Walid Daqqah : Le modelage de la conscience ou la réidentification de la torture
Le modelage de la conscience ou la réidentification de la torture, une étude de Walid Daqqah sur le système carcéral israélien (2003).
Introduction
Le prisonnier palestinien dans les geôles de l’occupation israélienne expérimente un état d’impuissance qui résulte de la difficulté de décrire l’état d’oppression dans lequel il se trouve depuis le début de la Seconde Intifada. En s’adaptant au discours actuel sur les droits humains, l’oppression et la torture se sont modernisées et ont gagné en complexité. Ce discours utilisé par les organisations de défense des droits humains concentre ses efforts particuliers en vue de prouver des violations spécifiques considérées par la justice et les médias israéliens comme des exceptions à la règle, qui est le respect des droits humains et de ceux des prisonniers. Il en résulte que, contrairement à la prétention de vouloir dénoncer et se montrer transparent, ce discours dissimule en réalité des faits et obscurcit la vérité.
L’oppression moderne est cachée. C’est une oppression informe, qu’on ne peut définir à l’aide d’une seule image. Elle se compose de centaines de petites actions isolées et de milliers de détails, dont aucun n’apparaît en tant qu’outil de torture si l’on ne comprend pas la totalité de l’image et la logique qui sous-tend le système. Elle est comparable à l’exploitation dans une économie de libre marché sous la mondialisation, laquelle est toujours présentée comme nécessaire afin d’augmenter le taux de la croissance économique. Votre exploiteur n’a pas de visage, pas de patrie, pas d’adresse. Ses tentacules monopolistes s’introduisent dans chaque recoin du monde, dans chaque détail de votre existence alors que vous, opprimé comme un travailleur ou un consommateur, pouvez devenir concomitamment un actionnaire du même cartel qui vous exploite. Quand les limites entre exploiteur et exploité ont donc été effacées, comprendre l’exploitation devient pour ainsi dire impossible.
L’oppression et la torture dans les geôles israéliennes ne sont pas similaires aux cas d’oppression et de torture que l’on connaît d’après la littérature carcérale. Il n’y a pas de refus sérieux de nourriture ou de médicaments ; personne n’est enterré clandestinement ni ne se voit refuser la lumière du soleil. Les prisonniers ne sont pas mis aux fers. Dans notre ère postmoderne, le corps du prisonnier n’est plus la cible directe ; c’est réservé à l’esprit et au cerveau. Nos conditions ne sont pas celles que Fučik a subies sous le fascisme et qu’il décrit dans Écrit sous la potence, ni celles dépeintes dans la prison de Tazmamart par Tahar Ben Jelloun dans Cette aveuglante absence de lumière. Vous ne trouverez ici rien qui ressemble à la description par Malika Oufkir des prisons marocaines. Nous ne sommes pas à Abou Zaabal, pas même à Abou Ghraïb ou à Guantanamo. Dans ces prisons, vous connaissez celui qui vous torture, la forme de torture et les outils qu’il utilise ; vous en avez une certitude acquise en expérimentant la torture physique. Mais, dans les geôles israéliennes, vous subissez une torture plus dure, parce qu’elle est civilisée ; elle transforme vos sens et votre esprit mêmes en outils d’une torture quotidienne qui s’insinue silencieusement, sans bâton, sans faire le moindre bruit. Elle fait partie de votre vie, en même temps que la cellule, le temps, la cour ensoleillée et la relative abondance matérielle.
La prison en tant qu’exemple est le sujet de cette étude : l’état de perte de sa capacité d’interpréter la réalité, le sentiment d’impuissance et la perte d’initiative ne concernent pas uniquement le sort des prisonniers ; cette description s’applique à tous les Palestiniens. La similitude entre les conditions des citoyens palestiniens et celles des prisonniers ne se limite pas à la forme d’oppression dans laquelle les citoyens sont bouclés dans des enclaves géographiques séparées, exactement comme des prisonniers sont isolés les uns des autres dans des ailes et des sections de la prison, en étant totalement dépendants de la volonté du geôlier. La similitude essentielle se rapporte au but du geôlier : remodeler ses prisonniers selon une vision israélienne, au moyen d’un modelage de leur conscience et spécialement en modelant la conscience de cette élite combattante enfermée en prison. Par conséquent, afin de comprendre le tableau général de la réalité palestinienne, il vaut la peine d’étudier l’existence du prisonnier palestinien, puisqu’il s’agit d’une parabole des existences de civils dans les Territoires palestiniens occupés (TPO).
Les prisonniers palestiniens dans les geôles israéliennes se plaignent d’une condition qui n’existe pas. Et ils sont incapables de décrire ce qui n’existe pas. Ils subissent une torture dont ils sont incapables de définir la forme et la source. Les pages qui suivent ne prétendent pas être une étude scientifique ; elles ont été écrites en prison, où il n’y a pas de ressources de recherche disponibles. Elles s’appuient principalement sur ma mémoire, du moins dans cette partie de ma discussion qui traite de la réalité dans les enclaves créées par Israël, puisque j’ai été détenu et isolé du monde extérieur à la prison pendant près d’un quart de siècle. Mon but principal est d’expliquer que ce qui se passe dans les prisons plus petites n’est pas simplement de la détention et de l’isolement de personnes considérées comme un risque sécuritaire pour Israël, mais que cela fait partie d’un projet général, scientifiquement planifié et calculé en vue de remodeler la conscience palestinienne. Le succès ou l’échec de ce projet dépend de notre capacité à le dévoiler et à le comprendre dans son ensemble et dans ses détails, sans tomber dans l’auto-illusion et l’autotromperie. Ce dont nous avons besoin, c’est de clarté et de recherche scientifique honnête plutôt que de discours enthousiastes glorifiant les prisonniers, leurs luttes et leurs sacrifices.
Le politicide : une dégradation sans annihilation
La délégation sud-africaine en visite en Palestine (1) avait été étonnée par l’ampleur et la nature des mesures imposées par Israël aux Palestiniens et les avait décrites comme ayant surpassé de loin les mesures prises par le gouvernement de l’Afrique du Sud durant la période de l’apartheid. Dans les pires moments de la ségrégation raciale en Afrique du Sud, il n’y eut jamais de routes séparées pour les noirs et les blancs comme dans la ségrégation existant dans les TPO entre les routes pour les juifs et celles pour les Arabes. La ségrégation ne fut jamais aussi totale et absolue qu’elle ne l’est ici aujourd’hui ; il restait toujours certaines zones où blancs et noirs se rencontraient. Une chose avait étonné la délégation sud-africaine et rendu le terme « ségrégation raciale » insuffisant pour décrire et définir les Palestiniens, c’était le système des blocages routiers séparant non seulement les Palestiniens et les Israéliens, mais aussi les Palestiniens les uns des autres. Israël, comme nous le savons, a divisé les TPO et les a découpés en petites enclaves qui ont rendu la vie insupportable pour les habitants.
Il y a une différence entre le but final des gouvernements israéliens depuis la deuxième année de l’Intifada et les buts des gouvernements sud-africains, dans leurs mesures d’apartheid. Cette différence est la raison de la totalité et de la profondeur des mesures israéliennes et explique le contrôle absolu exercé par Israël sur les existences palestiniennes. Dans ce dernier cas, le racisme constitue fondamentalement le moyen de réaliser le remodelage de la conscience palestinienne, en conformité avec le plan de l’État juif. Dans ce contexte, le racisme n’est pas un phénomène populaire, spontané et illogique, mais il s’agit d’un racisme organisé, initié par l’establishment israélien tout entier, avec sa justification logique, juridique et morale. L’idée israélienne est que le véritable problème ne réside pas dans la direction palestinienne officielle ; c’est la communauté palestinienne qui rejette la solution maximaliste israélienne et exprime son empressement à vouloir s’y opposer, en fournissant un flux incessant de combattants aux organisations de résistance et en rendant toute possibilité d’accord avec les négociateurs palestiniens impossible à concrétiser. L’ancien chef de l’état-major israélien, Moshe (Bogey) Ya’alon, avait déclaré à plusieurs reprises, clairement et ouvertement, que la conscience palestinienne devait être remodelée (2), et que c’était cet objectif qui dictait les plans militaires de son armée. La division des TPO en enclaves doit être comprise dans ce contexte, c’est-à-dire dans le cadre du plan israélien visant à modeler la conscience palestinienne.
Initialement, l’armée israélienne avait orienté ses actions vers l’infrastructure matérielle de la résistance, cherchant à atteindre le point de « modelage conscient » en rendant l’idée même de résistance trop onéreuse pour les individus et la société dans son ensemble. Mais, finalement, ces actions ont renforcé l’infrastructure morale de la résistance, aboutissant ainsi au résultat opposé : la production de grands nombres de combattants de la résistance. Quand la chose est apparue clairement aux dirigeants israéliens et au commandement militaire, ils ont réévalué les façons et les moyens utilisés en vue du « modelage de la conscience ». Les nouvelles cibles ont été les éléments de l’infrastructure morale de la résistance, c’est-à-dire le système des valeurs collectives qui incarne le concept d’un seul peuple unifié, avec un but partagé par la majorité de ses membres. Je tends à penser que, depuis 2004, Israël a créé un système strict, s’appuyant sur les théories les plus actuelles de l’ingénierie humaine et de la psychologie sociale, afin de modeler la conscience palestinienne en faisant éclater ses valeurs collectives. Par conséquent, ce système israélien dans sa totalité constitue un cas de ce que Baruch Kimmerling définissait comme « politicide » (3). La raison est qu’il consiste en plans, projets et positions qui apparaissent à l’observateur comme des composantes chaotiques, confuses et contradictoires de la politique israélienne ; en réalité, toutefois, ce « chaos » vise les finalités suivantes :
1.Rompre les structures et organisations économiques, culturelles et celles de la société civile palestinienne. Elles devraient atteindre un niveau se situant en deçà de l’organisation complète, mais pas se transformer en chaos total.
2.Adhérer aux négociations politiques en cours, en créant par conséquent une illusion qu’une solution est en vue, juste au prochain tournant. Dans un même temps, créer des faits sur le terrain, de sorte que la situation reste toujours non résolue, sans toutefois se retrouver dans une impasse.
3.Rompre l’image qu’un peuple a de lui-même en détruisant les valeurs collectives palestiniennes. L’accent est mis sur la destruction des forces centrales et des organisations représentant ces valeurs, tels les prisonniers, qui sont la ligne de front de la lutte. Partant, le peuple palestinien est ainsi réduit à moins qu’une nation, mais tout en restant à l’abri d’une annihilation matérielle.
Les prisons israéliennes sont un laboratoire où sont testées les mesures ciblant les situations morales et sociales palestiniennes. C’est dans ce sens que ce qui se passe en prison représente la politique appliquée par l’armée israélienne dans les enclaves des TPO. La similitude peut être utile pour résoudre le problème conceptuel de la description de la réalité palestinienne, parfois dépeinte comme de l’apartheid et parfois comme un ghetto. Mais ces interprétations ne décrivent que des parties de la situation palestinienne. Par exemple, la ségrégation entre les Palestiniens eux-mêmes ne peut être qualifiée d’apartheid ; les enclaves palestiniennes ne sont pas des ghettos provisoires. Elles sont des éléments de la solution finale, dont la cible n’est ni le corps, ni l’extermination collective mais plutôt l’âme – l’extermination de la culture et de la civilisation palestiniennes (4).
La grève de la faim comme deuxième choc : Modeler la conscience des prisonniers
Quand Israël a envahi et bombardé à de multiples reprises des villes et zones peuplées palestiniennes avec ses avions F-16 et ses hélicoptères de combat Apache, quand il a attaqué des quartiers densément peuplés à l’aide de ses chars, entrant dans chaque allée, une par une, de Naplouse, de Jénine et de Ramallah, quand il a détruit des maisons en même temps que leurs habitants à l’aide de ses énormes bulldozers Caterpillar D-9 – son but n’était pas de poursuivre et d’annihiler ces petites bandes de combattants, armés au mieux de fusils A K-47 et qui manquaient du moindre entraînement ou expérience militaire dignes d’être mentionnés.
Comme ses dirigeants l’ont sans cesse déclaré, Israël cherchait à soutirer de ces opérations « un prix élevé », c’est-à-dire à amener les Palestiniens dans un état de choc profond qu’il aurait pu utiliser pour modeler leur conscience une fois que l’infrastructure morale de la résistance aurait été détruite. L’objectif de base de la situation de choc qu’Israël a essayé d’induire dans les cerveaux et les âmes des citoyens palestiniens consistait à remplacer les valeurs nationales par des valeurs pré-nationales et à rendre la société palestinienne et ses élites incapables d’une pensée rationnelle et équilibrée. Ceci explique le démembrement des TPO en enclaves, de sorte que les Palestiniens ordinaires allaient être incapables de comprendre la scène nationale et de s’immerger dans les problèmes, avec tous leurs détails, de la partie de la patrie dans laquelle ils vivaient. La prochaine étape était celle de l’implantation des nouvelles valeurs. C’est le rôle du plan Dayton, dont le danger réside dans les valeurs enseignées à des centaines de jeunes gens enrôlés dans les appareils de sécurité. De la même façon exactement que la « révolution palestinienne » a été remplacée par l’« Autorité palestinienne », la mobilisation de ces jeunes gens signale le remplacement de la « lutte » par le « pouvoir de la loi », et la « résistance » par la « prévention du chaos armé ». Le slogan « combattre la corruption » est devenu le point de concentration du discours politique, au lieu de « liberté et indépendance ». Ces nouveaux slogans n’appartiennent pas à un discours de mouvement de libération ; ils ont été invoqués précisément afin de faire disparaître le mouvement.
Je ne puis broder ici sur la mise en application de la doctrine de choc dans les TPO. Je voudrais en fait décrire l’aspect de cette même doctrine qui a trait aux prisonniers palestiniens, pendant et après la Seconde Intifada. Des vagues de prisonniers arrivaient quotidiennement et les officiers de l’IPS (Service carcéral israélien) les considéraient comme une masse dangereuse qu’il était nécessaire d’absorber rapidement et de placer sous un contrôle très strict. Deux options se présentaient :
1.Refuser aux nouveaux prisonniers la possibilité de se ressaisir en créant un état d’instabilité par le biais de leurs transferts constants entre les diverses prisons. Cette option empêche leur transformation d’individus en un corps ou groupe obéissant à certaines règles. Pourtant, une telle transformation permet plus aisément de prédire leurs démarches futures et de les contrôler.
2.Rendre le mouvement des prisonniers capable d’absorber cette masse de nouveaux prisonniers au sein de son cadre existant. Ils poursuivraient donc des relations avec les geôliers, comme auparavant. Maintenant, d’une part, l’IPS s’immunise contre des comportements inattendus de la part des prisonniers mais, par ailleurs, il se trouve en face d’un corps organisé, une force morale qui lutte non seulement à l’intérieur de la prison, mais aussi pour le peuple palestinien et sa direction politique.
De la fin 2003 à la mi-2004, l’IPS a traité les prisonniers selon la seconde option ; mais, durant cette période, il a préparé la voie vers l’application de la première. En dehors des prisons, l’opinion publique israélienne a poussé à la création d’une direction palestinienne alternative, un « partenaire palestinien » qui allait pouvoir signer l’accord adéquat. À l’intérieur des prisons, l’idée de mettre sur pied une direction alternative pour les prisonniers a été appliquée en séparant les dirigeants symboliques des diverses organisations et en les isolant des autres prisonniers. Excepté dans l’un ou l’autre cas, la chose n’a pas été réalisée par confinement solitaire et, partant, elle n’a pas été limitée dans le temps. Plutôt qu’une mesure punitive, il s’agissait d’une étape vers la création d’un vide dans la direction. Après la grève de la faim des prisonniers, en 2004, une logique similaire à celle du morcellement des TPO en enclaves a opéré à l’intérieur des prisons. Au moment où Yaakov Ganot, le nouveau responsable de l’IPS, est entré en fonction, notre mouvement national des prisonniers – comme nous l’appelions – n’était plus ce qu’il avait été.
La situation actuelle est décrite par les prisonniers plus âgés comme « matériellement élevée », mais « moralement basse ». Il ne s’agit pas ici de la nostalgie familière des personnes plus âgées, une simple nostalgie du passé. En effet, les prisonniers ne font pas exception, sur ce plan. Mais il est vrai, comme le montrait un jour un prisonnier, que, « dans le passé, nous étions l’un avec l’autre, et aujourd’hui, nous sommes l’un contre l’autre ». Le contraste entre les conditions matérielles relativement bonnes et le sentiment de détérioration mentale des prisonniers est malaisé à saisir : puisque l’oppression n’apparaît pas sous sa forme physique brutale, explicite et familière, les prisonniers ne peuvent la diagnostiquer ni non plus développer des façons d’y faire face.
Le gouvernement du Premier ministre Sharon a cherché à modeler la conscience des prisonniers en coordination avec le plan général de modelage de la conscience palestinienne. À cette fin, les différentes démarches que voici ont été entreprises :
1.À la mi-2003, le raciste éhonté Yaakov Ganot était nommé à la tête de l’IPS, tout en bénéficiant du soutien personnel du Premier ministre Sharon. Cette connexion personnelle aplanissait tous les obstacles bureaucratiques susceptibles d’entraver la restructuration de l’IPS et facilitait donc son adaptation à ses nouvelles fonctions. Sharon accordait à Ganot la liberté d’agir à sa guise : son budget était augmenté, le mettant à même d’équiper les vieilles prisons d’une technologie de contrôle moderne et de bâtir de nouvelles prisons pour les milliers de nouveaux prisonniers arrêtés quotidiennement par l’armée israélienne.
2.Ganot imposait une politique unifiée de gestion des prisons, applicable depuis le plus humble gardien jusqu’au plus haut responsable. Il devenait clair qu’il n’y avait qu’un seul maître, un seul preneur de décision. Il n’y avait plus le moindre espace pour la spontanéité, l’improvisation ou diverses interprétations des règlements.
3.Dès les premières minutes de son entrée en fonction, Ganot chercha le conflit avec les prisonniers de plusieurs prisons. Les premiers heurts eurent lieu à la prison d’Ashkelon [Asqalan] ; ses prisonniers furent durement réprimés, avec gaz lacrymogènes et bâtons, ce qui se traduisit par de nombreuses blessures. Ces heurts furent suivis par d’autres étapes qui avaient été préméditées, je le crois aujourd’hui, avec le recul. Ces étapes étaient destinées à pousser les prisonniers du côté d’une grève de la faim illimitée. Ganot avait préparé tout ce qu’il fallait pour transformer la grève de la faim en un tournant dans les existences des prisonniers. Il voulait que la grève se mue en un deuxième choc, plus violent (après le choc des invasions et arrestations massives), qui allait être suivi par un modelage de la conscience et par un lavage de cerveau.
4.L’IPS a commencé à mettre en pratique de fréquentes fouilles à nu sur les corps des prisonniers en recourant à la violence physique et mentale. L’IPS a également utilisé des chiens pour fouiller les prisonniers et leurs possessions et tout en les transportant d’une prison à l’autre, afin de les humilier et de blesser leurs sentiments religieux. Dans la culture islamique, les chiens représentant la pollution, qui requiert donc une purification. Cette politique a laissé des cicatrices morales et mentales très profondes chez les prisonniers et cela a été l’une des principales raisons pour lesquelles ces derniers ont adopté la tactique de la grève de la faim illimitée (5).
5.On a équipé les locaux de visite de vitres en verre isolant. Les prisonniers n’avaient plus aucune possibilité de contact tactile avec leurs proches, y compris leurs enfants ; désormais, tout contact se limitait à les entendre. Cette mesure entra en vigueur juste avant la grève : Ganot savait que l’introduction des barrières en verre plat allait inciter les prisonniers à riposter en annulant leurs visites. Ceci déboucha sur l’isolement des prisonniers de leur cercle social le plus important, celui qui les soutenait le plus : les visites de la famille, qui aident les prisonniers à recouvrer leur équilibre mental et leur estime de soi et qui les aident à survivre.
Jamais auparavant, dans l’histoire des prisons israéliennes, l’IPS n’avait incité les prisonniers à se lancer dans une grève de la faim illimitée. En raison du grand nombre de prisonniers inexpérimentés, la direction du Mouvement national des prisonniers essaya de coopérer avec la nouvelle politique en échange d’un allègement des mesures sévères qui visaient la dignité humaine et les sentiments religieux. Les prisonniers émirent plusieurs messages de la même veine, mais tous furent rejetés. Une grève de la faim semblait la seule option disponible.
Tour au long de l’année précédente, Ganot avait préparé les moyens de briser les grévistes, comme s’il était confronté à une armée importante, plutôt qu’à des prisonniers enfermés qui n’avaient pour seule arme que leurs estomacs vides. Il s’appuyait sur des théories modernes de la psychologie sociale, du bien-être psychologique et de la démagogie et, à cette fin, il mobilisa des professionnels et des experts extérieurs au système. Ensemble, ils élaborèrent le plan dans ses détails les plus fins, jusque dans les actions quotidiennes du plus modeste des gardiens, ne laissant rien au hasard ou à l’interprétation individuelle. Il était clair que nous étions confrontés à une agrégation de mesures oppressives, effrayantes dans leur rationalité, appliquées ensemble dans chaque prison, depuis celle de Gilboa [Jalbu’a] jusqu’à celle d’al-Nafha dans le sud. Ces mesures reçurent un soutien total des instances supérieures du gouvernement israélien. Le ministre de la Sécurité interne, Tzahi Hanegbi, déclara dans les médias israéliens : « En ce qui me concerne, ils peuvent faire grève pendant un jour, un mois, jusqu’à la mort », puisqu’il n’avait aucunement l’intention d’alléger les nouvelles règles (6).
Ces règles qui, considérées séparément, n’atteignent pas un niveau inhabituel et insupportable de torture, provoquent un stress mental une fois qu’elles sont appliquées ensemble sur des prisonniers faibles et épuisés. Permettez-moi simplement d’en citer quelques-unes :
1.Les lumières restaient branchées jour et nuit dans les cellules.
2.Tout ce qui pouvait fonctionner comme moyen de confort physique avait été exproprié : des oreillers jusqu’aux conteneurs et tasses en plastique qu’on pouvait remplir d’eau et placer derrière les lits des prisonniers. Ceci empêchait le moyen simple de manifester la solidarité mutuelle en donnant de l’eau aux prisonniers les plus épuisés.
3.Le sel de table avait été confisqué : les prisonniers prenaient du sel, au cours des grèves de la faim, afin de prévenir des dommages permanents de la santé. L’IPS avait gagné, lors d’un appel adressé par les prisonniers à la Haute Cour de justice (HCJ) concernant cette question. Les cigarettes avaient également été confisquées ; cela, évidemment, avait été le premier moyen de pression contre les prisonniers en grève.
4.On sortait fréquemment les prisonniers de leurs cellules afin d’y « chercher des objets interdits », bien que les cellules eussent déjà été vidées de tout leur contenu et qu’il n’y restât qu’un lit pour chaque prisonnier. Les prisonniers étaient transférés en permanence entre les cellules et les ailes des prisons, parfois deux fois par jour. Outre l’épuisement physique provoqué par tout ce mouvement chez les prisonniers en grève de la faim, le but consistait à rompre leurs cercles de connaissances et d’amis, lesquels s’étaient constitués au fil des années de détention, et donc, d’affaiblir leur soutien moral et mental.
5.Des haut-parleurs lançaient d’incessants appels et des prospectus étaient distribués afin d’affaiblir la confiance des prisonniers dans la grève et en leurs dirigeants. On faisait circuler des rumeurs disant que la grève avait été lancée par le Hamas afin de servir son propre agenda politique, ou qu’un certain dirigeant du Fatah avait rompu la grève et qu’il avait mangé, etc.
6.Des barbecues quotidiens étaient organisés pour les gardiens. Dans chaque quartier, une cellule était prévue pour les prisonniers de droit commun dont le rôle était de cuisiner, de manger et de passer de la musique à fond, jour et nuit.
7.Quand des prisonniers étaient transférés d’une prison à une autre, ou à la clinique de la prison, ou dans un hôpital, on recourait à la violence et à des aiguillons électriques pour bétail afin de les faire aller plus vite. Des détecteurs de métaux (manomètres) étaient utilisés pour chercher des objets tranchants dissimulés sur les corps nus des prisonniers.
8.Les avocats n’étaient pas autorisés à rendre visite aux prisonniers ni à entrer en contact avec eux de quelque façon que ce soit, tout au long de la grève. Par conséquent, les prisonniers étaient totalement isolés du monde extérieur, privés de toute information sur les campagnes de solidarité et autres manifestations de masse organisées pour les soutenir.
Au cours de la grève, l’IPS a ajusté ses actions en fonction des développements dans chaque prison et chaque quartier individuellement, mais ces ajustements étaient calculés, plutôt que d’être de simples accès de colère à l’encontre des prisonniers. L’IPS appuyait ses actions – tant les moyens qu’il utilisait pour écraser la grève que les objectifs généraux qu’il envisageait – sur l’expérience internationale, par exemple, celle des renseignements américains et de leurs clients en Amérique latine au cours des années 1970. Les prisonniers arrêtés et torturés par la junte militaire en Argentine ont témoigné plus tard que l’objectif de leur torture ne consistait pas prioritairement à leur extorquer des informations, mais à les forcer de trahir un principe fondamental – le principe de solidarité et d’empathie envers leurs camarades. Dans les prisons comme Guantanamo et Abou Ghraïb, les prisonniers étaient brisés et leur personnalité et leur structure mentale étaient écrasées via le recours à l’islam et aux convictions religieuses contre les prisonniers musulmans. Deux formes de torture reviennent dans leurs témoignages : la mise à nu complète et le harcèlement sur le plan de leurs croyances religieuses (7).
La mise à nu complète des prisonniers palestiniens était habituelle avant et pendant la grève de la faim et elle était en fait l’une des principales raisons de la grève. Mais la plupart des mesures prises en vue d’écraser les prisonniers visaient leurs sentiments de solidarité et les valeurs de l’action nationale collective. La solidarité avait la capacité de transformer les prisonniers d’un groupe d’individus et de diverses factions, avec des croyances et des idéologies différentes, en une seule force. Détruire cette solidarité qui s’était développée au cours des décennies de lutte des prisonniers palestiniens, était d’une importance cruciale, pas seulement afin de mettre un terme à la grève de la faim, mais dans le but de tuer l’idée d’action collective dans toute grève à venir (8).
Il était impossible d’appliquer la nouvelle politique désirée par l’IPS sans le choc de la grève et de ses résultats. Ce n’est qu’ainsi que les prisonniers pouvaient être modelés en fonction du rôle qu’on avait prévu pour eux. Avant la grève, les prisonniers palestiniens faisaient appel à des concepts comme le Mouvement national des prisonniers, les Comités de dialogue, la grève générale, etc. Ces termes représentaient les valeurs de la lutte collective et nationale des prisonniers. Un choc était nécessaire afin de briser le cadre des comités nationalistes, afin de saper ces idées collectives.
Les prisonniers ne sont pas parvenus à réaliser leurs buts via la grève de la faim ; cependant, l’échec crucial, dont les conséquences persisteront pendant les années à venir, a résidé dans le succès de l’IPS en brisant le corps en grève. La grève ne s’est pas terminée de la façon déclarée préalablement – c’est-à-dire de façon unifiée, via la décision d’une seule direction collective – mais, en lieu et place, d’une façon individuelle et chaotique, sans le moindre plan ou accord. En tant qu’ancien officier de l’armée, Ganot savait qu’il ne suffit pas de conquérir les bastions de l’ennemi et de le pousser à la retraite ; la retraite et la défaite doivent être chaotiques. Dans la pratique, la fin de la grève ressembla davantage à un chaos qu’à une retraite en bon ordre. La façon désordonnée dont la grève de la faim se termina assura l’effondrement total de la structure dirigeante en prison, ainsi que celui de l’ensemble des valeurs partagées qui transformaient les soldats d’individus en unités combattantes. Les prisonniers palestiniens étaient désormais prêts pour subir un modelage de conscience.
Les démarches entreprises après la grève : L’abondance matérielle utilisée comme un outil de torture
Au moment même où Israël démantelait la lutte nationale palestinienne via les mesures divisives prises dans les TPO, les prisonniers eux aussi furent individualisés. Par conséquent, par exemple, on peut établir un parallèle entre les demandes des groupes des prisonniers originaires, disons, de la région de Naplouse, concernant une augmentation du nombre de visiteurs et du temps de visite, et les demandes des habitants de Naplouse qui luttent pour améliorer leurs conditions de vie particulières, comme la levée des blocages routiers ou des questions similaires. La souffrance palestinienne, exactement de la même façon que la souffrance des prisonniers palestiniens, a été brisée et morcelée selon les scènes locales, chacune étant concentrée sur des sections particulières divisées selon la région géographique. L’individu n’a pas la permission de voir la scène élargie ni d’être concerné par cette même scène élargie ; son champ visuel est bloqué, soit par le mur et les check-points, soir par le contrôle sur son temps, de sorte qu’il finira par s’écrouler sous le joug des ennuis quotidiens et de l’oppression constante.
Pour réaliser la surveillance et le contrôle des prisonniers après la grève de la faim, l’IPS a cherché à exploiter la dépression qui a suivi la période d’après-grève de la faim et le désappointement provoqué par la direction. Les démarches les plus importantes entreprises alors ont été :
1.Bien séparer les différentes sections parmi les prisons et à l’intérieur de la même prison selon des considérations géographiques. Par conséquent, la prison de Gilboa [Jalbu’a] détient aujourd’hui des prisonniers de la Cisjordanie du nord, de Naplouse à Jénine, et deux divisions où sont détenus des prisonniers en possession de cartes d’identité israéliennes : l’une principalement pour des gens de Jérusalem et l’autre pour les Palestiniens de 1948 (9). Cette division est habituellement présentée comme un avantage pour les prisonniers, en répondant aux demandes des comités des droits humains en vue de détenir les prisonniers à proximité de leurs foyers. Toutefois, cela ne peut compter pour les divisions intérieures au sein des quartiers, opérées selon des unités géographiques plus restreintes. Par exemple, il y a un quartier spécial pour les habitants de la ville de Jénine, et un autre pour les prisonniers du camp de réfugiés de Jénine ; il y a un quartier pour les prisonniers de Qabatiyya et des villages avoisinants, un quartier pour Tulkarem et un autre pour Qalqiliya et ses villages. Ces séparations coïncident avec les enclaves fermées créées par Israël dans les TPO. Par conséquent, les divisions géographiques produisent des affiliations géographiques, remplaçant ainsi l’affiliation nationale.
2.L’IPS a cessé de travailler avec les Comités de dialogue. Avant la grève, chaque prison avait un comité élu représentant toutes les factions politiques, et son rôle était de présenter aux autorités les problèmes et revendications communs à tous les prisonniers de cette prison. Ce mécanisme a désormais été remplacé par un porte-parole pour chaque quartier, lequel, dans la pratique, représente une région géographique. Ce représentant est choisi par l’administration carcérale parmi les deux ou trois candidats suggérés par les prisonniers. Les réunions se tiennent avec chaque représentant séparément. Celui-ci ne peut discuter que les seuls problèmes de sa division/région, habituellement des problèmes personnels ; il transmet également aux prisonniers, à son retour, les mises en garde et réglementations de l’administration carcérale. Par conséquent, l’IPS a vidé la fonction représentative de son contenu national.
3.Les punitions lourdes, personnelles ou collectives, sont données en réponse au moindre signe de lutte, même aussi minime et symbolique que le refus d’un repas.
4.Tout geste collectif, tels les gestes de consolation en cas de décès, l’accueil d’un nouveau prisonnier, ou une fête d’adieu pour un prisonnier libéré, est strictement interdit. Bien que les prières du vendredi soient toujours autorisées, elles ne peuvent pas transcender des questions religieuses. La discussion sur la situation de la Palestine, ou même le simple fait de mentionner la Palestine, sont considérés comme l’expression d’une opinion, alors que la liberté d’expression est refusée.
5.Les prisonniers qui gardent des photographies de dirigeants palestiniens ou de shaheed (martyrs) sont sévèrement punis ; par exemple, en étant soumis au confinement solitaire, en étant privés de visite ou en se voyant infliger des amendes en espèces. Ces photographies, qui ne sont pas exhibées en public, sont généralement extraites de l’un ou l’autre journal en hébreu et le shaheed (martyr) pourrait même être un parent plus ou moins proche du prisonnier. La signification de ces interdits est que la liberté de pensée est refusée, particulièrement quand elle implique des sentiments d’affiliation à la lutte ou d’appartenance à une nation.
6.Pendant des décennies d’emprisonnement, le Mouvement national des prisonniers a élaboré des traditions organisationnelles en vue de résoudre les conflits internes. Ces traditions s’appuyaient sur le principe de la représentation équitable des factions politiques et elles cherchaient à renforcer l’esprit de démocratie. Il existait des codes de conduite concernant la rotation de la direction et son renouvellement, la soumission de rapports périodique afin de garantir la transparence, etc. Pour contrer cette réalité et entraver le processus démocratique, l’IPS s’est mis à transférer les activistes à deux niveaux : national et organisationnel.
7.L’IPS favorisa le contact personnel avec les prisonniers par le biais d’appels personnels. Ces appels des prisonniers ne sont plus soumis collectivement, sauf dans de rares cas dénués d’importance. La plupart des problèmes présentés et les solutions dégagées se rapportent à des prisonniers considérés à titre individuel. Par conséquent, des différences de conditions de vie et de traitement de la part des autorités se sont développées. Toutefois, des punitions collectives sont infligées dans des cas de violations individuelles. Cette « collectivisation » est destinée à diriger les pressions des prisonniers les uns sur les autres ; les prisonniers deviennent donc des agents de l’autorité carcérale plutôt que des camarades.
Toutes ces mesures ont été prises afin de transformer le prisonnier palestinien de sujet actif, avec ses propres personnalité et convictions, en un objet passif, réceptif, immergé dans ses besoins matériels élémentaires qui sont satisfaits selon le bon vouloir de ses geôliers. Ces besoins deviennent progressivement sa principale préoccupation. L’IPS permet aux prisonniers de se procurer de la nourriture et il rend même la chose nécessaire (10). C’est comme s’il disait au prisonnier palestinien : mange, bois, continue à t’occuper de ces besoins, tant que tu ne deviens pas un sujet qui comprend et interprète sa réalité et pense à sa propre destinée aussi bien qu’à celle de ses camarades.
La vie matérielle relativement raisonnable s’est muée en un piège, pour nous, les prisonniers palestiniens. Ce piège doit être analysé et son mécanisme dénoncé : comment l’abondance matérielle s’est transformée en torture, pendant qu’Israël la présente comme un exemple d’occupation éclairée répondant au discours des droits humains. Les prisonniers palestiniens sont probablement les seuls prisonniers de l’histoire des mouvements de libération qui reçoivent des pensions mensuelles afin de couvrir leurs dépenses en prison, comme s’ils étaient des employés de l’Autorité palestinienne (11). Ce qui rend suspect l’argent transféré vers les prisonniers, c’est qu’Israël prend toujours grand soin à pister les finances sous le prétexte de poursuivre les « finances soutenant le terrorisme » ; pourtant, il ne s’oppose pas au transfert de ces énormes sommes accordées aux prisonniers. Cela remet en question le rôle du transfert d’argent et ses conséquences pour les prisonniers et leur rôle dans la lutte.
Les sommes dépensées pour les prisonniers actuellement sous les verrous (12) – pour les dépenses de cantine et les pensions mensuelles – atteignent des millions de dollars par mois. À ceci, nous pouvons ajouter les amendes financières imposées aux prisonniers, qui sont elles aussi couvertes par l’Autorité palestinienne (13). Ce sont des sommes importantes, en termes palestiniens. Le problème n’est pas que l’argent soit dépensé pour les prisonniers et leurs familles, de sorte que leur vie dans la dignité soit assurée. Il n’y a rien de mal non plus dans le fait que les prisonniers disposent de quelques moyens matériels. Mais, quand la moitié de cette somme est dépensée pour les prisonniers à l’intérieur de la prison, cela signifie en fait que nous finançons notre propre détention – nous la rendons même profitable pour Israël. Les sociétés qui fournissent la nourriture et les fournitures de nettoyage aux prisonniers, conformément à l’accord signé avec le ministre palestinien des Affaires des détenus, sont israéliennes. Ce sont des produits consommés par le prisonnier et que celui-ci n’achète pas lui-même à ses propres frais ; l’IPS fournit seulement des quantités symboliques de ces produits. L’Autorité palestinienne subventionne la détention des prisonniers palestiniens dans les geôles israéliennes et elle est subsidiée à cette fin par des subventions spéciales de l’Union européenne et des pays donateurs (14). Non seulement Israël est donc délivré du fardeau financier de la détention des Palestiniens, mais sa politique de détention est en fait reconnue. De plus, l’Autorité palestinienne couvre également les besoins spéciaux des prisonniers qui habitent la bande de Gaza, parce qu’il est interdit à leurs familles de leur rendre visite. Elle le fait, au lieu de charger Israël d’assumer la responsabilité de sa propre politique de détention, au lieu de le poursuivre devant les tribunaux internationaux et de l’accuser de violation des accords internationaux.
Le prisonnier palestinien, dont le seul intérêt était la lutte de libération, devient le membre d’un secteur, comme le secteur des employés du gouvernement, avec ses propres intérêts financiers et ses propres revendications. Sa lutte, par conséquent, n’est plus dirigée contre le gouvernement d’occupation et son Service carcéral, mais contre l’Autorité palestinienne, qui est devenue son « employeur » ! En d’autres termes, nous finançons volontairement un plan israélien visant à transformer les prisonniers – le noyau dur de la lutte palestinienne – de force unifiée aux préoccupation nationales et aux valeurs partagées en individus immergés dans leurs revendications et préoccupations personnelles.
En outre, la réalité matérielle dans laquelle vivent les prisonniers produit en eux un état de désordre social et mental, car plusieurs prisonniers vivent dans des conditions matérielles bien meilleures que celles de leurs familles dans les TPO, et certainement que celles des habitants de la bande de Gaza sous état de siège. La personne ordinaire devient confuse, parce qu’on ne voit plus clairement où finit la prison et où commence la liberté ; à l’extérieur, où les cantons et les enclaves se trouvent – ou ici, dans les centres de détention israéliens. Quand cette réalité fait partie d’une politique intentionnelle visant à vider les prisonniers de leur contenu vital et à les individualiser en brisant tout ce qui pourrait faire d’eux un collectif, les chances d’exploiter l’abondance matérielle afin de hausser le niveau de conscience nationale sont faibles. Toutefois, il ne faut pas prendre cela pour une excuse.
La cible n’est plus le corps du prisonnier, la torture n’est plus matérielle ; c’est l’esprit, le cerveau, qui est défiguré. Dans l’ère postmoderne, l’abondance matérielle est un autre outil, parmi d’autres, en termes de torture. Il est par conséquent nécessaire de réidentifier la torture et l’oppression et de dévoiler leurs nouvelles composantes dans leur complexité. Les changements qui ont lieu pendant une année dans les prisons – changements d’endroit, de culture et de personnes – sont infiniment moindres que les changements qui, dans la période actuelle, se produisent en un an en dehors de la prison. La perte de contact avec la réalité, en dehors de la prison, même après plusieurs mois d’emprisonnement, devient catastrophique. De nos jours, les prisonniers perdent rapidement contact avec la civilisation, avec les valeurs et les relations sociales. Après quelques années de prison, ils deviennent relativement primitifs, à l’aune de la réalité extérieure. Cette perte de contact avec la réalité est exploitée par l’occupation et ses mécanismes, dont l’IPS, afin d’approfondir encore le désengagement, de distancier les prisonniers de tout projet national ou de toute pensée collective et de les pousser dans un état d’exil, de rejet de la lutte ou, au mieux, dans une situation dans laquelle ils constituent un fardeau pour leur cause nationale.
Le contrôle moderne : les aspects dangereux des valeurs nouvelles dans l’existence des prisonniers palestiniens
L’essence de la modernité est la capacité de la personne à séparer le temps et l’espace. Dans le passé, afin d’avoir du pouvoir sur les gens, on devait contrôler les endroits où ils se trouvaient ; dans les temps modernes, ce n’est plus nécessaire ; il suffit de contrôler leur temps (15). Les prisonniers ne peuvent plus organiser leur emploi du temps selon leurs propres plans. Ils ne peuvent passer leur temps sans interruption à l’intérieur de leurs cellules. Leurs journées sont scindées en unités ; à part le créneau prévu pour une promenade dans la cour, il est exigé du prisonnier dans la prison israélienne de sortir de sa cellule trois fois par jour pour les contrôles de sécurité. Sept fois par jour, pendant une heure chaque fois, il ne peut utiliser les toilettes : au cours des trois fouilles de sécurité et les quatre autres durant les appels en vue du comptage des prisonniers.
Cette forme de contrôle a de multiples conséquences sur la vie des prisonniers, sur leur estime de soi et sur leur auto-perception. Elle remodèle aussi la conduite des gardiens et leur compréhension de leur rôle au sein d’un mécanisme bureaucratique tel que l’IPS. Le contrôle dans les prisons de l’occupation israélienne n’est plus direct, via des gardiens qui sont présents physiquement, dans la cour de la prison, ouvrant et fermant des portes. Il n’y a plus de rencontres quotidiennes intenses entre prisonniers et gardiens. Ces rencontres deviennent l’exception, puisque la règle est que le gardien soit absent et qu’il n’y a que son ombre de présente, au moyen d’appareils modernes et de nouvelles technologies. Il y a des caméras partout ; portes et serrures sont contrôlées électroniquement. Par conséquent, un seul gardien suffit pour contrôler un quartier comptant 120 prisonniers. Maintenant, cela donne l’impression que les prisonniers contrôlent leur propre existence sans interruption – ils ferment même les portes de leurs cellules eux-mêmes ; mais, en fait, c’est le contraire qui est vrai. Le contrôle visible était clair ; il était possible de « tricher », de « négocier » avec lui et de l’humaniser. Désormais, même les gardiens sont sous surveillance totale et, partant, démunis de toute influence ; il ne sert à rien de raisonner avec eux et toute spontanéité est perdue. Les capacités individuelles des prisonniers et leur agilité sociale sont inutiles et vides de la moindre valeur pratique. La déshumanisation du prisonnier est plus facile, parce que la distance créée par la technologie de la surveillance transforme les prisonniers de sujets en objets sur les écrans.
La contradiction entre l’absence physique des gardiens et le contrôle total du moindre aspect de l’existence des prisonniers produit une dissonance cognitive entre leur désir de conserver leur sentiment de « contrôle » et le fait que ce contrôle n’est rien de plus qu’une illusion. Mais les dissonances, tensions et contradictions ne s’arrêtent pas ici. La façon dont la réalité de la prison est dépeinte en littérature, en poésie et dans les médias, et tout particulièrement dans les médias arabes, provient d’une période totalement différente et se situe loin de l’actuelle expérience des prisonniers palestiniens. Bien que je croie que la réalité d’aujourd’hui est plus rude, il n’y a pas de ressemblance entre le gardien typiquement barbare de la littérature d’antan et la gamine de 20 ans qui est assise aujourd’hui au centre de surveillance et qui contrôle les existences de 120 prisonniers. Le langage de la littérature et de la poésie ne peut décrire la souffrance et la torture actuelles. De nouveaux outils sont nécessaires pour interpréter la torture moderne et complexe, des outils qui pourraient être empruntés à la science de la sociologie et de la philosophie. L’analyse résultante devrait octroyer aux prisonniers palestiniens quelque certitude à propos de la source réelle de leur souffrance. Au vu des contradictions politiques dans lesquelles nous vivons depuis la signature des accords d’Oslo, et tout particulièrement après l’écrasement de la Seconde Intifada, cette tâche est encore plus ardue. En l’absence d’une telle explication scientifique, engagés que nous sommes dans la cause palestinienne, nous sommes sujets à des interprétations israéliennes qui cherchent à briser nos valeurs collectives et à faciliter le modelage des consciences.
Il est d’une importance cruciale de comprendre la stratégie de l’IPS, qui se focalise sur le renforcement des cadres pré-nationaux, c’est-à-dire sur des affiliations primaires, telles villes et cités, les relations de sang et la géographie. Jusqu’au milieu des années 1990, penser et agir selon les lignes des intérêts locaux était perçu comme honteux, c’était quelque chose qu’il fallait combattre et qui n’était pas à sa place chez les nationalistes. Aujourd’hui, d’autre part, toute personne qui tente de penser et d’agir en dehors de ce cadre pré-nationaliste est ostracisée en tant que rebelle à l’autorité de la faction, comprise géographiquement. Le pouvoir de cette autorité locale est tiré de l’IPS d’une part, via les transferts des prisonniers selon ses intérêts mais, d’autre part, il est également tiré de l’Autorité palestinienne, qui donne du pouvoir aux représentants de cette pensée locale en les transformant en canal par lequel s’achemine le soutien financier et social. De la sorte, l’Autorité palestinienne renforce, sciemment et inconsciemment, le plan visant à briser les valeurs collectives des prisonniers.
À la suite de ce changement substantiel, des modèles comportementaux importants sont apparus. La violence en tant qu’outil en vue de résoudre les querelles s’est répandue, alors qu’elle avait été tabou pendant de nombreuses années. Certains prisonniers évitent totalement la politique et se concentrent sur des passetemps relaxants : il y a une augmentation significative du nombre de prisonniers qui s’occupe de fitness physique, alors que de nombreux autres regardent les programmes télévisés, aussi longtemps que ceux-ci n’ont rien à voir avec des questions politiques. En général, les prisonniers palestiniens lisent moins et sont aujourd’hui bien moins productifs intellectuellement, en comparaison avec le passé. Les rencontres, les cercles d’étude, les discussions idéologiques autour des problèmes nationaux sont bien moins fréquents. En effet, on voit un nombre croissant de prisonniers entamer des études universitaires (par le biais de l’Université ouverte israélienne), mais leur motivation réside dans leur développement personnel et la préparation de leur propre avenir une fois qu’ils seront libérés, plutôt que dans les valeurs collectives et les préoccupations nationales. C’est simplement une forme d’évasion de la réalité.
Dans le cadre de son contrôle de la conscience des prisonniers, l’IPS a réduit le nombre de livres, avec des restrictions portant sur le contenu, que les prisonniers ont le droit de garder dans leurs cellules. Seules les publications religieuses et certaines œuvres de fiction sont autorisées, mais les études scientifiques, sociales et politiques sont interdites sous le prétexte qu’il s’agit de « matériel d’agitation ». Récemment, parmi les livres populaires que l’on peut trouver, figurent des ouvrages d’astrologie ou traitant de sujets futiles. L’IPS interdit la consommation de journaux arabes, particulièrement les journaux politiques, comme Fasl al-Maqal, AlIttihad et Sawt al-Haq, la seule exception étant Al-Quds qui n’arrive chez les prisonniers que plusieurs semaines après sa publication. Par ailleurs, les prisonniers sont autorisés à lire des quotidiens en hébreu. Seules les stations de radio israéliennes sont autorisées. Les chaînes satellites arabes sont elles aussi limitées : Al-Jazeera a été interdit et seules les chaînes considérées comme adhérant à la « ligne arabe modérée » sont actuellement autorisées.
La prise de pouvoir militaire par le Hamas dans la bande de Gaza a compliqué plus encore la situation. Des agents des renseignements ont diffusé des infos et surtout de la désinformation parmi les prisonniers, afin d’attiser des conflits et de détruire toute idée nationale ou valeur collective. Par conséquent, il y a eu plusieurs affrontements entre les représentants des deux camps à l’intérieur même des prisons. Bien qu’ils aient été d’une ampleur limitée, ils suffirent à gonfler l’aspect sécuritaire, comme prétexte pour appliquer la décision de séparer les prisonniers des mouvements islamiques de ceux du mouvement Fatah, particulièrement dans les prisons du sud. L’un des « fruits » de cette politique israélienne fut le silence avec lequel fut perçue la guerre contre Gaza – un silence total partout dans les prisons. Les prisonniers palestiniens étaient assis en face des écrans de télévision, regardant le bain de sang sur les chaînes satellites arabes (à l’époque, Al Jazeera était toujours autorisé), mais en agissant moins que tout citoyen arabe ou tout étranger montrant de la solidarité avec le peuple palestinien. Pas de protestation, rien. La brutalité de l’IPS atteignit un sommet quand il osa ordonner aux prisonniers d’éviter de mentionner les événements de Gaza au cours des sermons du vendredi, parce que cela aurait pu causer de l’« agitation ». Ce silence est frappant, en particulier quand on le considère face au contexte historique du Mouvement national palestinien des prisonniers, qui a toujours manifesté sa solidarité avec toute lutte pour la liberté où que ce soit dans le monde. Dans le passé, les prisonniers protestaient en solidarité avec les combattants kurdes en grève de la faim dans les geôles turques, ou avec Mandela et les membres de l’ANC dans les prisons de l’Afrique du Sud raciste. Mais cette fois, ils étaient assis là, impuissants, sans un mot, sans un geste, même symbolique, durant toute la guerre contre Gaza. Immédiatement après cette guerre, l’IPS a ordonné que soit hissé le drapeau israélien dans la cour de chaque prison. Une telle mesure est étroitement connectée au désarroi évident des prisonniers pendant la guerre.
Je pointe du doigt ce désarroi non pas pour déshonorer les combattants, ni non plus pour les fustiger. Mon but est de donner une preuve objective de l’ampleur du contrôle israélien sur les prisonniers par le biais de tout le système de décisions, de mesures, d’arrangements et de réglementations, constituant tous ensemble le processus du modelage de conscience. Bien que chacune de ces actions ne soit pas absolument significative, leur totalité est horrifiante. La réalité carcérale avec toutes ses complexités, l’effort scientifique moderne israélien moderne en vue de remodeler la conscience de toute une génération, ajoutés aux problèmes et crises politiques dans l’arène palestinienne, ont fait qu’il a été impossible pour les prisonniers d’émerger d’eux-mêmes de leur état d’impuissance et d’agir différemment qu’ils ne l’ont fait durant la guerre contre Gaza. La responsabilité de sortir de cette crise n’est pas celle des prisonniers seuls ; c’est avant tout la responsabilité des forces politiques, des comités de prisonniers et des comités des droits humains.
Quoi qu’il en soit, ce qui s’est passé durant la guerre contre Gaza ne constitue pas la question principale ; le principal problème réside dans la contradiction et le conflit interne, immanent aux existences des prisonniers, qui a été révélé à ce moment. Le conflit se situe entre la façon dont le prisonnier se perçoit lui-même et perçoit sa lutte, et l’inexplicabilité de l’absence de cette conception dans sa conduite quotidienne. Personne ne peut évaluer l’ampleur des dégâts moraux et psychologiques qui résultent de cette contradiction : la perte de l’estime de soi et ses futures répercussions sur la lutte nationale. Ce que nous pouvons ressentir aujourd’hui, c’est l’ampleur de la misère provoquée par ce genre de torture mentale.
En parlant de torture et de la nécessité de la réidentifier, j’en réfère, entre autres choses, aux mesures et aux systèmes non sensuels, indirects qui ont été mentionnés plus haut et dont le but est le lavage de cerveau progressif, rampant et coordonné du collectif politique, lequel doit être contrôlé. Yaakov Ganot, l’ancien chef de l’IPS, a exprimé ce désir de contrôle dans un discours qu’il a prononcé en 2006, dans la cour de la prison de Jalbu’a (Gilboa), après l’entrée en fonction du ministre de la Sécurité intérieure, Gideon Ezra. S’adressant au ministre – tout en sachant que les prisonniers pouvaient l’entendre – il avait dit : « Ne vous en faites pas, vous pouvez me faire confiance : je les ferai hisser le drapeau israélien et chanter Hatikvah, l’hymne national israélien. »
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Étude traduit de l’anglais par Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
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NOTES
(1)-G. Levy, « Worse than Apartheid » (Pire que l’apartheid), Ha’aretz, 10 juillet 2008.
(2)-La déclaration a été publiée plus d’une fois dans des journaux israéliens ; voir, par exemple, une interview d’Ari Shavit, Ha’aretz, 6 juillet 2006.
(3)-B. Kimmerling, Politicide : Ariel Sharon’s War against the Palestinians (Un politicide : la guerre d’Ariel Sharon contre les Palestiniens), Londres : Verso, 2003.
(4)-L’analyse qui suit s’appuie sur des travaux phares tels que Panopticon, de Jeremy Bentham, Surveiller et punir, de Michel Foucault, La stratégie du choc, de Naomi Klein et divers écrits de Zygmunt Bauman.
(5)-Les fouilles corporelles et la violation des sentiments religieux étaient également utilisées à Guantanamo et à Abou Ghraïb, ainsi que, tout particulièrement, l’utilisation de chiens. Voir Naomi Klein, La stratégie du choc – La montée d’un capitalisme du désastre, Canada : Knopf, 2007, p. 140.
(6)-L’histoire a été largement rapportée dans les journaux en hébreu, le 15 août 2004.
(7)-Voir Klein, La stratégie du choc.
(8)-Le chef de l’IPS, Yaacov Ganot, a souvent dit que son but était de faire en sorte que cette grève fût la dernière.
(9)-Ce terme fait allusion à la minorité des Palestiniens qui sont restés dans leurs foyers au cours de la guerre de 1947–1949 et qui ont finalement acquis la citoyenneté israélienne afin de rester à l’intérieur de ce qui était alors devenu Israël.
(10)-Outre la nourriture de la prison, les prisonniers ont le droit d’acheter 2,5 kg par mois de légumes et de fruits, et une quantité identique de poulet, de viande et de poisson.
(11)-Chaque prisonnier reçoit 500 NIS par mois pour ses dépenses de cantine, en sus de sa pension mensuelle, qui se situe dans une fourchette allant de 1 500 à 6 000 shekels (selon le nombre d’années de prison, le statut conjugal, etc.)
(12)-Il existe un budget spécifique pour les prisonniers libérés.
(13)-Les amendes imposées aux prisonniers par les tribunaux israéliens atteignaient 2 millions de shekels dans l’un des paiements transférés vers Israël par l’Autorité palestinienne, s’il faut en croire le rapport du ministère palestinien des Affaires des détenus, Al-Quds, no. 14378, p. 12.
(14)-Ibidem.
(15)-Voir Z. Bauman, Liquid Modernity (La modernité liquide, publié en français par Seuil en 2007 sous le titre Le présent liquide), Cambridge : Polity Press, 2000, p. 117f.