En quoi le soutien occidental à Israël n’a-t-il rien d’exceptionnel ?

L’histoire du soutien occidental à l’Afrique du Sud et à la Rhodésie nous montre clairement que le soutien occidental à Israël n’a rien d’unique et ne constitue en aucun cas un précédent.

L'histoire du soutien occidental à l'Afrique du Sud et à la Rhodésie nous montre clairement que le soutien occidental à Israël n'a rien d'unique et ne constitue en aucun cas un précédent. Photo : la représentante des EU à l'ONU, s'oppose à une résolution du Conseil de sécurité réclamant pour la troisième fois un cessez-le-feu immédiat à Gaza

20 février 2024. La représentante des EU à l’ONU, s’oppose à une résolution du Conseil de sécurité réclamant pour la troisième fois un cessez-le-feu immédiat à Gaza. (Photo : Reuters)

Joseph Massad, 30 avril 2024

Il est souvent suggéré qu’Israël est une exception pour la politique des EU et des pays occidentaux dans leur soutien économique, militaire et diplomatique à la colonie de peuplement juive.

En effet, en plein génocide israélien du peuple palestinien, un génocide qui a tué plus de 34 000 personnes et des milliers d’autres restées sous les décombres, le président des EU, Joe Biden, a déclaré qu’il n’y avait « pas de ligne rouge » pour Israël, du fait que son administration continuait de le protéger des sanctions internationales. Et, la semaine dernière, précisément, le Congrès américain approuvait un projet de loi d’aide à l’étranger censé procurer à Israël quelque 26 milliards de dollars de plus.

Mais Israël est-il vraiment une exception ? Un examen de l’histoire du soutien occidental à certaines des colonies de peuplement européennes bien connues nous montre sans équivoque que le soutien occidental à Israël n’est ni unique ni sans précédent, même s’il varie dans certains détails.

Il est vrai historiquement que bien des gens qui ont soutenu l’anticolonialisme en Algérie ont refusé de soutenir le peuple palestinien. De même, nombre de ceux qui ont soutenu la libération de l’Afrique du Sud de l’apartheid ont insisté pour soutenir Israël et dénoncer les Palestiniens.

N’empêche, la grande majorité des personnes qui, en Occident, ont soutenu l’Algérie française, la Rhodésie et l’Afrique du Sud de l’apartheid, pour citer trois exemples remarquables du monde colonial, ont également soutenu un Israël suprémaciste juif.

 

Protéger la suprématie blanche

Au plus fort de la répression coloniale lors de la lutte de l’Algérie pour son indépendance, les EU et l’Europe soutenaient la France – la protégeant des sanctions des Nations unies – et dénonçaient les révolutionnaires algériens.

Ils allaient maintenir un soutien similaire à la suprématie blanche dans l’État d’apartheid de l’Afrique du Sud, qu’ils protégèrent également des sanctions lors des forums internationaux, à partir des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980, soutien qu’ils poursuivraient ensuite durant l’occupation suprémaciste blanche de l’Afrique du Sud en Namibie jusqu’en 1990.

Ce fut également le cas en Rhodésie, où les Britanniques protégèrent leur colonie de peuplement suprémaciste blanche de la condamnation internationale avant et après la proclamation par les colons blancs, dirigés par Ian Smith, d’une Déclaration unilatérale d’indépendance (UDI) en 1965, en vue de sauvegarder la suprématie blanche.

À partir de 1962, le Conseil de sécurité des Nations unies, son Assemblée générale et sa Commission spéciale sur le colonialisme jouèrent un rôle actif en invitant instamment la Grande-Bretagne à mettre un terme à la suprématie blanche en Rhodésie, entre autres, via une résolution de l’Assemblée générale en cette même année 1962.

Les Britanniques, toutefois, refusèrent de prêter l’oreille à ces appels. En septembre 1963, la Grande-Bretagne s’opposa à une résolution du Conseil de sécurité demandant aux Britanniques de rejeter le transfert de la Royal Rhodesian Air Force au gouvernement rhodésien local.

En avril 1965, avant l’UDI, le Conseil de sécurité adopta une autre résolution demandant à la Grande-Bretagne de faire obstacle à l’UDI. En octobre, l’Assemblée générale adopta une résolution demandant aux Britanniques de recourir à « toutes les mesures possibles » pour empêcher l’UDI. Six jours avant l’UDI, une autre résolution de l’Assemblée générale fut adoptée, invitant instamment la Grande-Bretagne à recourir à « tous les moyens nécessaires, y compris l’usage de la force militaire », pour empêcher les colons de déclarer l’indépendance.

Après la proclamation de l’UDI, la Grande-Bretagne, obéissant aux pressions internationales, expulsa la Rhodésie de la zone sterling et l’évinça de plusieurs accords économiques préférentiels du Commonwealth. Elle interdit également les importations et gela 9 millions de £ (soit 25,2 millions de USD de l’époque) des réserves de la Rhodésie dans les banques du Royaume-Uni.

L’Assemblée générale et le Conseil de sécurité de l’ONU adoptèrent des résolutions dans le sillage immédiat de l’UDI, la condamnant et appelant les États à ne pas la reconnaître et à « s’abstenir de toute action qui aiderait et encouragerait le régime illégal (…) et de refuser de lui fournir des armes, des équipements et fournitures militaires et (…) de rompre toutes relations économiques ».

La résolution du Conseil de sécurité demandait également un embargo pétrolier. Entre-temps, neuf pays africains rompirent leurs relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne pour avoir autorisé l’UDI.

La Grande-Bretagne tenta de nouveau de négocier avec le régime de l’UDI en décembre 1966 et en octobre 1968 à bord de navires restés off-shore, mais en vain. Ce n’est qu’en 1968 que le gouvernement britannique demanda finalement à l’ONU d’imposer des sanctions internationales aux colons récalcitrants, lesquels, depuis 1965, avaient transféré leurs avoirs financiers des banques britanniques vers l’Afrique du Sud afin de les sauvegarder.

 

Un défi ouvert

Finalement, en mars 1970, quand le Conseil de sécurité adopta une résolution condamnant la Grande-Bretagne pour avoir refusé de recourir à la force pour renverser le régime rhodésien illégal, les EU et la Grande-Bretagne s’y opposèrent. La Grande-Bretagne allait s’opposer à une autre résolution du même genre en février 1972.

Pendant ce temps, nombre de membres conservateurs du parlement britannique étaient devenus fous de rage à propos des sanctions de l’ONU de 1966. Ils prétendaient que la Rhodésie n’avait rien d’une anomalie mais que c’était un État on ne peut plus normal. En effet, « tous les hommes dotés de raison », prétendit un membre du parlement, estimaient l’ONU partiale contre la Rhodésie, puisqu’elle ne sanctionnait pas la Hongrie, le Tibet, Zanzibar ou d’autres « régimes tyranniques de diverses sortes ».

Aux EU, l’ancien secrétaire d’État Dean Acheson leur emboîta le pas et condamna les sanctions de l’ONU.

 

Zanzibar, 22 décembre 1965. Des gens manifestent en soutien du président tanzanien Julius Nyerere après qu'il a pris position contre le régime de Ian Smith en Rhodésie.

Zanzibar, 22 décembre 1965. Des gens manifestent en soutien du président tanzanien Julius Nyerere après qu’il a pris position contre le régime de Ian Smith en Rhodésie. (Photo : AFP)

 

L’aide reçue de l’Afrique du Sud et du Portugal (la puissance coloniale occupant l’Angola et le Mozambique à l’époque) constitua un important instrument de la survie de la colonie de peuplement suprémaciste blanche. Le fait que l’Allemagne de l’Ouest, la France, les EU et le Japon n’appliquèrent pas scrupuleusement le boycott mandaté par l’ONU, mais fermèrent souvent les yeux, a lui aussi contribué à cette survie.

Quand le nouveau gouvernement conservateur britannique d’Edward Heath vint au pouvoir en 1970, il reprit les négociations avec le régime de l’UDI. Le 24 novembre 1971, une accord fut dégagé (les « Propositions coloniales anglo-rhodésiennes »), dans lequel la Grande-Bretagne acceptait l’indépendance de la Rhodésie et garantissait le pouvoir suprémaciste jusqu’en 2035 au moins.

Entre-temps, les EU qui, au début, avaient vaguement respecté le boycott, avaient changé d’avis en 1972 et ce, en faveur de l’accord britannique. En violation des résolutions de l’ONU, le président Richard Nixon décidait d’importer des minerais rhodésiens à usage militaire, rejoignant l’Afrique du Sud et le Portugal dans leur défi aux Nations unies.

 

Un soutien indéfectible

Dans le cas de l’Afrique du Sud, en 1963, les EU, la Grande-Bretagne et l’Allemagne de l’Ouest, parmi d’autres pays européens, avaient refusé de se plier à une interdiction non contraignante du Conseil de sécurité de l’ONU portant sur la vente d’armes à l’Afrique du Sud.

En 1973, l’Assemblée générale de l’ONU avait également qualifié l’apartheid de « crime contre l’humanité ». Pourtant les pays occidentaux ne renoncèrent pas à soutenir le régime d’apartheid et poursuivirent leurs investissements économiques ainsi que leurs livraisons d’armes.

La chute de l’Angola et du Mozambique aux mains des révolutionnaires africains et la fin de la suprématie coloniale blanche du Portugal, en 1975, signifièrent le premier désastre international majeur pour le régime d’apartheid.

Au moment où la Rhodésie fut remplacée par le Zimbabwe in 1980, et où la guerre de libération en Namibie avait gagné en intensité, l’Afrique du Sud se retrouva seule à hisser le drapeau du suprémacisme blanc en Afrique. À ce moment, les seuls alliés importants qui lui restaient, en dehors des EU et de l’Europe occidentale, étaient la colonie de peuplement sœur d’Israël, ainsi que Taïwan, dirigé par le Kuomintang.

Finalement, en novembre 1977, deux mois après avoir découvert que la police sud-africaine avait tué Steve Biko, l’ONU imposa au pays un embargo international obligatoire sur les armes. Israël et Taïwan refusèrent de s’y plier et continuèrent de vendre des armes. Ce fut la première fois que l’ONU imposait un tel embargo à un État membre.

Sur le plan économique, en 1978, les Américains étaient le principal partenaire commercial de l’Afrique du Sud, suivis par les Britanniques, les Japonais, l’Allemagne de l’Ouest et d’autres pays européens.

Quant aux investissements étrangers dans le pays, qui dépassèrent 26 milliards de USD cette année-là, 40 pour 100 étaient des capitaux britanniques, 20 pour 100 des capitaux américains et 10 pour 100 des capitaux ouest-allemands – et ces investissements avaient un taux de retour élevé, dans les années 1960 et 1970.

En effet, l’absence d’intérêt des EU pour la souffrance de la population noire de l’Afrique du Sud était telle qu’en 1972, John Hurd, l’ambassadeur des EU et l’un des rois du pétrole au Texas, alla chasser le faisan sur Robben Island (où Nelson Mandela et nombre de dirigeants de l’ANC et autres dirigeants africains étaient incarcérés comme prisonniers politiques) en compagnie du ministre des Transports de l’époque, Ben Schoeman, et qu’ils se servirent des prisonniers politiques comme rabatteurs. Le département d’État le réprimanda pour cet « écart ».

 

L’impudence occidentale

Au niveau international, au milieu des années 1980, le refus du régime sud-africain de faire des concessions importantes aboutit à une augmentation des condamnations internationales. Les EU (sous la pression d’un mouvement de masse intérieur s’opposant à l’apartheid et exigeant le désinvestissement) et la plupart des pays du Commonwealth et de la Communauté européenne accrurent le désinvestissement et les sanctions économiques.

La seule réfractaire restante fut Margaret Thatcher, qui continua de soutenir le régime d’apartheid via des liens commerciaux et économiques. Mais, lorsqu’une délégation du Commonwealth se rendit en visite en Afrique du Sud afin d’évaluer la situation en mai 1986, les Sud-Africains refusèrent de réduire les effets de leur agression.

Alors que la délégation était toujours présente, l’Afrique du Sud lança des raids contre des bases supposées de l’ANC au Zimbabwe, en Zambie et au Botswana. Il s’ensuivit d’autres condamnations dont, cette fois, celle de Thatcher. Selon une commission du Commonwealth britannique, entre 1980 et 1989, les invasions sud-africaines et le sponsoring par l’Afrique du Sud des organisations contre-révolutionnaires qui avaient lancé des guerres civiles dans les pays voisins se traduisirent par la mort d’un million de personnes et par trois millions de sans-abri, et elles provoquèrent pour 35 milliards de USD de dégâts économiques dans les pays voisins.

Le régime d’apartheid se mit à faire des concessions en adoucissant les lois d’apartheid et, finalement, en les abrogeant, alors qu’on était en plein effondrement de l’Union soviétique et du camp socialiste. Cela éloigna la menace communiste que l’Afrique du Sud et les pays impérialistes occidentaux utilisaient comme prétexte pour leur soutien à long terme du régime d’apartheid.

C’est alors que les puissances impérialistes exercèrent une pression suffisante sur le gouvernement sud-africain afin qu’il mette un terme à l’interdiction de l’ANC et qu’il libère les prisonniers politiques. En effet, au moment où l’ère néolibérale allait s’installer sur le monde, le moment fut perçu comme le plus propice à intégrer l’ANC dans le nouvel arrangement.

Mandela suspendit immédiatement la lutte armée et entama les négociations. Cela aboutit à la levée des sanctions économiques internationales et autres boycotts sportifs.

Revoir une partie de cette histoire est essentiel pour ceux qui soutiennent les Palestiniens aujourd’hui et qui s’étonnent de l’impudence de ceux qui, en Occident, continuent de soutenir Israël alors que ce pays poursuit son génocide contre les Palestiniens.

Ces partisans d’Israël étaient tout aussi éhontés lorsqu’ils soutenaient activement le pouvoir suprémaciste blanc en Algérie française, en Rhodésie et en Afrique du Sud. Israël n’est guère une exception, dans cette très peu glorieuse histoire.

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Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian et  Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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Publié le 30 avril 2024 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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