Gaza est notre heure de vérité

Gaza est notre heure collective de vérité, le sens de nos existences. C’est la clarté dont nous avons besoin et que nous recherchons.

 

Gaza est notre heure de vérité. Photo : Protestations d'étudiants à l'Université George Washington.

Protestations d’étudiants à l’Université George Washington. (Photo : Probal Rashid / SIPA USA)

 

Susan Abulhawa, 14 mai 2024

Les puissants mouvements estudiantins des années 1960 et 1970 ont ébranlé la conscience du monde afin qu’elle mette fin au massacre perpétré par l’Amérique au Vietnam et au Cambodge. La force morale des noirs qui se dressaient tous ensemble dans leur douleur et leur rage contre le racisme fait loi a modifié le tissu social de l’Amérique en mettant un terme à la ségrégation officielle et en inaugurant une ère nouvelle dans la lutte contre le racialisme institutionnel.

Le pouvoir a fait ce que fait le pouvoir : déployer sa force brutale, assassiner, intimider, réduire au silence, marginaliser, surveiller et corrompre l’action policière par tous les moyens possibles.

Nous en voyons le résultat et nous croyons le connaître.

On applique des étiquettes du genre « victoire » et « avancée ». « Droits civiques » est un terme exprimé comme étant un point absolu et particulier de l’histoire, avec un avant épouvantable et un après libéré.

C’est la remise en cadre façon « happy end » de ce qui en effet constitue un fil de lutte sans fin pour une libération noire s’étendant dans toutes les directions à travers le temps.

La résilience du pouvoir capitaliste de l’élite s’appuie lourdement sur ce genre de construction narrative qui manipule l’imagination publique à l’aide de platitudes et de concessions réversibles, suivies par une image nouvelle de l’oppression.

L’asservissement se mue en incarcération de masse et toxicomanie intentionnelle. La ségrégation est sacrifiée pour être remplacée par la conscription de visages noirs autour de la même table de l’ethos du pouvoir.

 

Une relance d’une cruauté accrue

Le pouvoir s’est adapté, depuis les années 1960, en créant de nouveaux arrêts, leviers, portes et portiers. Il nous a ré-endormis dans son système, relancé avec une cruauté et une corruption accrues et ré-équipé de distractions et de culte des célébrités tout en consolidant et en concentrant le pouvoir dans les mains d’une infime minorité.

Il a acheté des hommes politiques qui, à leur tour, s’emploient à préserver et accroître la richesse et l’influence de cette minorité de l’élite, transformant des millionnaires en milliardaires et, bientôt, en trilliardaires, un fossé faramineux réalisé sur la misère des masses. Ils ont créé des lois destinées à exonérer leur criminalité et à criminaliser la dissension.

Ils ont bousillé les syndicats, ils ont soumis les travailleurs et les ont opposés les uns aux autres. Au lieu de s’en prendre aux patrons, les travailleurs ont été manipulés au point de réclamer des frontières en acier et la séparation des familles à ces mêmes frontières.

Ils ont éviscéré les réglementations et accaparé les ondes pour dicter désormais le contenu de 95 pour 100 de tout ce que nous voyons, entendons et lisons sous forme de journalisme, de divertissement, d’éducation et de production culturelle.

C’est la raison pour laquelle les personnages de terroristes dominent dans la description des Arabes à Hollywood. C’est la raison du nombre anormalement élevé de mentions occasionnelles de la bienveillance ou du génie israélien dans un si grand nombre de séries télévisées et de films ; la raison pour laquelle l’humanité palestinienne est ignorée ou, au mieux, obscurcie dans les médias d’information tant imprimés que diffusés, et qu’importe le nombre d’atrocités que nous subissons des mains d’Israël.

C’est pourquoi les publications des médias noirs, détenus et gérés par des sionistes de tous acabits, éliminent les articles à succès comme ceux d’Amanda Seales en raison de sa position correcte au sujet de la Palestine.

Au lieu de payer des impôts, ces milliardaires font aux universités des « dons » suffisamment élevés pour imposer leur vision, non seulement en faveur d’un enseignement de qualité supérieure, mais aussi en faveur d’une expression acceptable des droits constitutionnels tel le Premier Amendement.

Par exemple, indignés par un festival de littérature palestinienne – une belle célébration de l’excellence et de l’héritage autochtone des Palestiniens – les milliardaires Marc Rowan, Dick Wolf et la famille Lauder ont conspiré pour destituer la présidente de l’Université de Pennsylvanie en raison de son manque de déférence à l’égard de leur interprétation de la liberté académique.

Enrôlant leurs hommes de main du Congrès et accompagnés d’autres personnages de leur bord, comme Bill Ackman, ils ont dénigré et/ou fait démissionner d’autres présidents d’université pour la même raison.

Ils se sont même arrangés pour soumettre internet – qui avait donné à la génération des années 1990 un réel espoir de démocratie – à leur contrôle malfaisant par le biais d’algorithmes et de diverses formes de surveillance et de censure.

 

Masquer les horreurs

Les Américains ont tenté d’arrêter la marche des bellicistes des entreprises américaines et autres sionistes vers la guerre au début des années 2000, mais ces va-t-en-guerre ont continué de marcher, foulant aux pieds notre volonté en même temps que les corps de millions d’Irakiens. Et le monde a regardé les EU pulvériser l’Irak, une société déjà ancienne, naguère glorieuse et au fonctionnement élevé.

Des médias « inféodés » allaient masquer ces horreurs sanglantes et garder les secrets du pillage par les sociétés américaines des trésors de l’Irak er du blanchiment des dollars des impôts américains via des plans de reconstruction.

Désensibilisés, les Américains n’ont même plus pris la peine de protester quand les EU ont fait pareil en Libye, stimulant le dé-développement progressif de l’une des nations les plus avancées d’Afrique pour en faire un véritable marché d’esclaves humains.

L’asservissement et la mutilation des enfants et de familles congolaises entières dans les mines de minerai au profit des milliardaires américains de la technologie (ainsi que le commerce israélien des diamants du sang) suscitent à peine un écho dans les médias occidentaux, et c’est une réalité épouvantablement cruelle qu’ils continuent d’obscurcir.

Il existe des centaines d’autres exemples du militarisme américain, et israélien qui tue et détruit autrui au service de cette classe corporative dirigeante.

La surveillance de masse de la populace a suivi l’éviscération et le pillage de l’éducation publique aux États-Unis. Les riches sont devenus plus riches et les pauvres sont tombés dans la misère.

Au nom de la technologie et de l’efficience, les capitalistes ont dégradé notre nourriture et notre eau – et les ont même empoisonnées – au profit des milliardaires du monde pharmaceutique qui maintiennent les masses en position de vacillement au bord de la santé.

Des gourous populaires ont promu les philosophies de l’individualisme, du mépris de la famille et diverses formes d’aliénation qui ont fait éclater la communauté et les liens sociaux ou familiaux, laissant de larges pans de la population incapables de se débrouiller dans la vie sans recourir à des drogues en tous genres, tant légales qu’illégales.

Ils nous ont alourdis de faux rêves qu’ils ont conçus pour nous – une dette insurmontable en remplacement de la famille et de l’éducation, des diamants du sang en remplacement de l’amour et des carnages à l’étranger en remplacement de la grandeur. Ils nous ont vendu un glorieux tas de merde tout en nous donnant à penser qu’il s’agissait d’un mode de vie normal – et même inévitable.

Ils ont glorifié le consumérisme obsessionnel et des modes de vie ostentatoires jusqu’à l’obscénité. Et nous les avons laissé faire, en croyant que c’était notre choix.

Mais ce n’était pas notre choix.

 

Une illusion américaine

Le choix, comme la démocratie et la presse libre, est une illusion américaine, un conte de fées qu’ils colportent à l’école, dans les journaux et dans les chansons.

Regardez à quelle vitesse ils ont dissous, réduit au silence et effacé le souvenir du mouvement Occupez Wall Street en 2011. Voyez comment on nous a appris à croire que le changement ne pouvait venir que des urnes, où l’on nous a dit de « choisir » entre deux criminels de guerre et ce, d’une élection à l’autre.

Ce moment de génocide en direct est le point culminant de décennies de criminalité capitaliste mondiale et d’impérialisme occidental et sioniste génocidaire. Nous regardons avec horreur des familles palestiniennes entières se faire enterrer vivantes sous leurs maisons, écrasées sous le poids des décombres, leurs corps tordus et déchiquetés.

Et, après ça, ils nous embrouillent.

Hommes politiques, porte-parole, experts, journalistes et autres personnalités des médias débarquent sur les ondes pour nous convaincre que nous n’avions pas seulement vu des cerveaux, des langues et des globes oculaires jaillir des crânes broyés des enfants. Ou, pire, que d’une façon ou d’une autre, ils le méritaient bien.

« Le brouillard de la guerre. »

« Les dégâts collatéraux. »

« Le Hamas ! Le Hamas ! Le Hamas ! »

« La seule démocratie ! »

« L’autodéfense. »

Et, sans cesse, ils reviennent avec leurs infâmes justifications et obscurcissements. Ils nous parlent comme si nous étions stupides, parce qu’ils sont habitués à notre silence et à notre acquiescement.

Et ils continuent, en se pavanant au Gala du Met’ dans des atours obscènes, dont la vulgarité est encore plus manifeste quand on la juxtapose aux petits corps carbonisés et démembrés, le même jour, et que l’on déverse dans les rares hôpitaux restants de Gaza, hurlants, abasourdis, en état de choc et tout endoloris.

Mais grâce à Dieu pour les étudiants.

Grâce à Dieu pour tous les journalistes palestiniens, tous les travailleurs médicaux palestiniens qui risquent leur vie jour après jour afin de servir leur peuple.

Pour chaque combattant qui a choisi le martyre au lieu de l’indignité.

Pour les organisations locales et les activistes dont vous n’entendez jamais parler, mais dont le travail a été de maintenir des milliers de personnes en vie. Je n’ose même pas citer leurs noms, de crainte qu’ils ne deviennent des cibles.

Pour Naledi Pandor en Afrique du Sud, Francesca Albanese aux Nations unies et Clare Daly au Parlement européen.

Pour les masses qui se soulèvent dans #Blockout2024. Pour les artistes et les musiciens, depuis Roger Waters et Talib Kweli, jusqu’à Macklemore et Black Thought, Questlove et bien d’autres.

Pour le Yémen, l’Afrique du Sud et la Colombie. Pour chaque personne qui refuse de garder le silence.

 

Tous les points rassemblés

Cette époque est différente des soulèvements des années 1960 et 1970. Il existe un nouveau sentiment d’interconnexion mondiale, une conscience de classe émergente et des analyses politiques fondamentales traitant des études post-coloniales et de l’intersectionnalité.

À l’époque, les étudiants blancs qui protestaient contre la guerre ne s’étaient pas unis aux Black Panthers parce qu’ils ne pouvaient pas rassembler les points. Aujourd’hui, tous les points sont reliés.

Gaza n’est plus l’enclave scellée et assiégée par Israël et par l’Égypte d’Abdulfattah al-Sisi, qui en ont fait un camp de concentration. Gaza n’est plus l’enclave de terre occupée par Israël et densément peuplée.

Aujourd’hui, Gaza serait plutôt le monde entier.

Gaza est notre heure collective de vérité, le sens de nos existences. C’est la clarté dont nous avons besoin et que nous recherchons.

C’est le fossé définitif entre nous et la classe dirigeante qui nous foule aux pieds.

C’est nous ou eux. Il n’y a plus de place intermédiaire, désormais.

Toutes les frontières s’effacent, nous laissant unis afin d’affronter partout cette minorité génocidaire cupide.

Gaza est l’endroit le plus angoissé de la terre, en ce moment, tout y est obscurci par l’inimaginable cruauté des sionistes, que leur armée et leur société dirigent avec une joie perverse au point de la mettre en musique pour TikTok.

Et, de cet endroit torturé saturé de décombres, de mort et de misère, jaillit la plus grande lumière que nous ayons connue afin de nous guider hors des ténèbres dans lesquelles nous avons été forcés de vivre. La lumière de nos ancêtres – de la Palestine et d’Alkebulan jusqu’à l’île de la Tortue et Aotearoa.

Gaza pourrait bien être notre dernière chance de sauver l’humanité.

Si nous permettons aux rouages de ce moteur sioniste génocidaire de continuer de tourner, il n’y aura plus de limites au fascisme. Il n’y aura ni honte ni lignes rouges face auxquelles ils voudront d’arrêter.

Cette lutte ne peut plus tourner uniquement autour d’un cessez-le-feu. Elle doit réclamer la libération et des comptes à rendre partout dans notre planète en feu.

Déjà ils recourent aux tactiques de la force brutale, de l’intimidation violente, de la suspension et de la marginalisation. Ils tenteront le même démantèlement, la même réduction au silence et la même oblitération qu’ils ont imposés au mouvement Occupez Wall Street.

Ils proposeront des promesses à moitié cuites et sans mordant, suffisantes pour calmer les choses et assez longues pour adopter de nouvelles stratégies et faire passer de nouvelles lois.

Si nous arrêtons, ils s’adapteront, et ils le feront en recourant à l’intelligence artificielle, contre laquelle il se pourrait que nous soyons sans défense pendant pas mal de temps à venir. Ainsi donc, méfiez-vous bien de leurs concessions.

Méfiez-vous de la victoire qui nous ramène dans les allées qu’ils ont tracées.

Nous ne pouvons permettre au génocide israélien contre une population autochtone sans défense et captive de se muer en un moment historique dégriffé et blanchi séparant un avant et un après.

Nous ne pouvons laisser les allées et les rues et les cours et les champs de bataille tant que le sionisme n’aura pas été démantelé et que la Palestine ne sera pas libérée.

Ce moment appartient au peuple. Nous pouvons rêver nos propres rêves et créer un monde nouveau dans chaque acte personnel de refus de participer à cet horrible système voué au génocide et à l’exploitation sans fin.

Ensemble, nous sommes puissants au-delà de nos imaginations les plus sauvages. La compassion et la méfiance sont des superpuissances et c’est précisément notre histoire d’origine.

Les jeunes marchent en avant et nous montrent que l’avenir nous appartient, si nous osons le revendiquer.

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Susan Abulhawa est née en 1967 en Palestine, de parents réfugiés de la guerre des Six-Jours. Élevée en partie au Koweït, en Jordanie et dans la partie occupée de Jérusalem-Est, elle vit maintenant aux États-Unis.

Susan Abulhawa est l’auteur de « Les Matins de Jénine » (édité en français chez Buchet-Chastel en 2008), qui a remporté le Best Book Award 2007 dans la catégorie Fiction historique. Elle est commentatrice politique, activiste pour les droits humains et fondatrice d’une organisation internationale pour la défense des enfants.

Son premier recueil de poésie « My voice sought the wind » est publié en 2013 chez Just World Books.
Sa deuxième publication en français, « Le Bleu entre le ciel et la mer » (« The Blue between Sky and Water »), est édité chez Denoël, en 2016.
Son dernier roman s’appelle Against the Loveless World. Bloomsbury et est édité chez Bloomsburry, Londres, en 2024.

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Publié le 14 mai 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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