Le Hamas a bouleversé le statu quo

Alors qu’Israël entre dans la deuxième phase de son attaque contre Gaza, on spécule beaucoup à propos de ce qui attend l’armée israélienne sur le terrain. La réponse dépend de l’ampleur prévue par le Hamas de la réponse d’Israël à son opération Déluge d’al-Aqsa du 7 octobre. Ceci, à son tour, suscite la question de savoir pourquoi le Hamas a fait ce qu’il a fait, au moment où il l’a fait.

 

24 octobre 2023. Une femme éplorée alors qu’on emmène afin de les ensevelir les corps de ses proches de la morgue de l’hôpital de Deir al-Balah, à Gaza.

24 octobre 2023. Une femme éplorée alors qu’on emmène afin de les ensevelir les corps de ses proches de la morgue de l’hôpital de Deir al-Balah, à Gaza. (Photo : Omar Ashtawy / APA images)

 

Omar Karmi, 28 octobre 2023

 Les hauts responsables du Hamas ont dit qu’ils n’avaient guère le choix, à part agir. Ces dernières décennies, après avoir vu régresser les aspirations palestiniennes à mettre un terme à l’occupation, et ce, au beau milieu de l’apathie internationale, il fallait que quelque chose change.

« Nous avons frappé à la porte de la réconciliation et on ne nous a pas laissés entrer »,

a dit un des hauts responsables du Hamas, Musa Abu Marzouk, dans The New Yorker, un peu plus tôt, ce mois-ci.

« Nous avons frappé à la porte des élections et nous en avons été privés. Nous avons frappé à la porte d’un document politique pour le monde entier – nous avons dit : ‘Nous voulons la paix, mais donnez-nous certains de nos droits’ – mais ils ne nous ont pas laissés entrer non plus. Nous avons essayé chaque voie. Nous n’avons pas trouvé une seule voie politique pour nous sortir de ce marécage et nous libérer de l’occupation. »

Il est certain que le contexte de l’attaque corrobore l’explication d’Abu Marzouk.

Soixante-quinze ans après avoir été déplacés de force de la Palestine, en 1948, après avoir vécu en outre 56 ans sous une occupation militaire, ensuite, au bout de 30 années d’un « processus de paix » qui a tout simplement permis à Israël de consolider son occupation en Cisjordanie, et après 16 ans d’un blocus de Gaza qui y a rendu impossibles une vie normale et une économie normale, des générations entières de Palestiniens ont vécu et sont mortes sans aucun espoir de futur meilleur.

Le consentement de l’Occident à l’illusion dangereuse d’Israël de pouvoir gérer indéfiniment son occupation a été au même titre un instrument de la situation actuelle.

Malgré un consensus international unanime derrière la solution à deux États depuis la signature des accords d’Oslo en 1993 – consensus en effet partagé par les EU, le Royaume-Uni, l’UE, l’ONU, la Ligue arabe, l’Union africaine, la Russie, la Chine – il n’y a jamais eu de pression sérieuse sur Israël pour qu’il réduise son occupation, qu’il rebobine son projet de peuplement et qu’il mette un terme à sa domination militaire sur les Palestiniens de la Cisjordanie et de la bande de Gaza occupées.


Si pas maintenant ?

C’est tout à fait le contraire. Même alors que les circonstances sur le terrain se sont dramatiquement détériorées pour les Palestiniens, que les dirigeants israéliens ont dit on ne peut plus clairement qu’ils étaient opposés à un État palestinien ; que les colonies se sont étendues et que des colons extrémistes ont été habilités à se livrer à de violentes mises à sac ; que les organisations de défense des droits humains du monde entier ont dénoncé Israël comme État d’apartheid ; que la population de Gaza s’est enfoncée plus profondément encore dans le bourbier de la pauvreté et du dé-développement ; que des racistes on ne peut plus purs et durs ont occupé les fonctions les plus importantes du gouvernement israélien, l’Occident est resté indifférent ou point d’être complice de toute cette situation.

Les fameux accords d’Abraham ont été d’une grande importance eux aussi. Le fait que les pays arabes allaient chercher des accords de normalisation avec Israël alors qu’il n’y avait aucun signe d’avancée vers la fin de l’occupation ou de règlement de la question palestinienne suggère qu’eux aussi étaient disposés à laisser les Palestiniens isolés.

Cette perspective s’est accentuée par des rapports disant qu’un accord de normalisation avec l’Arabie saoudite était prévisible.

Tous les signes étaient là pour dire qu’Israël gérait avec succès son occupation.

Il avait largement réprimé toute menace armée émanant de la Cisjordanie, où il est aidé, et pas un peu, par l’Autorité palestinienne. Il avait confiné le Hamas à Gaza, où il croyait avoir trouvé un modus operandi par lequel de l’argent liquide du Qatar et quelques permis de travail supplémentaires allaient garder la région suffisamment calme pour que ce soit supportable.

Entre-temps, le seul plan politique qui semblait gagner du terrain était celui du ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, qui, en 2017, avait rédigé un plan qu’il disait « décisif ».

Ce plan prévoyait qu’Israël annexe tout territoire occupé après une expansion massive du peuplement, et qu’aux Palestiniens il ne reste plus que le choix, soit de rester en tant que citoyens de seconde classe, soit de s’en aller. Ces « terroristes » qui ont choisi de rester mais n’acceptent pas la soumission, l’armée israélienne « s’en occupera ».

En effet, le plan constitue une officialisation de la réalité présente.

L’accession de Smotrich et de son collègue suprémaciste Itamar Ben-Gvir à des fonctions gouvernementales importantes en 2022 n’ont fait que mettre en évidence le soutien du public israélien à la continuation de l’occupation – en admettant qu’il y ait jamais réfléchi. Lors des cinq élections qui se sont tenues en Israël ces quatre dernières années, la question de l’occupation n’a pour ainsi dire pas été soulevée.

Quelque chose devait changer.

 

Des mois de préparation

Manifestement, l’opération Déluge d’al-Aqsa a été préparée pendant des mois et, de l’avis général, elle a été menée dans le plus grand secret, et même les dirigeants politiques du Hamas n’étaient au courant de rien et à plus forte raison de sa date.

En utilisant des drones pour mettre hors service des caméras de surveillance et en recourant à des tactiques de diversion tels des tirs de roquettes et des moteurs de mobylette fixés sur des parapentes, le Hamas a réussi le 7 octobre à « faire entrer un nombre d’hommes sans précédent par des brèches » dans le « mur intelligent » qu’Israël avait fini d’ériger autour de Gaza en 2021, et ce, dans des douzaines d’endroits en même temps.

Les premières cibles semblaient claires. Les combattants ont attaqué plusieurs bases militaires autour de Gaza, tuant et capturant des soldats dans l’optique de les ramener à Gaza afin de les échanger contre les prisonniers palestiniens détenus par Israël.

Ce que prévoyait le plan après cela est moins clair. La réponse de l’armée israélienne a été bien plus lente que prévu et une fois que l’information des brèches dans le mur s’est répandue à Gaza, d’autres hommes, y compris des membres d’autres organisations de résistance, se sont mis à affluer de l’autre côté de la frontière.

Le Hamas a nié avoir visé des civils. Mais alors que certaines des allégations les plus sinistres à propos de ce qui s’est passé alors – l’histoire des 40 bébés décapités, par exemple – ont été tranquillement rangées de côté, et alors que l’ampleur avec laquelle des Israéliens ont été tués par des tirs croisés une fois que l’armée israélienne est apparue doit encore être déterminée, il est clair que des centaines de civils israéliens ont perdu la vie le 7 octobre.

Certes, Israël a instrumentalisé ces allégations d’atrocités afin de stimuler la ferveur guerrière en Israël et de se mettre à l’abri des critiques extérieures ou des appels à la retenue.

Le nombre de dirigeants israéliens, militaires ou politiques, anciens ou actuels, qui ont fini par recourir à un langage génocidaire, doit certainement avoir ouvert les yeux de pas mal de journalistes et personnalités officielles à l’étranger.

Il est tout aussi certain que le Hamas se serait attendu à une riposte israélienne massive destinée à restaurer sa dissuasion, après quoi l’organisation aurait manifestement prévu de se muer en brèche sans précédent dans l’armure d’Israël.

Il n’est nul besoin de regarder en arrière pour voir le genre de violence démesurée à laquelle Israël parvient souvent.

 

Les leçons de 2014

En 2014 – après que trois colons israéliens avaient été capturés et tués en Cisjordanie – Benjamin Netanyahou, à l’époque aussi bien qu’aujourd’hui Premier ministre d’Israël, avait accusé le Hamas. Ce dernier avait nié toute implication dans l’affaire – Israël avait déclenché ce qui, jusqu’alors, avait été son offensive la plus brutale contre Gaza, tuant 2 251 personnes, dont, selon l’ONU, 65 pour 100, soit plus de 1 400 personnes.

La guerre de 2014 a consisté en une invasion terrestre israélienne de Gaza qui a duré deux semaines et le Hamas doit certainement en avoir tiré les leçons pour la présente guerre. Abu Obeida, le porte-parole des Brigades Qassam, l’aile militaire du Hamas, a expliqué clairement que le Hamas était prêt à livrer une longue bataille.

En outre, la capture de plus de 200 personnes a fourni au Hamas un précieux moyen d’exercer un certain contrôle sur la riposte israélienne. La présence de bon nombre de captifs étrangers a compliqué les choses pour le gouvernement israélien, qui subit des pressions à la fois domestiques et extérieures afin de garantir leur libération avant d’entreprendre toute invasion terrestre majeure.

La libération échelonnée de certains captifs a également ralenti l’armée israélienne et a permis de l’espace pour des appels lents à venir mais croissants en faveur d’un cessez-le-feu immédiat.

Les tensions régionales existaient déjà au moment où Israël a débuté son attaque, et elles n’ont fait que croître dès que les bombardements massifs et sans discrimination infligés par Israël à Gaza ont prélevé un tribut très douloureux en vies humaines : plus de 7 000 morts au moment de rédiger le présent article.

Jusqu’à présent, les publics arabes ont protesté en grand nombre dans leurs propres pays. Ils ne se sont toutefois pas encore révoltés aussi vivement que le demandait le Hamas. Le 19 octobre, par exemple, Abu Obeida a invité instamment les gens à

« marcher vers les frontières de la Palestine, à s’unir et à mettre en œuvre tout ce qui était en leur pouvoir pour renverser le projet sioniste ».

Néanmoins, la Jordanie, avec son importante population palestinienne, assiste à des protestations quotidiennes. La police antiémeute jordanienne a dû être déployée afin d’empêcher les manifestants d’atteindre la frontière entre la Jordanie et la Cisjordanie, alors que les protestataires ont également dû être éloignés de force du pourtour de l’ambassade d’Israël à Amman.

Les pourparlers de la normalisation saoudo-israélienne ont été reportés sine die, bien que des appels adressés aux autres pays arabes afin qu’ils mettent un terme à leurs accords de normalisation aient été ignorés jusqu’à présent.

Au Liban, le Hezbollah a maintenu juste assez de pression militaire sur Israël pour suggérer qu’une invasion terrestre de Gaza pourrait inciter à une conflagration bien plus forte sur place.

L’organisation chiite libanaise va devoir prendre en compte l’US Navy, dans ses calculs, après que Washington a envoyé deux porte-avions dans la région et ce, dans une tentative explicite en vue de dissuader tous les autres acteurs potentiels de s’impliquer dans l’affaire.

En outre, la décision d’Israël de couper les livraisons de carburant, d’électricité, de nourriture et d’eau à la totalité des 2,3 millions de Gazaouis, a laissé les partisans d’Israël en Occident aux prises avec la nécessité d’expliquer comment il se fait que leur soutien sans réserve à Israël contrevient aux lois internationales qu’ils ont si souvent évoquées à propos de l’Ukraine.

 

Un changement de donne

Inévitablement, la diplomatie commence à faire son retour. Les officiels du Hamas se sont rendus à Moscou qui, le 26 octobre, a vu à deux reprises le Conseil de sécurité de l’ONU refuser ses propositions de cessez-le-feu complet.

Et Al Jazeera a fait savoir que les pourparlers de cessez-le-feu entre le Hamas et Israël, négociés par le Qatar, avaient atteint un stade « avancé ».

Les négociations centrales, toujours selon Al Jazeera, portent en fait sur un échange de prisonniers, l’un des objectifs centraux du Hamas dans son opération du 7 octobre. Israël s’est engagé dans une large campagne d’arrestations en Cisjordanie, depuis, mettant le grappin sur plus de 1 500 Palestiniens.

Le Hamas va également vouloir que soit mis un terme au blocus de Gaza, qui a ruiné l’existence de tant de gens pendant si longtemps.

Toute percée diplomatique, cependant, est tributaire de la question de savoir si Israël sent qu’une action militaire sur le terrain lui permettrait d’éviter de payer le moindre prix.

Les troupes israéliennes sont massées en nombre sans précédent à la frontière de Gaza. Les chefs militaires israéliens se disent prêts et préparés à livrer bataille.

Bien des choses dépendent de la pression publique.

Le soutien public israélien à une invasion terrestre immédiate se réduit et les planificateurs de l’armée israélienne devront se méfier du fait que le discours public parmi les alliés occidentaux s’est modifié subtilement lui aussi, ce qui est susceptible de diminuer l’espace d’opportunité d’une invasion à grande échelle.

Une invasion à grande échelle sur le terrain sera sanglante et très longue. Elle infligerait même plus de douleur encore à la population de Gaza.

Ce qu’elle ne fera pas, c’est mettre un terme à l’existence du Hamas, bien qu’Israël insiste pour dire que c’est son objectif. Le Hamas est un mouvement politique doté d’une aile militaire.

C’est avant tout un mouvement de libération nationale, plutôt qu’une organisation idéologique religieuse.

Quand on l’a interrogé sur les sacrifices qu’ont pu faire les Palestiniens suite à leur opération du 7 octobre, Khaled Meshaal, l’un des principaux dirigeants politiques du Hamas, a cité comme inspirations la résistance soviétique aux envahisseurs nazis, la guerre du Vietnam contre la France d’abord et les EU ensuite, et la lutte de l’Algérie pour son indépendance vis-à-vis du colonialisme français, plaçant ainsi fermement le Hamas dans le camp anti-impérialiste.

La défaite sur le champ de bataille n’équivaut pas à une défaite politique.

Et, quoi qu’il arrive dans quelque invasion terrestre que ce soit, l’opération du 7 octobre a irrévocablement modifié la situation dans n’importe quel scénario futur.

Le Hamas a mené à bien un certain nombre d’objectifs.

Il a endommagé l’image effrayante d’Israël. Il a sapé pour l’instant tout pacte israélo-saoudien.

Et il a reconcentré l’attention du monde sur la plaie sanguinolente qu’est la Palestine.

Ceci pourrait être le signe d’un renouvellement d’efforts sérieux en vue d’aborder l’occupation israélienne et de mettre un terme à la domination militaire d’Israël sur le peuple palestinien.

Mais c’est également une menace de progression rapide des plans génocidaires de Smotrich.

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Ancien correspondant à Jérusalem et à Washington, DC du journal The National, Omar Karmi est aujourd’hui rédacteur en chef adjoint de The Electronic Intifada.

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Publié le 28 octobre 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Charleroi pour la Palestine

 

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