Gaza : À la croisée de la justice et du chaos
Il ne s’agit pas que de Gaza ; il s’agit du monde dans lequel vous vivez, du monde qu’hériteront vos enfants.
Dyab Abou Jahjah*, 9 septembre 2024
Si on permet d’oublier Gaza, cela va créer un précédent – le monde qu’hériteront vos enfants, lui aussi, pourrait faire l’objet de massacres sans qu’il en soit réclamé des comptes ; ce serait un monde où les puissants décideront de qui vit et de qui meurt, sans le moindre égard pour la justice.
Tel est le choix qui nous attend : soit Gaza marquera la fin de l’impunité, et le monde optera finalement pour la justice, soit il annoncera l’effondrement de tout ce à quoi nous prétendons attacher de la valeur – le pouvoir de la loi, la dignité humaine et l’avenir d’un monde civilisé.
Si nous n’agissons pas maintenant, Gaza va devenir le moment déterminant où le monde choisira de laisser les puissants réécrire les règles, nous rendant tous vulnérables au même sort. Il nous faut prendre une décision : Allons-nous permettre à ce précédent d’avoir lieu, ou allons-nous dire « jamais plus » ? L’avenir de nos enfants dépend de notre réponse.
Naturellement, d’aucuns pourraient prétendre que ce discours sur le règne de la justice et du droit a toujours été un mensonge et que nous le savions dès le début. Jusqu’à un certain point, ils auraient raison.
Mais le problème est plus compliqué, particulièrement quand on en vient à ce qui, juridiquement, est défini en tant que « crimes contre l’humanité ». Ces crimes ne sont pas que de simples crimes de guerre mais constituent une catégorie séparée de délits.
Les crimes de guerre impliquent des attaques contre des civils, qu’il s’agisse d’homicide, de viol, de vol ou de détention injustifiée, sans que ces actes fassent partie d’une politique systématique de la partie contrevenante.
Cela arrive dans chaque guerre, sans exception, et dans tous les camps. De même que chaque société a ses criminels, chaque armée a les siens. Par exemple, si un soldat ou un combattant tue un civil de sa propre initiative, il s’agit d’un crime de guerre, de la part de cet individu, mais pas d’un crime contre l’humanité dans le sens juridique du terme.
Toutefois, si le meurtre de civils est ordonné par des dirigeants, cela devient un crime contre l’humanité. La nature systématique des crimes de guerre peut indiquer qu’ils constituent un choix politique et stratégique, même en l’absence d’un ordre écrit officiel émanant de la direction. Quand les crimes sont systématiques, ils font intrinsèquement partie d’un plan plus large, systémique.
Les crimes de guerre systématiques peuvent être classés eux aussi comme des crimes contre l’humanité. En tant que tels, le droit international ne requiert pas la preuve d’un ordre spécifique pour établir qu’il s’agit de crimes contre l’humanité ; il requiert plutôt une preuve de l’intention. La nature structurée et répétitive de ces crimes sert de preuve de cette intention et cela suffit à les qualifier de crimes contre l’humanité, même s’ils n’ont pas fait l’objet d’un ordre explicite.
Bien des gens pensent que discuter de génocide nécessite la mort de centaines de milliers de personnes ou d’un pourcentage significatif de la population totale d’un groupe donné. Voici tout juste deux jours, j’ai vu sur une chaîne d’information un représentant d’une organisation juive de France qui disait que ce qui se passe à Gaza n’est pas un génocide parce que le pourcentage des personnes tuées représente quelque 2 pour 100 de la population. Pour qu’on puisse parler de génocide, 800 000 personnes devraient mourir.
Cette perception provient du fait que, dans la culture populaire européenne, le génocide est souvent associé à des événements comme l’Holocauste. De nombreux Européens ont tendance à croire qu’un génocide implique non seulement de très grands nombres de morts mais également des méthodes industrialisées d’exécution.
Le génocide rwandais a infirmé cette notion en démontrant qu’un génocide ne devait pas nécessairement être industriel – ce peut être un massacre direct, systématique, un massacre sanglant à une échelle de masse. Moins que cela n’est pas souvent reconnu comme génocide.
Cela explique pourquoi bien des Européens ne reconnaissent pas le génocide des Américains autochtones, qui s’est étalé sur plusieurs siècles et ne s’est pas appuyé sur des meurtres directs mais aussi sur la maladie, le déplacement et des conditions de vie particulièrement pénibles. On perçoit un modèle similaire dans les génocides coloniaux européens où, malgré des massacres à grande échelle, des millions de morts ont été en gros provoquées par les conditions brutales imposées par les colonisateurs plutôt que par la seule violence directe.
L’Européen moyen peut afficher une croyance différente, mais le droit international définit le génocide avec plus de précision. On peut établir qu’il y a génocide même si un petit nombre d’individus seulement – trois personnes, par exemple – sont tués, pour autant qu’il y ait une intention manifeste de détruire en tout ou en partie le groupe auquel appartiennent ces individus. Cette intention est l’élément clé de la définition juridique du génocide, ce que n’est pas l’ampleur de la tuerie.
À Gaza, cette intention est ouvertement exprimée par les dirigeants israéliens depuis des décennies. Il n’est nul besoin de spéculer – la chose a été déclarée à maintes reprises et explicitement : le but d’éradiquer le peuple palestinien, soit dans sa totalité, soit en partie. Quand une telle intention est associée au meurtre délibéré ne serait-ce que de quelques personnes seulement pour la simple raison qu’elles sont palestiniennes, les conditions juridiques d’un génocide et de crimes contre l’humanité sont remplies.
Sous le droit international, dont la Convention de 1948 sur le Génocide, l’intention de détruire un groupe « en tout ou en partie » est un élément déterminant. La preuve de l’intention ne nécessite pas une tuerie de masse mais plutôt une tentative manifeste et délibérée de détruire l’existence du groupe, que ce soit via la destruction physique ou par d’autres moyens. Quand un État ou des dirigeants articulent cette intention et agissent en ce sens, même si le nombre de victimes reste limité, cela satisfait au seuil juridique du génocide.
De plus, l’acte de tuer n’est pas indispensable pour établir l’existence d’un génocide ou de crimes contre l’humanité. Le simple fait de créer les conditions qui pourraient mener à la destruction en tout ou en partie d’un groupe est suffisant.
Dans le cas de Gaza, les conditions imposées par Israël ces 17 dernières années, et particulièrement les circonstances destructrices et horribles des onze derniers mois, fournissent une base manifeste à la désignation d’un génocide. Ces conditions à elles seules – sans même tenir compte des actuels massacres – satisfont déjà au seuil juridique du génocide, puisqu’elles montrent bien l’intention de détruire la population palestinienne, du moins en partie.
Maintenant, considérez ce cadre juridique à la lumière de l’actuel massacre de plus de 40 000 civils, dont 20 000 enfants, avec potentiellement cinq fois plus de victimes piégées sous les décombres ou tuées par les circonstances créées par Israël. Cette réalité intensifie le cas, ajoutant des preuves supplémentaires à la fois de génocide et de crimes contre l’humanité.
Un autre argument suggère que les actions d’Israël sont une réaction à ce que le Hamas a fait le 7 octobre. Toutefois, cet événement doit être perçu dans le contexte plus large des crimes contre l’humanité perpétrés par Israël depuis 1948 au moins, à commencer par une épuration ethnique et des actes de génocide toujours en cours – des massacres et la création de conditions favorables à la destruction du groupe palestinien.
Un contre-argument plus fort étayant cette logique dit qu’un génocide ne peut jamais être justifié par quelque événement que ce soit, y compris des actions de représailles. La vengeance n’est pas à sa place dans le droit international quand il s’agit de civils. Une punition collective via un génocide est toujours un génocide, quelle que soit la provocation invoquée.
Prenons, par exemple, le génocide arménien, qui est juridiquement reconnu en Europe. Ce génocide a eu lieu directement après des massacres perpétrés par des groupes arméniens extrémistes dans des villes turques et kurdes. D’un point de vue juridique, ce génocide est hors de propos. De même, le génocide rwandais n’est pas justifié par les massacres perpétrés par les forces d’opposition tutsi dans certains villages hutu, ni par l’assassinat du président du pays en abattant l’hélicoptère qui le transportait. Rien de tout cela ne compte.
Commettre un génocide en tant qu’acte de vengeance ne change rien au fait du génocide même. C’est comme si on disait : « Je suis allé chez mon voisin et je les ai tués, lui, sa femme et leurs enfants, parce qu’il avait tué mon frère. » Le fait qu’il a tué mon frère ne change pas que je suis un monstre et que je devrais être puni pour mon crime horrible. Ceci figure dans le droit pénal, qui traite du comportement humain individuel motivé par les émotions, les impulsions et les instincts. Et c’est bien pire encore, dans ce cas, quand c’est le fait d’institutions de l’État, de membres des Nations unies qui se prétendent démocratiques.
Ce qui se passe à Gaza est un crime contre l’humanité et un génocide, absolument défini et prouvé. Cela sera établi juridiquement tôt ou tard et sera reconnu historiquement, culturellement et sur le plan académique. Mais Gaza diffère de tout ce qui a eu lieu auparavant, particulièrement depuis la fin de la guerre froide, parce que c’est un génocide qui se déroule sous les yeux du monde entier, avec la bénédiction de ceux qui se prétendent le « monde libre », et leur soutien direct au tueur via des armes, de l’argent et les médias.
C’est quelque chose qui n’a eu lieu nulle part dans le monde depuis les années 1990, sauf en Palestine à une échelle plus modeste. Après les années 1990, les institutions internationales se sont précipitées pour réclamer des comptes aux perpétrateurs de crimes contre l’humanité, comme pour dire : « Voici la ligne rouge entre la politique et l’humanité. » Même si elles ne pouvaient leur demander des comptes ou si elles n’avaient pas le pouvoir de le faire, elles leur imposaient au moins des sanctions ou, dans les pires des cas, condamnaient et dénonçaient leurs actions.
Au contraire, aujourd’hui, les États-Unis menacent la Cour pénale internationale, accueillent favorablement le tueur et vont jusqu’à l’applaudir au Congrès.
Gaza représente le bilan final. Il marquera soit l’effondrement de l’arrogance incarnée par les États-Unis, leur client Israël et leurs alliés, ou il fera éclater l’illusion même d’une communauté internationale gouvernée par la loi et la justice.
C’est une fin sans horizon, un chapitre de clôture qui pourrait très bien annoncer la disparition d’idées, d’institutions et de mythes de longue date – ceux qui ont soutenu la façade d’un ordre mondial civilisé et la croyance en un système enraciné dans le pouvoir de la loi. Si l’on permet que Gaza tombe dans l’abîme des atrocités oubliées, ce sera le glas pour tout espoir de voir le droit international garder son sens.
L’incapacité d’agir, d’intervenir, de faire respecter la justice face au génocide et au châtiment collectif montrera bien que la communauté internationale n’est guère plus qu’une fiction accommodante, un écran de fumée derrière lequel règnent en maître le pouvoir et l’impunité. On n’assistera pas au seul effondrement de Gaza, mais en même temps à celui de l’ordre mondial même.
* L’auteur est président du Mouvement du 30 mars.
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Publié le 9 mars 2024 sur Mouvement du 30 mars
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Dyab Abou Jahjah interviendra dans le débat
“Après le 7 octobre : la Palestine et le monde”
Ce débat aura lieu le samedi 26 octobre 2024, de 18 h à 20 h, dans le cadre des “12 h pour la Palestine”, à la MPA, route de Mons 80, Marchienne-au-Pont.
Les autres intervenants seront Christophe Oberlin, chirurgien à Gaza, Michel Collon, journaliste d’investigation, Mohammed Khatib, coordinateur européen de Samidoun, réseau international de soutien aux prisonniers palestiniens et Saïd Bouamama, sociologue.
Les “12 h pour la Palestine” sont organisées par la Plateforme Charleroi-Palestine
en partenariat avec :
Arlac (Association des Réfugies Latino – Americains Et Des Caraibes) , Collectif Justice pour Imad, Comité Surveillance Otan, Entraide et Fraternité, Festival du Cinéma d’Attac, Frames Art, Front de Mères, FUIOQP (Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires), Investig’Action, Le Germoir, Les Soeurs de Coeur, Mouvement du 30 Mars, PCB-CPB, OVSP (Outil Solidaire contre les Violences Policières), PCP (Popular Comitee Palestine), Samidoun, Torathna, UPB (Université Populaire de Bruxelles), Ya Baladi, Vie Féminine