Le combat contre l’arrogance de l’Occident

Il existe une très belle interview par Masar Badil d’un porte-parole du mouvement Ansarallah et je vous invite instamment de la lire dès que vous le pourrez. Il est d’une importance cruciale, dans les instants semblables à ceux que nous vivons, d’entendre la résistance s’exprimer elle-même de vive voix. Une des phrases qu’il a prononcées m’a frappé et m’est restée à l’esprit : “Nous sommes en pleine bataille contre l’arrogance de l’Occident.”

 

La quête par la gauche d'un mouvement de résistance non arabe et non musulman nie le fait que le centre de la révolution mondiale s'est éloigné de l'Occident depuis très longtemps.

La quête par la gauche d’un mouvement de résistance non arabe et non musulman nie le fait que le centre de la révolution mondiale s’est éloigné de l’Occident depuis très longtemps. (Photo : Al Mayadeen English ; illustré par Batoul Chamas)

 

Hasan Abu Ali, 29 juin 2024

 

Bien que tout ce qu’il a dit ait été saisissant et on ne peut plus utile, cette phrase en particulier a rendu incroyablement claire l’unité entre le travail politique au sein de la patrie même (la Palestine) et dans la diaspora.

Au pays même, l’outil opérationnel de cette arrogance est l’armée et ses porte-parole. Netanyahou et ses subalternes débitent des absurdités incohérentes tous les deux jours pour dire à quel point ils sont proches de la victoire dans cette guerre, de la destruction du Hamas et de la libération des otages. La résistance, fermement campée dans la réalité sur le terrain, et avec une confiance reconnue dans le monde entier, rétorque que Netanyahou n’est parvenu que très difficilement à libérer quelques otages. Elle ajoute que son propre commandement et son contrôle restent solides et que, à chaque jour qui passe, l’orgueil et la légitimité de Netanyahou encaissent des coups irréparables. La résistance, naturellement, souffre beaucoup dans tout cela mais, comme le dit le martyr Basil Al Araj, « nous sommes bien plus en mesure encore d’en supporter les coûts ».

La confiance en soi de la résistance repose sur les fondements robustes des promesses qu’elle a tenues. Elles nous a donné des prises de vue de chars incendiés et détruits, de combattants littéralement bondissants de joie et, en général, du triomphe de l’ingéniosité autochtone sur l’orgueil impérialiste. Telle est la différence entre l’arrogance et la confiance en soi : les preuves. Les preuves supposées de la grandeur sioniste sont diffusées sur les chaînes de TV occidentales 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, mais elles ne convainquent personne. Les informations en langue anglaise de la résistance sont concentrées sur une seule chaîne Telegram et quelques comptes Twitter éminents, lesquels sont tous réprimés en permanence, voire carrément interdits et, pourtant, des millions de gens les suivent.

Dans un monde plus juste, cette écoute et le soutien qui en découle seraient la principale activité politique des masses progressistes du monde. Au Moyen-Orient et parmi les gens de la diaspora, c’est à cela que ressemble le travail politique. Mais « le monde colonial est un monde coupé en deux », encore que pour une grande partie du « monde développé », ce ne soit pas le cas. Le monde colonial, y compris ses progressistes, ne peut vraiment pas accepter la direction d’une résistance islamique ou arabe.

Le mot arabe pour arrogance est « istikbar ». La racine, k-b-r, signifie grand ou plus grand, si bien que le mot signifie littéralement « se faire plus grand ». Bien qu’elle n’ait virtuellement engrangé aucun succès depuis la chute de l’Union soviétique, la gauche occidentale se fait une idée tellement haute d’elle-même qu’elle peut choisir d’ignorer et de minimiser la résistance anti-impérialiste au Moyen-Orient.

L’admirable essai d’Abdaljawad Omar, « The Question of Hamas and the Left » (La question du Hamas et de la gauche), aborde cette question directement. Le principal concept de l’article est que la gauche mondiale, et surtout celle de l’Occident, refuse de s’engager avec la réalité de la Palestine et surtout avec le Hamas comme force de pointe. L’article dit : « On ne peut prétendre à la solidarité avec la Palestine et écarter, ignorer ou exclure le Hamas. »

En Occident, surtout en Amérique, ce rejet a des racines singulières et sous-évaluées : le sentiment anti-arabe et anti-musulman profondément enraciné dans le cœur des gens depuis quelques décennies.

La majeure partie de la gauche a au moins une compréhension superficielle de la propagande de la guerre froide : le déluge constant de diabolisation anticommuniste auquel les Américains, et disons l’Occident tout court, sont exposés depuis des décennies. La campagne médiatique contre les Arabes et les musulmans ces trois dernières décennies est du même tonneau mais avec, en plus, les médias modernes et la puissance militaire, et elle est dirigée vers une masse de gens plutôt que, et ce fut le cas avec l’Union soviétique, contre une force politique cohérente capable de repousser une annihilation culturelle ou physique.

Cela n’a rien de surprenant, puisque la machinerie militaire aussi bien que la machinerie médiatique qui ont rendu la chose possible trouvent toutes deux leur origine dans les surplus des lendemains de la guerre froide. Une discussion détaillée sur ce phénomène n’est pas le but de cet essai, mais il suffit de dire que c’était prévisible depuis la chute de l’URSS. Prenez par exemple cette citation de 1990 de la philosophe féministe et pacifiste Ursula Franklin :

« Il sera très intéressant de voir ce qu’il va se passer désormais dans la situation actuelle avec l’Union soviétique et les États-Unis. Et j’oserais parier que les besoins sociaux et politiques d’avoir un ennemi sont si profondément enracinés dans le monde réel de la technologie tel que nous le connaissons aujourd’hui qu’un nouvel ennemi va bien vite apparaître. »

Et nous sommes apparus, effectivement ! Le nouvel ennemi du 21e siècle était tout aussi dénué de forme que les communistes mais remarquablement plus « arriéré », dispersé et imprévisible. Au tournant du siècle, les EU ont eu carte blanche pour passer à ce nouvel ennemi plus impénétrable et ils ont chevauché cette vague tout au long des vingt dernières années, semant la destruction dans le monde entier, de l’Irak à la Libye, en Syrie, au Yémen et, en permanence, avec une barbarie croissante, en Palestine.

Des exemples sans fin signalent l’omniprésence de cette destruction et de cette déshumanisation. Les pires prisons du monde sont prévues pour les gens de notre peuple (Abu Ghraib, Guantanamo, Gilboa). Dans l’armée américaine, à ce jour, les GI aiment enduire leurs balles de graisse de cochon dans une tentative absurde en vue de tromper Dieu et de l’inciter à expédier en enfer leurs victimes musulmanes.

L’armement le plus avancé et le plus sophistiqué est testé et perfectionné sur notre peuple. De nombreux pays peuplés presque exclusivement d’Arabes et de musulmans voient leur ciel sillonné de drones au point que les enfants « craignent les ciels bleus ». Même dans la diaspora, de la France à l’Allemagne et aux EU, les partis officiellement au pouvoir sortent des décrets qui visent spécifiquement et violent nos droits fondamentaux.

Telle est la toile de fond de chaque opinion sur les Arabes et musulmans et leur résistance. C’est dans ce contexte d’oppression, de destruction et de haine quasi universelle que sont engendrées les réponses à nos manœuvres politiques indépendantes. Quelle que soit la foi inébranlable de l’Occident en sa « rationalité », il convient de dire qu’on ne peut correctement comprendre quelqu’un qu’on ne perçoit pas comme un humain à part entière.

Prenons un cas concret. Après le 7 octobre, quelques Arabes et moi-même avons subi une série de gens autrement rationnels qui nous ont posé des questions sur les viols massifs et les décollations de bébés. Même avant de creuser les faits autour de ce sujet, j’ai été abasourdi par la crédulité de ces personnes. Pourquoi croyez-vous que Shani Louk a été violée ? Tout simplement parce qu’elle était en tenue légère et qu’elle se trouvait dans le parage d’Arabes mâles ? Est-ce tout ? Pourquoi croyez-vous dans les décollations de bébés, même sur un plan conceptuel ? Pourquoi croiriez-vous qu’un tel acte, qui ne sert aucun but politique ou militaire, aurait pu être commis par des gens qui, manifestement, sont des combattants entraînés et disciplinés ?

C’était soit de l’extrême naïveté, soit du racisme abject. En tout cas, même chez des gens autrement bien pensants, cela tira une ligne de démarcation. Une ligne qui ne séparait pas la « gauche » de la « droite », mais ceux qui comprenaient que chaque mot prononcé à propos d’un Arabe dans les médias occidentaux était un mensonge, et ceux qui ne le comprenaient pas.

Naïvement, je m’attendais à mieux de la gauche occidentale, même si ma vie tout entière passée en Amérique du Sud m’avait donné des preuves du contraire. En vérité, je ne devrais pas être surpris que la même déshumanisation soit en jeu. Le spectre politique américain, divisé entre réactionnaires, libéraux et gens de gauche, est unanime à ne pas nous reconnaître comme des agents politiques à part entière, avec une stratégie et une histoire qui rivalisent avec les leurs et parfois même les surpassent. Alors que l’on attend cela des autres, on espérerait une position nettement meilleure de la gauche.

Cette position trouve des échos dans l’abandon par la gauche française du FLN en Algérie et dans la loyauté servile de cette même gauche envers le régime colonial, mais son caractère fondamental est différent. Pour le comprendre, nous devons considérer l’un des points les plus répétés d’Omar :

« Finalement, la quête donquichottesque par la gauche occidentale d’une alternative progressiste laïque au Hamas néglige un simple fait : en cette jonction historique particulière, les forces politiques qui respectent et appliquent un agenda de la résistance n’appartiennent pas à la gauche laïque. »

J’ajouterai à cela : la quête par la gauche d’un mouvement de résistance non arabe, non musulman nie le fait que le centre de la révolution mondiale s’est grandement éloigné de l’Occident depuis très longtemps. Depuis la chute du mur de Berlin, la résistance a cessé d’être intégrée au tissu de la société occidentale pour se muer en quelque chose qui vient surtout de l’extérieur. La gauche occidentale, dans son arrogance coloniale, refuse d’accepter ce fait, et elle accepte encore moins l’idée que, s’il existe un centre révolutionnaire, il est situé au Moyen-Orient.

Même parmi les personnes qui apprécient ce centre révolutionnaire, nous sommes souvent traités comme une sorte d’animal furieux. Nous avons un pouvoir appréciable de certitude, mais nous manquons d’idées significatives. Ce sont des personnes qui observeront nos exploits militaires avec une grande excitation, mais qui bâilleront face aux faits impressionnants de la mise en place d’une coalition, à la montée lente vers un équilibre stratégique au fil des décennies et à l’accumulation constante d’infrastructures de résistance dans la région la plus assiégée et la plus bombardée de la planète. Seule une gauche arrogante qui refuse de tirer des leçons de ce qui précède pourrait manquer ces faits monumentaux.

Le fait est qu’alors que nous disposons de quelques exemples précieux d’une tendance contre-hégémonique regroupée en une force politique, la plupart concernent le Moyen-Orient et aucun l’Occident.

Une gauche humble comprendrait que l’organisation politique estudiantine la plus active dans quasiment chaque campus des EU n’est pas un club socialiste ni une organisation autonome, mais une organisation des SJP (Étudiants pour la justice en Palestine). Mais notre gauche arrogante est engagée dans une réticence à tirer des leçons de ce qui précède, à prendre la chose au sérieux et à être dirigée par les sujets de l’empire colonial.

Omar termine son article par cette description du Hamas comme une entité politique énergique qui a astucieusement tiré les leçons des erreurs de son prédécesseur, l’OLP, tant dans la guerre que dans les négociations. Il a soigneusement investi ses ressources intellectuelles, politiques et militaires dans la compréhension d’« Israël » et de son centre psychique de gravité. Et, que cela nous plaise ou pas, le Hamas est aujourd’hui la principale force qui dirige la lutte palestinienne.

Personne en Occident n’aime cela. Cette description n’est égalée dans son exactitude que par son incompatibilité absolue avec le point de vue occidental de « l’Arabe » dans sa totalité. Le combat contre l’arrogance occidentale est une guerre ouverte sur de nombreux fronts depuis au moins trente ans. Les forces les plus abouties et sophistiquées dans cette guerre ont été arabes et musulmanes. Tout effort en vue de changer cela, de remplacer cette force par une force plus laïque ou internationale doit commencer par la compréhension de tout ce qui précède.

Tant que ce ne sera pas le cas, tant que nous, en tant que peuple, ne serons perçus autrement que comme de vulgaires barbares, nos mérites ne seront pas compris, nous ne pourrons ni reproduire nos succès ni dépasser nos réalisations.

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Publié le 29 juin sur Al-Mayadeen
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Lisez également : La gauche occidentale et la résistance islamique en Palestine

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