Chassez tous les Palestiniens de Gaza, recommande un ministère israélien

Un document du ministère des Renseignements révélé par Local Call et +972 montre à quel point l’idée d’un transfert de population de Gaza vers le Sinaï fait l’objet de discussions officielles.

 

29 octobre 2023. Des Palestiniens inspectent leur maison après une frappe aérienne israélienne à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.

29 octobre 2023. Des Palestiniens inspectent leur maison après une frappe aérienne israélienne à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. (Photo : Abed Rahim Khatib / Flash90)

 

Yuval Abraham, 30 octobre 2023

Le ministère israélien des Renseignements recommande le transfert forcé et permanent des 2,2 millions d’habitants palestiniens de la bande de Gaza vers la péninsule du Sinaï, en Égypte, peut-on lire dans un document officiel révélé hier dans sa totalité et pour la première fois par le site partenaire de +972, Local Call.

Le document de 10 pages, daté du 13 octobre 2023, affiche le logo du ministre des Renseignements – un petit corps gouvernemental qui s’occupe de recherche politique et qui partage ses propositions avec les agences de renseignement, l’armée et d’autres ministères. Il envisage trois options, à propos de l’avenir des Palestiniens de la bande de Gaza dans le cadre de la guerre actuelle et, comme modus operandi favori, il recommande un transfert complet de la population. Il demande également à Israël de mobiliser la communauté internationale pour qu’elle soutienne cette entreprise. Le document, dont l’authenticité a été confirmée par le ministère, a été traduit en anglais dans sa totalité et est repris ci-dessous sous forme de PDF.

L’existence du document n’indique pas nécessairement que ses recommandations seront prises en compte par l’establishment israélien de la défense. Malgré son appellation, le ministre des Renseignements n’est pas directement responsable de tous les corps de renseignement mais, de façon plutôt indépendante, il prépare des études et des documents politiques qui sont distribués au gouvernement et aux agences de sécurité d’Israël à fin d’examen sans toutefois être contraignants. Le budget annuel du ministère est de 25 millions de NIS (env. 5,85 millions d’euros) et son influence est perçue comme relativement restreinte. Il est actuellement dirigé par Gila Gamliel, une femme membre du parti Likoud du Premier ministre Benjamin Netanyahou.

Toutefois, le fait qu’un ministère du gouvernement israélien a préparé ce genre de proposition détaillée au beau milieu d’une offensive militaire à grande échelle contre la bande de Gaza, suite à l’offensive meurtrière et aux massacres du Hamas (*) dans les communautés israéliennes du sud, le 7 octobre, reflète bien la façon dont l’idée d’un transfert forcé de population est apparue au niveau des discussions politiques officielles. Les craintes que de tels plans – qui, selon les lois internationales, constitueraient un grave crime de guerre – n’aient pris de l’ampleur ces dernières semaines, spécialement après que l’armée israélienne a ordonné à un million de Palestiniens environ d’évacuer le nord de la bande de Gaza avant que ses bombardements ne s’intensifient de même que ses incursions terrestres, sont de plus en plus nombreuses.

Le document recommande qu’Israël agisse « afin d’évacuer la population civile vers le Sinaï » au moment même de la guerre, qu’il installe des villages de tentes et, plus tard, dans le nord du Sinaï, des villages à vocation plus permanente qui absorberont la population expulsée ; et, enfin, qu’il crée

« une zone stérile de plusieurs kilomètres (…) en Égypte même, afin d’empêcher le retour de la population à des activités / résidences à proximité de la frontière avec Israël ».

Dans le même temps, les gouvernements du monde entier, dirigés par les États-Unis, doivent se mobiliser pour mettre tout cela en œuvre.

Une source du ministère des Renseignements a confirmé à Local Call / +972 que le document était authentique, qu’il avait été distribué à l’establishment de la défense par la division politique du ministère et qu’il « n’était pas censé parvenir aux médias ».

 

« Faites savoir clairement qu’il n’y a pas d’espoir de retour »

Le document recommande sans équivoque et explicitement que transférer les civils palestiniens de Gaza soit le résultat souhaité de la guerre. L’existence du plan a d’abord été mentionnée la semaine dernière dans le journal d’affaires israélien Calcalist, et le texte complet du document est publié et traduit (en anglais) ci-dessous.

Le plan de transfert est divisé en plusieurs phases. Dans la première, l’action doit être entreprise de sorte que la population de Gaza « évacue vers le sud », pendant que les frappes aériennes se concentrent sur le nord de la bande de Gaza. Dans la deuxième phase, une incursion terrestre à Gaza va débuter, menant à l’occupation de la totalité de la bande de Gaza du nord au sud, et au « nettoyage des bunkers souterrains des combattants du Hamas ».

En même temps que la réoccupation de Gaza, les civils palestiniens seront transférés vers le territoire égyptien et ne seront pas autorisés à revenir.

« Il est important de laisser ouvertes les routes de circulation vers le sud, afin de faciliter l’évacuation de la population civile vers Rafah »,

déclare le document.

D’après un responsable du ministère des Renseignements, le personnel du ministère appuie ces recommandations. La source a insisté pour dire que la recherche du ministère « ne s’appuyait pas sur des renseignements militaires » et qu’elle ne servait que de base à des discussions au sein du gouvernement.

Le document propose de promouvoir une campagne ciblant les civils palestiniens à Gaza et qui « les motivera à accepter ce plan » et les conduira à renoncer à leur terre.

« Les messages devraient tourner autour de la perte de terre, en montrant clairement qu’il n’y a pas d’espoir de retour aux territoires qu’Israël compte occuper, que ce soit vrai ou pas. L’image doit être : ‘Allah s’est assuré que vous perdrez cette terre à cause de la direction du Hamas – il n’y a d’autre choix que de se rendre dans un autre endroit avec l’aide de vos frères musulmans’ »,

dit le document.

En outre, le document encourage le gouvernement à mener une campagne publique dans le monde occidental afin de promouvoir le plan de transfert « d’une façon qui n’incitera pas contre Israël ni ne le calomniera ». Cela devrait se faire en présentant l’expulsion de la population de Gaza comme une nécessité humanitaire afin de gagner le soutien international, en prétendant que cette relocalisation se traduira par

« une réduction du nombre de victimes parmi la population civile, comparé aux pertes qu’on est en droit d’attendre si la population reste sur place ».

Le document dit aussi que les États-Unis devraient être engagés dans le processus afin d’exercer des pressions sur l’Égypte pour quelle absorbe les résidents palestiniens de Gaza, et que d’autres pays européens – particulièrement la Grèce et l’Espagne – ainsi que le Canada, pourraient contribuer à absorber et installer les réfugiés palestiniens. Le ministère des Renseignements a déclaré que le document n’avait pas encore été diffusé officiellement aux responsables américains, mais seulement au gouvernement et aux agences de sécurité d’Israël.


Une discussion politique élargie

La semaine dernière, l’Institut Misgav, un groupe d’experts de droite dirigés par Meir Ben-Shabbat, un proche associé du Premier ministre Netanyahou et ancien chef du Conseil israélien de la sécurité nationale, a publié un énoncé de position qui, de la même façon, réclamait le transfert forcé de la population de Gaza vers le Sinaï. Récemment, l’institut a effacé le message de Twitter et de son site internet après s’être attiré une véhémente censure internationale.

L’étude détruite avait été rédigée par Amir Weitmann, un activiste du Likoud et, selon des sources familiarisées avec lui, un proche associé de la ministre des Renseignements Gila Gamliel. La semaine dernière, sur une page Facebook intitulée « Le plan en vue de réhabiliter Gaza en Égypte », Weitmann interviewait le député du Likoud à la Knesset, Ariel Kallner, qui lui disait que « la solution que vous proposez, déplacer la population vers l’Égypte, est une solution logique et nécessaire. »

Ce n’est pas la seule connexion entre le Likoud, le ministère des Renseignements et le groupe d’experts de droite. Il y a environ un mois, le ministère des Renseignements a promis de transférer environ 1 million de NIS (env. 234 000 euros) de son budget vers l’Institut Misgav afin d’effectuer des recherches sur les pays arabes. Si l’Institut Misgav a été un tant soit peu impliqué dans la rédaction de recommandations de transfert de Gaza du ministère, son logo, toutefois, ne figure pas sur le document.

Des sources du ministère des Renseignements ont dit que le rapport sur Gaza était une étude indépendante menée par la division police du ministère, sans la coopération d’un parti extérieur, mais elles ont confirmé que, récemment, le ministère s’était mis à travailler avec l’Institut Misgav, en insistant sur le fait que le corps gouvernemental travaillait avec divers groupes de recherche dotés à leur tour de divers agendas politiques. L’Institut Misgav n’a pas encore répondu à des questions destinées au présent article.

En outre, le document du ministère des Renseignements a fait l’objet d’une première fuite parmi un petit groupe interne, sur WhatsApp, d’activistes de droite qui, en compagnie de l’avocat Whiteman du Likoud, font la promotion du rétablissement des colonies israéliennes dans la bande de Gaza et du transfert des Palestiniens qui y vivent.

Selon l’un de ces activistes, le document du ministère des Renseignements leur est parvenu via la médiation d’une « source du Likoud », et sa diffusion publique est liée à une tentative en vue de découvrir si « le public israélien est prêt à accepter les idées du transfert depuis Gaza ».

 

L’option préférée

Les chances de concrétiser à fond un tel plan, ce qui équivaudrait au nettoyage ethnique total de la bande de Gaza, sont négligeables sous de nombreux aspects. Le président égyptien Abdel Fattah el-Sisi a déclaré qu’il s’opposait fermement à l’ouverture du passage de Rafah pour absorber la population palestinienne de Gaza. Il a prétendu que le déplacement de Palestiniens vers le Sinaï allait menacer la paix entre Israël et l’Égypte et il a prévenu que cela aboutirait à l’utilisation par les Palestiniens du territoire égyptien comme base afin de poursuivre les confrontations armées avec Israël. Un plan similaire a été présenté dans le passé par des hauts responsables israéliens et, jusqu’à présent, celui-là non plus n’a pas muri en une sérieuse discussion politique.

Qui plus est, après des semaines de rapports affirmant que les États-Unis tentaient de soulever la possibilité de transférer les Palestiniens vers l’Égypte dans le cadre d’un « corridor humanitaire », le président américain Joe Biden a affirmé hier que lui et Sisi s’étaient engagés à « faire en sorte que les Palestiniens de Gaza ne soient pas déplacés vers l’Égypte ou vers quelque autre nation ».

Le document du ministère des Renseignements dit que l’Égypte aura « l’obligation, en vertu des lois internationales, de permettre le passage de la population » et que les États-Unis peuvent contribuer au processus en

« exerçant des pressions sur l’Égypte, la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite et les EAU pour qu’ils contribuent à l’initiative, soit avec des ressources, soit avec l’absorption de personnes déplacées ».

Il propose également de mener une campagne publique particulière destinée au monde arabe,

« en insistant sur le message disant qu’il faut aider les frères palestiniens et les réhabiliter, même au prix de propos dont le ton réprimande ou même nuit à Israël ».

Finalement, le document fait remarquer qu’une « migration à grande échelle » de non-combattants depuis les zones de combat est « une issue naturelle très recherchée », qui a déjà eu lieu en Syrie, en Afghanistan et en Ukraine, et il conclut que seule l’expulsion de la population palestinienne constituera

« une réponse appropriée qui rendra possible la création d’une dissuasion significative dans la région tout entière ».

Le document présente deux autres options concernant ce qu’il serait possible de faire avec les résidents de Gaza au cours des jours qui suivront la guerre. La première consisterait à permettre à l’Autorité palestinienne (AP), dirigée par le parti du Fatah en Cisjordanie occupée, de diriger Gaza sous les auspices d’Israël. La seconde consisterait à cultiver une autre « autorité arabe locale » en guise d’alternative au Hamas. Pour Israël, les deux options, prétend le document, sont indésirables selon une perspective stratégique et sécuritaire et aucune des deux ne fournirait un message suffisant de dissuasion, surtout à l’adresse du Hezbollah au Liban.

Les auteurs de l’étude ont également fait remarquer qu’amener l’AP à Gaza était l’option la plus dangereuse des trois, parce qu’elle pouvait déboucher sur l’établissement d’un État palestinien.

« La division entre la population palestinienne en Judée / Samarie et Gaza est l’un des principaux obstacles empêchant aujourd’hui l’établissement d’un État palestinien. Il est inconcevable que le résultat de cette agression [les massacres du Hamas, le 7 octobre] soit une victoire sans précédent pour le mouvement national palestinien et soit la voie de la création de l’État palestinien »,

expliquait le document.

Le document prétend en outre qu’un modèle de pouvoir militaire israélien et de pouvoir civil de l’AP, comme il en existe en Cisjordanie, est susceptible d’échouer à Gaza.

« Il n’y a pas moyen de maintenir une occupation militaire efficace de Gaza uniquement sur base d’une présence militaire sans colonies [israéliennes] et, en peu de temps, il y aura des pressions internes israéliennes et des pressions internationales réclamant le retrait. »

Les auteurs d’ajouter que, dans une telle situation, l’État d’Israël

« sera considéré comme une puissance coloniale avec une armée occupante – une situation semblable à la situation actuelle en Judée / Samarie, mais pire, même ».

Et de faire remarquer que l’AP ne bénéficie que de peu de légitimité au sein du public palestinien, et qu’en se basant sur l’expérience précédente d’Israël qui avait cédé le contrôle de Gaza à l’AP et, pour finir, à la prise de pouvoir par le Hamas, Israël ne devrait pas « répéter la même erreur qui avait abouti à la situation actuelle ».

L’autre option, la formation d’une direction arabe locale afin de remplacer le Hamas, est indésirable, selon le document, parce qu’il n’y a pas de mouvements d’opposition locale au Hamas et qu’une nouvelle direction est susceptible d’être plus radicale encore.

« Le scénario le plus plausible est (…) non pas un changement idéologique mais plutôt une émergence de nouveaux mouvements islamistes, peut-être même plus extrémistes »,

dit le document. Les auteurs mentionnent la nécessité de « créer un changement idéologique » dans la population palestinienne via un processus de ce qui pourrait équivaloir à une « dénazification », ce qui requerrait de la part d’Israël de « dicter les cours scolaires et d’imposer leur usage pendant toute une génération ».

Finalement, le document prétendait que si la population de Gaza restait dans l’enclave, il y aurait « de nombreuses victimes arabes » au cours de la réoccupation anticipée du territoire, et cela nuirait à l’image internationale d’Israël davantage même que s’il expulsait la population. Pour toutes ces raisons, la recommandation du ministère des Renseignements est de promouvoir le transfert permanent de tous les civils palestiniens de Gaza vers le Sinaï.

Au moment de la publication du présent article, le ministère de la Défense, le bureau du porte-parole de l’armée et l’Institut Misgav n’ont pas encore répondu aux requêtes de commentaires introduites par +972. Toutes les réponses que nous recevrons seront ajoutées ici.

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Yuval Abraham est un journaliste et activiste qui vit et travaille à Jérusalem.

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Publié le 30 octobre 2023 sur +972 Magazine, , en partenariat avec Local Call
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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(*) Lisez également : ‘Massacres du Hamas’ : que s’est-il réellement passé le 7 octobre ?

 

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