L’aide à Gaza est suspendue après qu’Israël a tué des membres de l’ONG World Central Kitchen

Dans la nuit de lundi à mardi, l’aviation israélienne a frappé un convoi de travailleurs humanitaires à Deir al-Balah, dans le centre de Gaza, tuant sept membres de l’ONG américaine World Central Kitchen (WCK).

 

2 avril 2024, Deir al-Balah, dans le centre de Gaza. Des Palestiniens examinent un véhicule gravement endommagé à la suite d'une attaque israélienne contre les employés de l'ONG américaine World Central Kitchen.

2 avril 2024, Deir al-Balah, dans le centre de Gaza. Des Palestiniens examinent un véhicule gravement endommagé à la suite d’une attaque israélienne contre les employés de l’ONG américaine World Central Kitchen. (Photo : Omar Ashtawy / APA images / Polaris)

 

Tamara Nassar, 3 avril 2024

L’équipe « se déplaçait dans une zone libérée de tout conflit, à bord de deux voitures blindées et d’un véhicule léger portant le logo de WCK », a fait savoir l’ONG.

Les médias locaux ont diffusé une prise de vue montrant l’impact de la frappe sur le véhicule. On peut voir le trou provoqué par le missile dans une large banderole fixée au toit et mettant bien en évidence le nom et le logo permettant d’identifier l’ONG.

 

Les travailleurs humanitaires tués dans l’attaque provenaient d’Australie, de Pologne, du Royaume-Uni et de Palestine, et l’un avait la double citoyenneté, américaine et canadienne.

 

Des photos des corps des travailleurs humanitaires, vêtus de gilets pare-balles portant le logo de WCK, ont circulé dans les médias sociaux.

« Pour certains, il ne restait que des parties du corps, un autre avait eu le visage arraché, d’autres avaient perdu le bas du corps. Ces déformations montrent bien qu’ils ont été ciblés par une roquette qui a frappé leurs véhicules »,

a déclaré Marwan al-Hams, directeur de l’hôpital al-Najjar.

« Ils sont actuellement gardés à l’hôpital al-Najjar jusqu’au moment où leurs ambassades ou leurs représentations consulaires se présenteront »,

a ajouté Marwan al-Hams.

 

WCK a annoncé la suspension immédiate de toutes ses opérations dans la région. Des navires qui avaient déjà appareillé depuis Chypre dans le cadre des opérations de WCK ont fait demi-tour, paraît-il.

Anera, une ONG américaine fournissant de l’aide humanitaire aux Palestiniens, a elle aussi annoncé une pause dans ses opérations à Gaza. Anera était en volume la seconde organisation d’aide humanitaire dans la bande de Gaza, après l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA).

« L’intensité sans précédent du présent conflit et le mépris des lois internationales nécessitent cette pause historique dans nos opérations »,

a déclaré l’organisation.

Le mois dernier, le coordinateur de l’organisation à Gaza pour la logistique et le soutien, Mousa Shawwa, avait lui aussi été tué par une frappe israélienne à Deir al-Balah.

« Chacun agit comme il l’entend »

« Cela arrive en temps de guerre »,

a déclaré le Premier ministre Benjamin Netanyahou, à propos de ces frappes mortelles.

« Nous examinons cela de très près ; nous sommes en contact avec les gouvernements [des pays étrangers d’où proviennent les morts] et nous mettrons tout en oeuvre pour que cela n’arrive plus »,

aurait-il ajouté, s’il faut en croire The Jerusalem Post.

Il a précisé que ces homicides n’étaient « pas intentionnels ».

Le chef d’état-major de l’armée israélienne, Herzl Halevi, a déclaré que

« la frappe n’avait pas été exécutée dans l’intention de porter préjudice aux travailleurs humanitaires de WCK ».

Et d’ajouter :

« C’était une erreur consécutive à une mauvaise identification – la nuit, en temps de guerre, dans des conditions très complexes. Cela n’aurait pas dû se produire. »

Des sources – restées anonymes – de l’armée israélienne ont déclaré à Haaretz que ces homicides

« provenaient du peu de discipline parmi les commandants sur le terrain, et non d’un manque de coordination entre l’armée et les organisations humanitaires ».

Une source des renseignements israéliens a également dit au journal que le commandement sud de l’armée

« sait exactement quelle était la cause de l’attaque – à Gaza, chacun agit comme il l’entend ».

John Kirby, le porte-parole du département d’État américain, a déclaré qu’il n’y avait « pas de preuve » que l’armée israélienne avait délibérément tué les membres du personnel de WCK.

Kirby a affirmé que le département d’État américain

« n’avait pas découvert le moindre incident où les Israéliens avaient violé les lois internationales humanitaires ».

 

Une attaque « ciblée » ?

Mais le CEO de WCK a décrit l’incident comme une « attaque ciblée » menée par l’armée israélienne.

L’ONG travaille en coordination étroite avec l’armée israélienne, comme l’a confirmé cette dernière.

 

« On pense que WCK opère en collaboration très étroite avec l’armée israélienne et elle semblait bénéficier d’un traitement préférentiel du fait que, selon son point de vue, elle était ‘neutre’ (c’est-à-dire qu’elle n’effectuait aucun travail de promotion) »,

a déclaré Tania Hary, la directrice exécutive de l’organisation israélienne de défense des droits, Gisha.

« Un drone israélien a tiré trois missiles l’un après l’autre »,

ont expliqué au quotidien de Tel-Aviv Haaretz des « sources de la défense » non nommées, mais bien au courant des détails de l’attaque.

Les sources ont déclaré que l’armée israélienne avait mené l’attaque en s’appuyant sur le « soupçon qu’un terroriste voyageait avec le convoi », a rapporté le journal.

On suppose que la salle des opérations de l’armée israélienne, chargée de la coordination et de la sécurité du trajet du convoi humanitaire, a « identifié un homme armé dans un camion et l’a soupçonné d’être un terroriste », a rapporté Haaretz, en citant sans les nommer des sources familières avec les détails de l’attaque.

« Avant que n’aient lieu les actions qui ont précédé l’attaque, menée par un drone Hermes 450 [d’Elbit], le camion est arrivé à l’entrepôt en compagnie des trois voitures de WCK »,

à bord desquelles se trouvaient les sept travailleurs humanitaires, a rapporté Haaretz.

Quelques minutes plus tard, trois véhicules appartenant à l’organisation d’aide quittaient l’entrepôt

« sans le camion, à bord duquel se trouvait manifestement l’homme armé »,

a rapporté Haaretz.

Le journal ajoutait que « l’homme armé n’est pas sorti de l’entrepôt », citant ici, sans les nommer, des « sources de la défense ».

Bien que ni l’homme ni le camion à bord duquel il se trouvait n’aient quitté l’entrepôt ni accompagné le convoi après son départ – ce qui, de toute façon, ne justifie en aucun cas que l’on tue des travailleurs de l’aide humanitaire – on ne voit pas exactement pourquoi l’aviation israélienne a effectué cette attaque et de cette façon.

Les véhicules humanitaires transportant les sept travailleurs ont continué d’avancer sur la route approuvée par l’armée israélienne, comme l’a rapporté Haaretz, tout en continuant de se coordonner avec l’armée.

« Lorsque le convoi a emprunté l’itinéraire approuvé, la salle des opérations de l’unité responsable de la sécurité du trajet a ordonné aux opérateurs du drone d’attaquer l’une des voitures avec un missile »,

a rapporté Haaretz.

Certains des travailleurs humanitaires sont parvenus à sortir du véhicule après que le missile l’a frappé et ont couru vers l’une des deux autres voitures.

« Elles ont continué à rouler et ont même fait savoir au personnel responsable qu’elles avaient été attaquées mais, quelques secondes plus tard, un autre missile a frappé une des deux voitures restantes »,

a rapporté Haaretz.

« La troisième voiture du convoi s’est approchée et les passagers se sont mis à ramener vers elle les blessés qui avaient survécu à la seconde frappe – afin de les mettre hors de danger. Mais c’est alors qu’un troisième missile les a frappés. »

Des enquêteurs ont identifié les endroits d’où ont été tirés les missiles :

 

Une source de l’armée israélienne, restée anonyme et citée par Haaretz, tente de dissocier les hauts responsables qui prennent les décisions et l’attaque même, ce qui implique que la décision de la lancer, en fait, a été prise sur le terrain.

« C’est frustrant », a expliqué la source à Haaretz.

« Nous mettons tout en œuvre pour frapper avec précision les terroristes et utiliser chaque fil de renseignement et, à la fin, les unités sur le terrain décident de lancer des attaques sans la moindre préparation, et dans des cas qui n’ont rien à voir avec la protection de nos forces. »

Au cas échéant, cela ne fait que souligner l’impudence des soldats israéliens et des gens de l’aviation à la gâchette facile, qui sont assurés que leurs actions resteront sans conséquence.

 

Ce n’est pas la première fois, rapporte-t-on, que du personnel de WCK est pris pour cible par des tirs israéliens.

Il y a quelques jours à peine, un tireur embusqué israélien a tiré sur un véhicule qui se rendait à un entrepôt de nourriture appartenant à l’organisation dans la zone sud de Khan Younis.

Le projectile a frappé le pare-brise du véhicule, mais le volontaire humanitaire à l’intérieur n’a pas été blessé.

WCK a immédiatement introduit une plainte auprès de l’armée israélienne, a rapporté Haaretz, en l’invitant instamment à cesser de tirer sur ses employés lors de leurs missions de livraison de nourriture.

L’hypocrisie totale

« Je suis profondément navré et triste pour leurs familles et leurs amis et toute notre grande famille qu’est WCK »,

a déclaré José Andrés, le célèbre chef cuisinier qui dirige l’organisation.

« Le gouvernement israélien doit faire cesser ces tueries sans discrimination. Il doit cesser de restreindre l’aide humanitaire, cesser de tuer des civils et des travailleurs humanitaires et cesser de se servir de la nourriture comme d’une arme. »

Les déclarations d’Andrés sont remarquablement différentes de son soutien ouvert d’il y a quelque temps aux attaques d’Israël contre Gaza, soutien qui s’était manifesté quelques jours après qu’Israël avait lancé son offensive contre l’enclave et s’était ouvertement engagé à utiliser la nourriture comme une arme afin de punir la population tout entière de Gaza.

« Vous, en tant que ministre, il vous faut d’abord reconnaître que l’attaque du Hamas contre des civils est un acte terroriste »,

avait écrit Andrés le 16 octobre, en réponse à la ministre espagnole Ione Belarra (de Podemos, NdT).

Belarra dénonçait le génocide israélien à Gaza et critiquait vertement Israël qui

« commettait des crimes de guerre dans la bande de Gaza, en se livrant à des bombardements massifs et à des coupures d’eau et d’électricité » et « en ne laissant pas entrer l’aide humanitaire ».

Cela n’avait nullement dérangé Andrés, à l’époque, qui avait exigé que Bellara reconnaisse qu’Israël

« défendait ses citoyens et, ensuite, vous pourrez demander de la retenue et du respect pour la vie des civils à Gaza ».

Le chef étoilé avait poursuivi son attaque contre Bellara.

« Êtes-vous pour la Russie et pour le Hamas ? Vous ne me représentez pas ; ni moi ni l’Espagne. Cette femme ne mérite pas d’être ministre. »

 

Construit à partir des décombres

Le génocide perpétré par Israël dans la bande de Gaza ces six derniers mois a été entaché par des tentatives de blanchir cette catastrophe causée par l’homme via des gestes humanitaires.

Le dernier visage de cet effort a été World Central Kitchen, qui se décrit comme

« la première sur les lignes de front à fournir des repas en réponse à des crises humanitaires, climatiques et communautaires ».

L’organisation a envoyé son premier chargement d’aide à Gaza à la mi-mars.

Une vidéo accompagnée d’une bande-son débordante d’espoir et postée par l’organisation, montre des travailleurs souriants construisant une jetée temporaire sur les plages de Gaza avec, comme toile de fond, une enclave côtière que l’armée israélienne a transformée en vastes champs de mort et en monceaux de ruines.

 

La prise de vue montre des travailleurs construisant à la hâte une jetée temporaire destinée à faciliter l’arrivée d’un navire d’aide transportant 200 tonnes de nourriture, de médicaments, de fournitures et autres choses essentielles.

« Ce fut le premier navire à atteindre Gaza en près de 20 ans »,

a déclaré WCK.

C’est on ne peut plus faux.

Peu de temps après qu’Israël avait imposé son embargo maritime, aérien et terrestre à Gaza en 2007, des activistes internationaux étaient parvenus à rompre le blocus maritime en délivrant de l’aide par bateau, défiant ainsi l’occupation israélienne.

Malgré quelques tentatives réussies, la marine de guerre israélienne avait à de multiples reprises attaqué les navires et, dans le cas du Mavi Marmara, en 2010, tué et kidnappé des activistes qui se trouvaient à bord.

La seule raison pour laquelle WCK a été en mesure de livrer de l’aide par bateau à Gaza, c’est parce que les génocidaires de Gaza leur ont donné le feu vert et la garantie du passage pour le faire.

« Chaque démarche a été effectuée avec la permission de l’armée israélienne »,

a rapporté The New York Times, s’adressant au directeur des interventions d’urgence de l’ONG.

Israël bloque les importations et exportations de fournitures, de marchandises et de personnes de la bande de Gaza depuis 17 ans – une action de punition collective envers les 2,3 millions d’habitants du minuscule territoire.

 

Éliminer et remplacer l’UNRWA

Le but d’Israël a été d’éliminer et de remplacer UNRWA dans son rôle de fournisseur et coordinateur officiel de la distribution d’aide dans la bande de Gaza.

En janvier, Israël a accusé sans fondement une poignée d’employés de l’UNRWA d’avoir participé à l’opération militaire du 7 octobre. Ces allégations s’appuyaient sur des confessions de prisonniers palestiniens probablement obtenues sous la torture.

 

Cela incitait prestement les pays donateurs, dont les EU, le principal sponsor de l’agence, à suspendre 440 millions de dollars d’aide.

Ces dernières semaines, plusieurs pays – dont l’Australie, la Suède et le Canada – ont annoncé qu’ils avaient repris leurs contributions financières à l’UNRWA.

Pas d’autodétermination

World Central Kitchen faisait partie du plan de « corridor maritime » vers l’enclave côtière annoncé par le président américain Joe Biden le mois dernier.

Les pays qui ont constamment appuyé le génocide israélien contre les Palestiniens de Gaza ou qui ont refusé de réclamer un cessez-le-feu, se sont embarqués dans ce plan de « corridor maritime ».

Israël, qui a orchestré la famine à Gaza, a été le premier à soutenir l’idée d’instaurer un corridor maritime afin de faire face à une crise qu’il avait lui-même lancée et qui, aujourd’hui, ne cesse d’empirer.

Mardi, le porte-parole de l’armée israélienne, Daniel Hagari, a même dit du travail de WCK qu’il était d’une « importance critique ».

Mais il ne reste pas la moindre raison technique pour laquelle les camions d’aide ne seraient pas en mesure d’entrer à Gaza par la voie terrestre. C’est la méthode la plus efficiente, entre autres sur le plan des coûts, et la plus sûre pour livrer de l’aide à Gaza. N’empêche que les camions d’aide restent collés au passage de Rafah entre Gaza et l’Égypte et sont dans l’impossibilité d’entrer dans l’enclave parce qu’Israël ne leur permet tout simplement pas d’entrer.

Washington refuse d’utiliser le moindre de ses énormes leviers pour forcer Tel-Aviv à s’exécuter ou à mettre un terme au siège de Gaza par la même occasion.

La construction d’une jetée temporaire et le largage des paquets d’aide par avion sont des gestes politiques destinés à manoeuvrer et à établir des réalités politiques sur le terrain.

À cette fin, les largages d’aide humanitaire facilités par les forces aériennes de Jordanie, se sont mués en coups publicitaires pour les gouvernements qui ont aidé, encouragé et soutenu les massacres et la destruction de Gaza perpétrés par Israël.

Ces gouvernements cherchent à blanchir leur rôle actif dans le génocide en maintenant leur soutien à la machine à tuer israélienne tout en sabotant tous les efforts pour l’arrêter.

Le but est de remodeler le narratif de ce qui est réellement une guerre contre des civils en déplaçant l’attention de ses racines politiques vers la « résolution » d’une vague crise humanitaire qu’Israël a provoquée et fait empirer de jour en jour via sa guerre contre l’UNRWA.

Cette dépolitisation sert à obscurcir la véritable nature du génocide et la famine imminente en la réduisant à une série d’exemples tragiques et inexpliqués de famine et de mort, le tout dans un paysage « déchiré par la guerre ».

Pendant tout ce temps, les pays occidentaux aident Israël à détruire systématiquement l’UNRWA, qui est l’entité la plus en mesure d’organiser efficacement l’aide humanitaire à une échelle de masse à Gaza.

Non seulement ceci exempte Israël de son obligation d’arrêter le massacre et d’affamer délibérément les Palestiniens, mais cela rend aussi les Palestiniens dépendants de l’aide internationale et des secours d’urgence – lesquels sont obstrués par la même armée qui est censée opérer en coordination avec eux et qui, maintenant, tue les personnes responsables de leur livraison.

Créer un environnement dans lequel les Palestiniens dépendent de l’aide les empêche d’exercer l’autodétermination qui leur est nécessaire pour se gouverner.

Supprimer cette autodétermination a été un élément central, très discernable du génocide israélien à Gaza.

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Publié le 16 février 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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