La distribution d’aide à Gaza : un « chaos » sciemment orchestré
Israël se sert de la très controversée Fondation humanitaire de Gaza afin de concentrer les Palestiniens dans des enclaves de plus en plus exiguës, en imposant leur déplacement par le biais du besoin. Nous assistons à la montée d’un nouvel humanitarisme où les sites d’aide deviennent également des zones de tuerie. (NDLR : un nouveau massacre a été commis ce dimanche 1er juin au matin : plus de 30 Palestiniens ont été tués, près de 200 blessés.

À Rafah, le 27 mai 2025, des Palestiniens affamés font la file en attendant une distribution d’aide organisée par la Fondation humanitaire de Gaza, gérée par les EU. (Photo : Social Media)
Abdaljawad Omar, 30 mai 2025
Nous n’assistons pas à une rupture du fonctionnement des choses tel qu’il a existé jusqu’à présent.
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui même, à Gaza, où l’aide alimentaire tombe du ciel comme des bombes et où les « corridors humanitaires » servent également de zones de tuerie, ce n’est pas à l’effondrement de l’humanitarisme mais à sa consommation logique dans des conditions de nécro-politique coloniale.
Il est tentant de percevoir ces scènes – le parachute qui ne s’est pas ouvert, les sacs de vivres détrempés de sang – comme des dysfonctionnements tragiques. Ce n’est pas le cas.
Elles appartiennent à la grammaire du système qui, longtemps, a associé les préoccupations humanitaires à la logistique militaire, les secours à la surveillance et l’aide à la domination.
Mais quelque chose a changé – non pas dans son contenu, mais dans sa forme.
Des décennies durant, Israël a entretenu une alliance difficile mais instrumentale avec l’architecture de l’humanitarisme. Dans le long laps de temps qui sépare les années qui ont suivi la Nakba et la destruction de Gaza, l’alliance a eu une fonction double : s’assurer une légitimité internationale tout en s’imposant des restrictions et, en même temps, chorégraphier la violence en l’intégrant au cadre de la « sécurité » et de l’« autodéfense ». La Croix-Rouge, l’UNRWA et toute une série d’ONG ont servi à la fois de témoins et de facilitateurs, limitant et légitimant en même temps toute la machinerie de l’occupation.
Dans cette guerre, l’humanitarisme n’est plus simplement absorbé et instrumentalisé : il est contourné, rejeté et cannibalisé.
La Gaza Humanitarian Foundation (Fondation humanitaire de Gaza – GHF), le nouveau modèle d’Israël sur le plan de la livraison de l’aide, fait montre de ce changement avec une clarté brutale : L’aide n’est plus médiée par le droit international ni par l’optique de la neutralité, mais elle circule par l’intermédiaire d’entrepreneurs privés américains placés sous commandement militaire.
Ce nouveau plan d’aide, Israël l’utilise dans le cadre de sa guerre démographique à Gaza : En orchestrant les flux d’aide vers des zones sélectionnées, principalement dans le sud, Israël s’emploie à condenser la population dans des enclaves de plus en plus exiguës et gouvernables. Cette concentration forcée n’est pas une conséquence de la guerre – c’est bel et bien, en fait, le but stratégique de la guerre.
En d’autres termes, l’aide est un outil de transfert par la douceur, poussant les Palestiniens vers des régions qui peuvent être facilement surveillées, contrôlées et finalement dissociées de toute revendication de la terre. Famine et désespoir ne sont pas des effets secondaires, mais des effets carrément voulus en imposant le déplacement par le biais du besoin.
Israël ne peut faire cela avec l’infrastructure humanitaire existante de l’UNRWA et du PAM (Programme alimentaire mondial). Il a tenté de le faire au cours de 19 mois de génocide et n’y est pas parvenu. C’est pourquoi la mise à l’écart des organisations humanitaires internationales indique un passage vers la gestion unilatérale de la bande de Gaza sous un nouvel appareil de contrôle humanitaire militarisé. En mettant ces institutions sur la touche, Israël fait de la place pour une infrastructure plus docile : des entrepreneurs privés, des programmes d’aide militarisés et des collaborateurs palestiniens formés en interne qui pourront administrer les populations locales sans s’opposer au régime élargi de l’occupation et de l’oblitération.
Sous couvert de soulagement, ces sites de distribution d’aide sont également des espaces chorégraphiés de piégeage, dans lesquels l’architecture du chaos, du désespoir et de l’humiliation est minutieusement mise en place. Les gens attendent pendant des heures sous un soleil accablant, sous les drones, sous les regards d’une armée d’occupation qui contrôle ce qui entre, qui vit et qui meurt. La foule apparaît, les barrières s’effondrent, des coups de feu partent et des Palestiniens perdent la vie.
La Palestinien n’est rendu visible qu’affamé et au bord de l’émeute. Dans de tels moments, la dignité n’est pas seulement différée, on en est systématiquement dépouillé, et cette dignité est remplacée par un déclenchement de désordre qui justifie d’autres tueries et un nouveau contrôle. Le site humanitaire devient le lieu où Israël peut attirer les affamés dans des zones de tuerie et utiliser une miche de pain comme prétexte à l’envoi d’une balle.
Le nouvel humanitarisme
Ceci inaugure un nouveau paradigme dans lequel l’humanitarisme n’est plus médié par le droit international ou via un consensus multilatéral, mais est désormais militarisé, privatisé et sécurisé. C’est du capitalisme de désastre poussé à l’extrême, qui érode les institutions humanitaires libérales en faveur d’entreprises néolibérales militarisées.
Les temps sont mûrs, pour ce genre de chose, parce qu’Israël s’est lassé de la performance. Il n’a plus besoin des rituels de contention, avec des décomptes de corps soigneusement mesurés, du langage proportionné de la résolution de conflit, des architectures juridiques érigées après la Seconde Guerre mondiale. À leur place, nous trouvons une nouvelle modalité de pouvoir qui transgresse ouvertement, met le monde au défi de répondre et progresse, non pas par légitimité, mais par impunité.
Ce qui est arrivé à Tal al-Sultan le 27 mai a donné au monde un autre aperçu encore de cette logique émergente. Pour l’inauguration du premier centre de distribution d’aide de la GHF, des milliers de Palestiniens s’étaient rassemblés, poussés par l’extrémité de la faim. Quand les clôtures se sont brisées sous le poids de la foule, les forces israéliennes ont répondu par ce qu’elles ont appelé des « coups de semonce ». À la fin de la journée, trois Palestiniens étaient morts, 48 étaient blessés et sept autres étaient portés manquants. Ce n’était pas l’échec de la logistique humanitaire mais bien l’accomplissement de la logique. Le site de l’aide était devenu le lieu où Israël pouvait attirer les affamés dans des zones de tuerie et utiliser une miche de pain comme prétexte à l’envoi d’une balle. (*)
Il ne s’agit pas simplement d’une nouvelle guerre contre Gaza, mais d’une guerre contre la catégorie même de l’« humain » quand il s’applique aux Palestiniens et, finalement, un remodelage qui impactera le monde entier. Là où notre discours humanitaire fonctionnait comme le cadre via lequel la violence pouvait être rendue lisible, disciplinée par le jargon juridique et tempérée par des communiqués de presse, on élimine désormais l’humanitarisme même comme s’il s’agissait d’une condition limitative.
Cette reconfiguration implique également une guerre contre la mémoire. Les organisations internationales, même limitées, fonctionnent souvent comme des gardiennes des archives de la faim, des attaques, de la déportation et de la mort. Avec leur expulsion viennent l’oblitération des témoins et la réduction au silence de toute documentation. L’absence d’observateurs institutionnels permet à Israël de poursuivre sa campagne d’anéantissement sans devoir s’encombrer des fardeaux que constituent l’image, le nombre ou le nom. Et cela, parce que la présence de l’ONU et d’autres organisations humanitaires, même si elles sont en partie complices, impliquait que le monde observait toujours et que l’aide était toujours distribuée d’une façon qui ne débouchait pas sur un nettoyage ethnique.
L’inégalité dans la faim
Outre qu’il concrétise des objectifs démographiques, Israël utilise également la GHF dans le cadre de sa politique, qu’on pourrait qualifier d’« inégalité dans la faim » : l’aide fournie par la GHF est malheureusement insuffisante pour pallier les immenses et urgents besoins de la population assiégée de Gaza. L »ONU estime qu’au moins 500 camions humanitaires sont requis quotidiennement pour assurer une survie élémentaire, alors qu’ils sont moins de 100 à avoir la permission d’entrer dans l’enclave. Une réduction délibérée de l’aide aussi marquée en dessous du seuil minimal de survie n’est pas seulement un acte de cruauté arbitraire, elle est censée créer les conditions d’un effondrement social.
On a déjà fait remarquer qu’on assiste ici au recours à une pénurie organisée de toutes pièces en tant que monnaie d’échange en vue d’extraire des concessions politiques de la part de la résistance palestinienne. Mais on devrait aussi insister sur le fait que la privation est un instrument de désintégration sociale : En distribuant juste assez de nourriture pour sauvegarder la dignité, le système engendre sciemment un désespoir moral. Le tissu social se désintègre, ce qui se traduit par l’érosion lente de la solidarité – le champ de bataille final de toute lutte collective.
C’est une chose que d’être confronté à une famine qui, au moins, signifie l’égalité devant la faim. C’est tout autre chose de laisser couler au goutte à goutte juste assez de ressources pour créer une lutte interne qui se traduira par la cannibalisation des relations sociales et qui frappera bien plus sévèrement encore que n’importe quel massacre.
La criminalité de l’aide
On pourrait dire qu’il y a deux sortes de criminalité à l’œuvre dans les corridors de la faim de Gaza. La première est aseptisée, institutionnelle et entièrement rationnelle. C’est ce que nous pourrions appeler la criminalité de la logistique perpétrée par le colonisateur. L’affamement délibéré est réalisé via le contrôle frontalier, en utilisant l’aide comme un spectacle, avec la fermeture étanche des sorties et, ensuite, le largage aérien du salut dans des colis proprement emballés. Ce n’est pas simplement un échec de l’éthique, c’est aussi un succès politique. C’est la criminalité des contrôles biométriques, du masque humanitaire qui dissimule les bottes militaires et elle a été rendue possible et par le cabinet de Netanyahou et par les gens comme Trump et consorts, cette synthèse curieuse du capitalisme gangster et de la violence étatique perpétrant des massacres au nom de l’ordre.
Mais ce n’est pas tout. Les collaborateurs organisés au niveau interne, les micro-seigneurs de la guerre qui « taxent » l’aide et la détournent avant qu’elle n’atteigne les affamés, forment un appareil local de distribution fondé sur le vol comme politique. Tel est le complément intériorisé de l’occupation – l’exécuteur colonisé recruté au beau milieu de la guerre afin de faciliter la poursuite de la désintégration sociale.
Dans ce cadre, le crime est partout : dans le massacre même, dans l’architecture même de l’aide qui crée le besoin qu’on en a. Israël n’est pas le seul criminel ; la configuration tout entière est criminelle, y compris les agences d’aide, la paperasserie, le silence, les drones qui survolent et le collaborateur sur le terrain.
L’autre « criminalité » se déploie quand la foule surgit, qu’elle défonce les clôtures et qu’elle atteint ce qui a toujours été à elle – le pain, l’huile, le riz, le droit de vivre. Ce n’est pas du pillage, mais la reprise de possession d’une subsistance volée. C’est la planification de ceux qui n’ont pas de planification, la logistique d’une communauté qui surgit entre les fissures d’un désespoir orchestré de toutes pièces. C’est le refus de mourir tous en ligne sous les drones, la dignité différée.
Les gens ne sont pas une foule, mais un flux – une force vive qui franchit la zone de confinement de la famine, qui libère la nourriture de sa prison de marque. Ce qu’Israël considère comme un chaos est en réalité une clarté collective.
Cette seconde criminalité – le crime de la survie – est incompréhensible pour les regards humanitaires et libéraux. Elle reste illisible pour les institutions conditionnées uniquement pour distinguer les nécessiteux dociles des déviants dangereux. Mais cet acte collectif consistant à prendre n’est pas un appel à l’aide, mais une rupture de la logique même qui a rendu l’aide nécessaire. Après 600 jours de massacres et de destructions, les clôtures sont tombées, les sacs ont circulé entre les mains et le temps colonial s’est mis à bégayer.
Cela aussi, c’est ce qui s’est déroulé la semaine dernière – les Palestiniens à Gaza ont surgi à travers une scène de domination minutieusement scénarisée, brisant l’illusion israélienne d’un contrôle total, même si Israël avait cédé sa souveraineté à des entreprises privées américaines. La scène en elle-même a été chamboulée à deux reprises : une première fois, quand la plupart des Palestiniens de Gaza ne se sont pas montrés, et la seconde fois, quand la foule a surgi à travers la clôture.
C’est donc le moment qui nous reste : un moment au cours duquel Israël ne se soucie plus de masquer ses actions derrière des feuilles de vigne humanitaires, mais méprise ouvertement le langage même qui masquait naguère sa violence. Et le monde est mis au défi – d’intervenir, certes, mais plus précisément d’affronter le fait que ses interventions et ses discours font toujours partie du problème, sont toujours creux et vides de la moindre substance.
On pourrait demander aux libéraux ce qu’il restera de ce langage, non seulement à Gaza, mais dans les temps futurs qui doivent encore venir.
Et, dans tout cela, ce qui reste important, c’est que, malgré tout, les Palestiniens trouvent encore une façon – que ce soit via un planning délibéré ou une rupture spontanée – des submerger les infrastructures de l’anéantissement.
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Abdaljawad Omar est un universitaire et théoricien palestinien dont le travail se concentre sur la politique de la résistance, de la décolonisation et sur la lutte palestinienne.
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Publié le 30 mai 2025 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine