lancée en mars de l’an dernier.

Les EU s’opposent à l’enquête de la CPI en Palestine.

Le porte-parole du département d’État, Ned Price, a déclaré que l’administration Biden ne croyait pas que l’ICC était un « organisme adéquat » pour une enquête sur l’assassinat de Shireen Abu Akleh. Mais, dans le même briefing, il a toutefois expliqué que la Maison-Blanche accueillait favorablement l’enquête de la cour de La Haye sur les crimes de guerre en Ukraine.

Lors de sa visite en Israël et en Cisjordanie en juillet, Biden a promis que Washington allait collaborer avec Tel-Aviv pour

« combattre tous les efforts en vue de boycotter ou délégitimer Israël, de nier son droit à l’autodéfense ou de le tenir de façon malhonnête à l’écart de tout forum, y compris aux Nations unies ou à la Cour pénale internationale ».

Vidéo : Shireen Abu Akleh – Exécution extrajudiciaire d’une journaliste (en anglais)

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Publié le 21 septembre 2022 sur The Electronic Intifadah
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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