Les Égyptiens contre la réconciliation
Les relations officielles entre l’Egypte et Israël ne se sont pas nécessairement muées en une normalisation culturelle et sociétale parmi les Égyptiens, puisqu’Israël, à bien des égards, est resté un ennemi dans leur conscience collective.
Ahmed Abu Artema, 10 juillet 2023
Le 3 juin 2023, un conscrit de la police égyptienne a abattu et tué trois soldats israéliens à la frontière entre l’Égypte et la Palestine occupée.
L’armée israélienne a déclaré que le conscrit égyptien, Muhammad Salah, 23 ans, s’était introduit subrepticement en Israël et qu’il avait tué deux gardes-frontière. Quand les renforts sont arrivés, l’homme leur a tiré dessus, tuant ainsi un troisième militaire et en blessant deux autres avant d’être abattu à son tour par un soldat israélien.
À en juger par leurs commentaires officiels suite à cette fusillade, Israël et l’Égypte étaient apparemment dans un état de confusion.
Les autorités égyptiennes ont prétendu pour commencer que leur policier poursuivait des passeurs de drogue et ne l’ont pas identifié avant que les médias israéliens ne le fassent, tout en publiant sa photo, le 5 juin.
Que l’Égypte n’ait diffusé que peu d’informations sur l’incident s’explique peut-être par la possibilité que ses autorités craignent que Salah ne devienne une icône aux yeux de la population et de l’armée égyptiennes, quelqu’un dont les actions pourraient tirer leur source de l’inimitié historique de l’Égypte à l’égard d’Israël et inspirer d’autres personnes à commettre des actes similaires. Quelqu’un, par exemple, comme le soldat égyptien Suleiman Khater qui, en 1985, avait tué sept Israéliens sur une plage de la péninsule du Sinaï.
Cette crainte a été plus manifeste dans les funérailles en secret de Salah, ce qui a empêché tout déploiement public de deuil ou de protestation. Les forces sécuritaires égyptiennes ont également arrêté le frère et l’oncle de Salah et les ont accompagnés lors des funérailles.
Cependant, toutes ces tentatives en vue de minimiser les actions de Salah et d’ôter à la situation tout symbolisme ou signification ont avorté. Pendant plusieurs jours, Salah a reçu beaucoup d’attention dans les médias sociaux et il est devenu un sujet tendance sur Twitter du fait de cet engouement des Égyptiens pour lui dans ces mêmes médias sociaux.
Raviver la résistance
La signification de l’acte de Salah va bien au-delà de l’impact immédiat de son agression.
Il a ravivé certains sentiments dans la mémoire collective égyptienne, comme l’idée qu’il conviendrait de résister à Israël en tant qu’ennemi de l’Égypte. Il a également revigoré la notion du policier égyptien en tant que symbole de résistance, à l’instar des soldats qui avaient combattu contre Israël lors de la guerre israélo-arabe d’octobre 1973.
Le message sous-jacent de l’agression de Salah, quelles qu’aient été ses intentions, était que, bien que les relations entre l’Égypte et Israël pussent être normalisées, elles ne le seraient jamais dans la conscience égyptienne.
Des sentiments profondément enracinés de ressentiment sont toujours présents dans la mémoire collective égyptienne, à la suite des années de guerres et de massacres israéliens.
Lors de la guerre de 1967 (ou guerre des Six-Jours), Israël a attaqué l’Égypte, détruisant les aéroports et les avions de combat égyptiens. Ce fut suivi par une invasion terrestre par Israël à travers la péninsule du Sinaï jusqu’au canal de Suez.
Un rapport qui a suivi l’invasion israélienne de 1967 a révélé que les soldats israéliens avaient commis des exécutions massives de prisonniers de guerre égyptiens, dans le Sinaï. Dans certains cas, les soldats israéliens obligeaient les Égyptiens à se tourner vers la mer et les abattaient ensuite par derrière.
On estime que 3 000 prisonniers égyptiens ont été exécutés par Israël en août 1967.
Le journaliste israélien Yossi Melman a fait savoir en juillet 2022 que l’armée israélienne avait brûlé vifs 20 soldats égyptiens, lors de la guerre des Six-Jours, en 1967, et qu’elle les avait ensevelis dans une fosse commune à l’ouest de Jérusalem.
Israël a perçu l’accord de Camp David entre l’Égypte et Israël, en 1978, comme une opportunité en vue de neutraliser l’Égypte, qui avait été plus tôt une grande puissance militaire arabe et un symbole nationaliste. Cette neutralisation signifiait qu’Israël allait pouvoir bénéficier d’une frontière calme et sûre.
Au cours des décennies qui ont suivi, l’Égypte a abandonné ses positions de force de soutien à la Palestine ; son poids politique a décliné au point que son rôle aujourd’hui se limite surtout à servir de médiatrice entre Israël et la Palestine.
Toutefois, ces relations officielles ne se sont pas nécessairement muées en une normalisation culturelle et sociétale parmi les Égyptiens, puisqu’Israël, à bien des égards, est resté un ennemi dans leur conscience collective.
Ces sentiments profondément enracinés sont exprimés dans un poème intitulé « Ne te réconcilie pas », du poète égyptien Amal Dunqul, décédé en 1983. Ce poème a été récité dans tout le monde arabe afin de rejeter la réconciliation avec l’État colonial de peuplement qu’est Israël.
Ne te réconcilie pas.
Ne te réconcilie pas.
N’essaie pas de trouver des façons de te dissimuler.
Ne te réconcilie pas à propos du sang
même par le sang.
Ne te réconcilie pas
même s’ils disent une tête pour une tête.
Toutes les têtes sont-elles égales ?
Le cœur d’un étranger
est-il égal à celui de ton frère ?
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Ahmed Abu Artema est un écrivain, activiste et réfugié palestinien originaire de Ramle.
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Publié le 10 juillet 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine