Abubaker Abed : L’insupportable douleur de quitter Gaza

Le journaliste Abubaker Abed n’a jamais voulu quitter sa patrie. Il explique les décisions très pénibles qu’il lui a fallu prendre.

 

20 avril 2025. Abubaker Abed dans les rues de Dublin. (Photo : avec l'aimable autorisation d'Abubaker Abed)

20 avril 2025. Abubaker Abed dans les rues de Dublin. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Abubaker Abed)

 

Abubaker Abed, 12 mai 2025

La nuit avant mon départ a été noire et froide. Je n’ai pas dormi. Des explosions et des bombes illuminaient le ciel sombre. Des hélicoptères Apache allaient et venaient à proximité et ouvraient le feu sans cesse. Ma mère dormait près de moi, restant le plus près de moi possible après que j’avais décidé à contrecœur de quitter Gaza et ce, pour la toute première fois de ma vie. Avant d’en arriver à cette décision, j’avais eu de longues et douloureuses discussions avec elle, d’autres membres de ma famille et des amis.

C’était un choix impossible, le plus malaisé que j’aie jamais eu à faire – quitter son foyer en plein génocide. Nous étions le 15 avril. Je m’en allais le lendemain matin.

J’étais totalement opposé à mon départ jusqu’au moment où ma mère m’a dit : « Si tu restes, tu vas nuire à ta famille, parce qu’ils te bombarderont en même temps que nous et tes frères seront blessés. Tu devrais partir. » Je n’aurais jamais imaginé entendre de tels propos de la part de ma mère. J’étais dévasté et j’ai fondu en larmes. Le simple fait de penser que je représenterais un danger pour ma famille me remplissait de douleur et d’un chagrin profond, ainsi que d’un immense remords. Ç’a été le moment le plus pénible de toute ma vie.

J’avais été forcé de prendre cette décision et elle me semblait tout à fait erronée. Mon cœur battait fort et palpitait de douleur. La nuit s’est glissée vers une sorte de vide. J’ai gardé la trace de chaque heure, de chaque minute, de chaque seconde. Je me rendais compte qu’il pouvait s’agir, et pour de bon, de mes tout derniers instants à Gaza. Quand les lueurs de l’aube se sont mises à soulever l’obscurité et que l’appel à la prière de l’aube a retenti, deux énormes explosions ont résonné dans la pièce. On aurait dit que tout s’était figé. Mon esprit ne pouvait comprendre ce qui se passait.

J’ai pris une douche et j’ai fait mes bagages. Ce n’était pas difficile, parce que nous ne pouvions emporter qu’un petit sac contenant à peine plus qu’un simple changement de vêtements, une brosse à dents, un téléphone mobile et son câble de chargement. Telles étaient les conditions imposées par Israël. Je me suis alors livré à mes prières de l’aube (fajr). Je n’avais jamais quitté Gaza auparavant et c’était troublant, comme surréel. Je me comportais mécaniquement, presque comme un robot.

Les yeux de ma mère se sont remplis de larmes et elle s’est mise à pleurer. Je lui ai dit que je ne monterais pas dans le car si elle continuait de pleurer. « C’est à ta demande que je m’en vais », ai-je dit. Étouffé par l’angoisse, je lui ai chuchoté à l’oreille :

« S’il te plaît, fais que ce soit un grand moment, pas quelque chose de triste, et sois convaincue que nous nous retrouverons bientôt, si Dieu le veut. »

 

23 janvier 2025. Abubaker rédige un texte chez lui. (Photo : avec l'aimable autorisation d'Abubaker Abed)

23 janvier 2025. Abubaker rédige un texte chez lui. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Abubaker Abed)

 

Avant de m’en aller, j’ai pris une photo dans chaque pièce et j’ai embrassé les murs. J’ai regardé ma chambre et me suis promis de revenir dès que possible. Je suis allé dans la chambre en béton à l’étage : la pièce où j’avais rédigé mes reportages jour après jour pendant les 557 jours de génocide – d’où je fuyais, les ailes brisées, au-delà des murs d’un camp de concentration afin de gagner le monde extérieur.

Après avoir pris des photos de toute ma famille, nous sommes allés en ville avec mon père, deux de mes frères et mon ami docteur, pour prendre le car. Abdulruhman, un autre ami, était là aussi pour me saluer. Nous nous sommes levés et avons parlé et ri ensemble. Les yeux d’Abdulruhman étaient fatigués et comme pris de démangeaison quand il m’a offert son écharpe noire. Quand je les ai tous embrassés et que je leur ai dit au revoir, les émotions ont débordé. « Je reviendrai ici un jour, très bientôt » ont été les derniers mots que je leur ai adressés.

 

16 avril 2025, le matin du départ. De gauche à droite, Abubaker Abed, son frère un peu plus âgé Mahmoud, son frère aîné Mohammmed et son père, en face de leur maison à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza. (Photo : avec l'aimable autorisation d'Abubaker Abed)

16 avril 2025, le matin du départ. De gauche à droite, Abubaker Abed, son frère un peu plus âgé Mahmoud, son frère aîné Mohammmed et son père, en face de leur maison à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Abubaker Abed)

 

Correspondant de guerre par accident

Depuis le début de la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza, ma vie a été complètement chamboulée. Mes études ont été interrompues. En 2023, j’étais en dernière année de licence à l’université. Quand l’offensive israélienne s’est intensifiée, j’ai mis un terme à mes reportages sur le football et je me suis mué par accident en correspondant de guerre – afin de couvrir le génocide perpétré contre mon peuple et contre moi-même.

À l’exception de deux périodes – la semaine de trêve en novembre 2023 et le cessez-le-feu plus long en janvier dernier, qui a duré près de soixante jours – les bombes n’ont pas cessé de tomber sur Gaza. Al-Hassan Mattar, mon ami le plus proche, a été tué. La famille tout entière de ma tante a été balayée. Et une vingtaine de proches ont été tués au cours de deux autres bombardements qui ont ciblé la famille de mon autre tante.

Du fait que je suis immunodéprimé, le génocide a exacerbé les souffrances que je ressens depuis longtemps. J’ai contacté toute une série de maladies – une gastro-entérite aiguë, une bronchite et une hépatite A. À certains moments, je restais au lit des journées entières. Très rares étaient les vivres et les médicaments qui pouvaient entrer à Gaza, de sorte qu’il était quasiment impossible de trouver les ressources nécessaires à ma guérison.

Il y a un an, un groupe de volontaires a lancé une campagne en vue d’évacuer des étudiants de Gaza pour qu’ils poursuivent leurs études à l’étranger. Afin de postuler pour une bourse à l’étranger, plus spécifiquement en Europe, ces volontaires m’ont contacté et m’ont demandé mes documents officiels. Je les leur ai envoyés et leur ai donné mon consentement conditionnel : je ne quitterais uniquement Gaza que si le génocide prenait fin.

Quelques semaines plus tard, on m’a proposé une bourse d’études pour l’Irlande. C’était il y a environ un an. Au cours des mois suivants, j’ai refusé de quitter Gaza. Du fait que les journalistes étaient ciblés systématiquement, les organisateurs des bourses d’études étaient préoccupés par ma sécurité. Ils m’ont supplié de partir, mais j’ai refusé. Il me semblait que je n’avais pas le droit de laisser ma famille ou mon pays en plan. J’étais déterminé à combattre avec tout ce dont je disposais. Je voulais donner ma vie pour mon pays, parce que je sentais que ma voix pouvait changer les choses. J’insistais pour donner tout ce que j’avais jusqu’à mon dernier souffle. Ma patrie avait besoin de moi plus que jamais, et je voulais donc lui donner tout. J’ai eu plusieurs occasions de quitter Gaza tant avant qu’après l’invasion par Israël de Rafah, en mai 1924, mais ma résolution de rester et de faire des sacrifices pour mon pays n’a ni faibli ni diminué.

Fin mars, on m’a diagnostiqué une malnutrition aiguë. Pendant quelques semaines, cela m’a coûté cher. Chaque jour était une agonie, cela commençait par des douleurs au dos et aux genoux et cela finissait par une fatigue et une déshydratation terribles. Malgré cela, j’ai continué à couvrir l’indicible traumatisme et la souffrance à Gaza, et en particulier dans ma ville, Deir al-Balah.

Quelques autres étudiants palestiniens et moi-même avions reçu des bourses dans des universités irlandaises et l’ambassade d’Irlande nous avait dit que le départ de Gaza aurait lieu le 9 avril, en coordination avec l’armée israélienne et les institutions internationales de la santé. J’avais une semaine pour prendre ma décision. Ils m’avaient dit quelques jours avant cela qu’Israël avait pratiqué un examen sécuritaire et donné son autorisation à mon départ. Cela avait attisé la détresse de ma famille et la mienne, du fait que les Israéliens m’avaient publiquement calomnié et m’avaient pour l’essentiel collé une cible sur le dos. Mais, c’est alors que les Israéliens ont reporté le départ d’une semaine. J’étais soulagé, parce que je ne voulais pas me lancer dans un choix aussi malaisé.

Quand on m’a dit que le départ était confirmé pour le 16 avril et qu’il fallait que je prenne une décision définitive, j’ai été mis sur la sellette. Il me fallait réfléchir. De toute ma vie, jamais je n’ai été aussi anxieux. J’ai rapidement cherché une solution du côté de l’ambassade, qui comprenait et appréciait la situation difficile dans laquelle je me trouvais. Je pouvais dire oui et, ensuite, attendre jusqu’à la dernière minute, m’ont-ils conseillé. Cela n’a fait que rendre toute la procédure plus difficile encore. J’ai fini par être consumé d’appréhension et de confusion, et ces sentiments ne cessaient de croître de minute en minute.

Pourrais-je jamais revenir ?

« Dois-je rester ou partir ? » « Comment pourrais-je abandonner ma patrie et ma famille ? » « C’est la première fois que je m’en vais. Comment cela va-t-il aller ? » « Mes proches vont-ils être tués ? » « Pourquoi m’en vais-je ? » « Pourrai-je jamais revenir ? » « Pourrais -je encore embrasser mes parents un jour ? » « Ma chambre, la cour, les arbres, ma rue et tout ce qui m’entoure, ne les verrai-je donc jamais plus ? »

Ces questions hantaient sans cesse mon esprit. Je ne pouvais les éloigner.

J’ai passé beaucoup de temps à discuter de tout cela avec mes amis, mes proches, les gens pour qui je travaillais à l’étranger. Je n’étais pas certain de ce qu’il fallait faire. Chaque matin, je me réveillais avec plus de douleur et de fragilité encore.

Ma famille et moi craignions que les soldats israéliens ne m’arrêtent à la frontière. Je pouvais alors disparaître, comme tant de Palestiniens, dans une prison israélienne ou pire encore. Israël avait bombardé des convois internationaux à de nombreuses reprises, durant le génocide, si bien que j’étais terrifié à l’idée qu’ils pourraient frapper notre car. J’étais véritablement terrifié à propos de tout et de chaque choix. Jusqu’au matin du 16 avril, j’ai continué de réciter l’istikhara – une prière spécifique de l’Islam en vue de demander conseil à Allah dans les décisions importantes – et je L’implorais de bien vouloir me guider.

Le 15 avril, par un matin ensoleillé, flou et venteux, j’ai finalement été amené à prendre une décision et j’en ai informé ma famille. Après cela, j’ai passé chaque minute qui restait en sa compagnie. Nous avons posé ensemble pour prendre d’autres photos encore, avons pris ensemble notre déjeuner de gombo, que ma mère avait préparé parce qu’elle savait que c’était ce que je préférais manger.

J’ai emballé mes affaires. Même si les instructions à propos de ce que je pouvais emporter ne les reprenait pas, j’ai décidé de prendre les stylos et les cahiers que j’utilisais quand j’apprenais l’anglais, durant mon enfance. Je voulais les garder avec moi en guise de souvenir de mon histoire, si je m’en sortais.

Le lendemain matin, j’ai présenté ma CI au conducteur du car. Comme nous quittions Gaza, j’avais hâte de mémoriser chaque vue. Comme l’avait ordonné l’armée israélienne, nous nous sommes arrêtés à deux reprises en cours de route. À chaque arrêt, le conducteur a attendu un appel de la part des Israéliens lui disant soit de poursuivre le trajet, soit de faire demi-tour.

En cours de route, je constatais l’extrême dévastation de chaque bâtiment, surtout le long de la route de Salah al-Din. J’ai essayé de tout filmer de façon à pouvoir emporter avec moi une partie de cette douleur.

Les routes étaient si défoncées et endommagées que le conducteur ne pouvait même pas dégager la voie de ce qui l’encombrait tant que les Israéliens ne lui avaient pas donné l’autorisation de passer. Après nous avoir initialement arrêtés, ils ont levé la barrière métallique pour nous. J’ai jeté des coups d’œil à gauche et à droite. Il y avait des soldats israéliens partout – certains portaient des lunettes solaires, d’autres des fusils automatiques en bandoulière. Pas loin de là, je pouvoir voir certains d’entre eux qui attaquaient des maisons et tiraient à l’intérieur.

C’était la première fois que je voyais des soldats israéliens. Cela me faisait bouillir les sangs et exploser mon cerveau de voir ces tueurs à l’œuvre – ceux qui avaient bombardé et détruit ma patrie – d’aussi près et directement sous mes yeux. J’ai eu envie de descendre du bus et d’aller m’en prendre à eux. Il y avait des chars garés de chaque côté de la route. Devant nous, un hélicoptère Apache volait à basse altitude.

16 avril 2025. Abubaker Abed du côté palestinien du passage de Karam Abu-Salem à Gaza. (Photo : avec l'aimable autorisation d'Abubaker Abed

16 avril 2025. Abubaker Abed du côté palestinien du passage de Karam Abu-Salem à Gaza. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Abubaker Abed

 

Au moment où nous sommes passés, Israël procédait toujours à la démolition intégrale des immeubles résidentiels de Rafah. Quand nous sommes arrivés du côté palestinien du passage de Karam Abu-Salem, nous avons vu que tout un paquet d’aide – surtout des bouteilles d’eau – avait été mis au rebut et que des vivres pourrissaient sur place. C’était horrible à voir. Chaque fois que le car progressait et que je voyais plus de choses encore, mon cœur bouillonnait de nouveau.

Nous sommes descendus du car. Après avoir fait le pied de grue et attendu pendant trois heures environ, nous avons eu un bref contrôle d’identité. Le personnel palestinien du passage a été gentil et généreux avec nous. Après cela, nous sommes passés du côté israélien où un soldat israélien épiait le moindre de mes gestes. J’étais vraiment effrayé. On m’a ordonné de déposer toutes mes possessions dans une sorte de grande poubelle et de déposer le tout devant moi.

Après avoir été placée en face d’une caméra et d’un scanner corporel, on m’a finalement rendu la poubelle. Un travailleur palestinien m’a dit qu’ils avaient confisqué le chargeur de mon téléphone, une bouteille et certains vêtements et il m’a promis qu’il allait essayer de les récupérer et de me les rendre. J’ai choisi de continuer d’avancer et me suis approché du contrôle sécuritaire suivant.

Assis en uniforme à une table, avec un ordinateur portable et un M16 en bandoulière, un officier israélien vérifiait les CI et autres documents personnels. On nous a dit d’attendre dans un endroit dont murs et plafond étaient ornés de drapeaux israéliens.

Le cœur battant, je me suis approché de l’officier et lui ai tendu ma CI. Il l’a tenue sur le même plan que mon visage et a regardé les deux pendant un instant. Après avoir introduit mes données dans son ordinateur et donné un coup de fil, il a fixé mon visage une nouvelle fois. Il m’a alors demandé d’attendre tout en me nouant autour du poignet un bracelet rouge portant un numéro : 352753. Puisque mon groupe était parti, je lui ai demandé si je pouvais le rejoindre. « Non », a-t-il répondu. Quand je lui ai reposé la question, il m’a dit de m’asseoir sur une chaise et d’attendre.

 

16 avril 2025. Abubaker Abed à l'ambassade d'Irlande après avoir franchi le passage de Karam Abu Salem crossing. (Photo : Abubaker Abed)

16 avril 2025. Abubaker Abed sur le bus de l’ambassade d’Irlande après avoir franchi le passage de Karam Abu Salem crossing. (Photo : Abubaker Abed)

 

Je l’ai regardé – ainsi que les drapeaux israéliens qui nous entouraient – avec un mélange de douleur et de colère. Au bout de vingt minutes environ, il m’a laissé aller. Je me suis alors rendu vers une aire où plusieurs cars ornés de divers drapeaux européens, dont le car de l’ambassade d’Irlande, nous attendaient par-delà la frontière. Deux agents israéliens dans un véhicule de police ont escorté notre car tout le long du trajet vers le pont Roi-Hussein, où nous avons été fouillés une fois de plus, tout d’abord par des fonctionnaires israéliens, ensuite par des fonctionnaires jordaniens une fois que nous avons foulé le sol de la Jordanie.

Toute la Palestine
La première chose que j’ai vue en dehors de Gaza était le reste de la Palestine occupée – je n’avais jamais rêvé de pouvoir la voir de mon vivant. Nous sommes passés devant des panneaux indiquant Jérusalem, la mer Morte, Yaffa, Haïfa et Jéricho. Avec tristesse, j’ai regardé ma patrie défiler devant moi – dans l’impossibilité de la visiter – tout en voyant des colons qui tiraient leur plaisir de notre terre. Cela m’a profondément attristé. Les signes les plus sidérants que j’aie jamais vus de ma vie étaient les bâtiments historiques et collines de sel entourant la mer Morte, les vastes étendues vertes de palmiers et les magnifiques dates jaunes. Le rêve de ma vie était de pouvoir un jour parcourir toute la Palestine.

Mais je n’en ai eu qu’un bref aperçu, avant que nous ne franchissions la frontière vers la Jordanie. De là, nous avons fait route vers Amman, où nous avons passé la nuit dans un hôtel avant de nous en aller le lendemain soir depuis l’aéroport Reine-Alia à destination de Dublin, avec une escale à Istanbul.

 

17 avril 2025. Abubaker Abed à l'aéroport Reine-Alia à Amman, en Jordanie. (Photo : avec l'aimable autorisation d'Abubaker Abed)

17 avril 2025. Abubaker Abed à l’aéroport Reine-Alia à Amman, en Jordanie. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Abubaker Abed)

 

Le premier repas que j’ai eu en Jordanie consistait en un chawarma. Des larmes ont mouillé mes yeux en le déballant : j’étais étonné d’avoir autant de nourriture. Chaque saveur me ramenait des souvenirs de ma famille et des jours d’avant le génocide. Je n’ai pas du tout pu apprécier la nourriture. J’avais besoin de manger pour refaire ma santé, mais je n’avais pas d’appétit. Cela me faisait mal physiquement de consommer un repas aussi riche après avoir eu faim si longtemps. J’ai eu horriblement mal à l’estomac. La chose la plus poignante que j’ai vue après avoir quitté Gaza, c’étaient les gens qui vaquaient à leur existence quotidienne et qui mangeaient, alors que ma famille et mon peuple chez moi mouraient littéralement de faim.

Pour la première fois en près de 560 jours, j’ai également reçu des soins et une prescription de médicaments dont j’avais eu douloureusement besoin pendant des mois. C’étaient deux médications très fondamentales : un complexe de multivitamines et un antibiotique.

Le lendemain soir, à l’aéroport, nous nous sommes dirigés vers la porte d’embarquement pour prendre le vol. Les avions étaient une source de frayeur, pour moi – les seuls que j’avais jamais vus auparavant étaient des avions de combat. J’étais assis près du hublot à côté d’une dame palestino-américaine très gentille et agréable qui voyageait d’Amman vers les EU. J’ai regardé l’aile de l’avion et me suis tourné vers elle pour savoir si les grosses turbines attachées au bas des ailes étaient des missiles. « Non, c’est le moteur », a-t-elle répondu.

Elle avait déjà pris l’avion maintes fois auparavant et m’a expliqué tout ce que je devais savoir de cette expérience. Une fois en l’air, j’ai regardé par le hublot et j’ai aperçu la terre en bas avec émerveillement ; cela m’a aidé pendant tout un temps à oublier ma nostalgie et mes angoisses.

Nous sommes arrivés à Dublin le matin du 18 avril après toute une journée de voyage. Comme l’avion descendait, j’ai remarqué que tout était couvert d’arbres et d’étendues vertes. Malgré la pluie, c’était vraiment beau de voler dans les nuages.

Nous avons atterri, avons franchi le contrôle des passeports et repris possession de nos valises violettes. Je me suis retrouvé dans le hall des arrivées et j’ai vu mes amis, mon directeur de programme à l’université et deux de mes rédacteurs en chef. J’ai embrassé Jeremy Scahill, mon collègue de Drop Site, et j’ai salué Anealla Safdar, ma rédactrice en chef à Al Jazeera English. Je suis resté avec eux toute la journée et toute la nuit.

 

 

Nous sommes allés à l’hôpital pour un contrôle médical. On m’a donné une petite bouteille d’eau. J’en ai pris une gorgée et j’ai été étonné par sa pureté. J’ai senti les larmes me monter aux yeux et j’ai dit à mes collègues et aux gens qui m’entouraient que j’étais en état de choc. Je n’oublierai jamais l’eau contaminée que je buvais à Gaza. Quelques jours à peine avant de partir, je creusais encore des puits près de chez moi pour chercher de l’eau. J’ai bu cette eau en bouteille avec un certain remords, mais je m’en suis senti mieux. C’était comme si j’avais été transporté de l’enfer vers le ciel. Durant les jours qui ont suivi, nous avons mangé toute une variété de plats que je n’aurais jamais imaginés.

Pendant près de 560 jours, déjà passablement chamboulés, ma vie elle aussi avait subi des bouleversements. J’avais survécu à plusieurs attaques israéliennes, pendant mes reportages. Je couvrais des choses inexprimables sous forme de témoignages. Malgré toute l’angoisse et le traumatisme, j’ai continué. J’ai décrit la destruction des activités sportives à Gaza, ma passion, en fait. J’ai écrit sur le meurtre de mon meilleur ami Al-Hassan Mattar et sur l’immolation par le feu de Sha’ban Al-Dalou alors qu’il dormait sous une tente médicale à l’extérieur de l’hôpital.

 

Écrire sur un génocide

Écrire sur le génocide de votre propre peuple implique bien davantage que du simple journalisme. Cela signifie qu’il vous faut combiner votre souffrance et celle d’autrui. J’ai passé des heures à recharger mon équipement endommagé afin de pouvoir écrire. Je parcourais des kilomètres pour obtenir une connexion internet dans le but de transmettre une histoire ou d’en envoyer une copie en tant que message WhatsApp durant les horreurs de la nuit. Chaque jour était un nouveau traumatisme.

 

14 avril 2025. Abubaker Abed lors de son dernier reportage en direct à l'hôpital des Martyrs d'Al-Aqsa, à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza. (Photo : avec l'aimable autorisation d'Abubaker Abed)

14 avril 2025. Abubaker Abed lors de son dernier reportage en direct à l’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa, à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Abubaker Abed)

 

J’avais 20 ans quand j’ai commencé à écrire sur le génocide. Aujourd’hui, j’en ai 22. Mon espoir est d’être libre – de ressembler à n’importe quel jeune de 22 ans dans le monde. Je faisais des reportages sur le football et j’ai dû me recycler en correspondant de guerre, et j’ai continué de dire la vérité à pleins poumons et de partager nos tragédies avec un monde qui nous a laissés tomber au cours des 18 derniers mois.

Mon trajet a été difficile. Je suis né dans une matrice de souffrance, j’ai été élevé dans un camp de réfugiés aux murs clos et j’ai été confronté à d’innombrables combats et défis. J’ai grandi avec la guerre. J’ai passé des tas de nuits dans l’obscurité, sans la moindre lumière si ce n’est celle d’une bougie dont la cire fondait et me piquait les mains quand j’écrivais.

Gaza a toujours été un lieu de souffrance – le génocide nous a renvoyés vers un cercle de l’enfer plus bas encore que celui dans lequel nous avions toujours vécu. Dès le moment où le siège a été imposé, le cauchemar n’a plus jamais cessé. Il n’a fait qu’empirer.

J’aime la langue anglaise et je voulais m’adresser au monde entier, si bien que j’ai poursuivi mes reportages jusqu’au moment où je suis devenu la personne qui, depuis l’étranger, rédige le récit que vous lisez maintenant et qui a pleuré maintes fois pour l’écrire. Au fil des années, on m’a proposé une variété de bourses d’études un peu partout dans le monde, surtout aux EU, mais cela m’a été refusé par le siège et l’occupation. Nos seuls soulagements étaient la mer, les stades et quelques restaurants. Israël n’a jamais voulu que nous éprouvions de la joie, à Gaza mais, d’une façon ou d’une autre, nous avons trouvé la volonté de nous y opposer. Gaza est une zone de tuerie concentrée où quelque deux millions de personnes sont prises au piège, et pourtant, notre peuple est résilient. C’est aussi pourquoi je refuse d’abandonner mon sourire. C’est mon acte de rébellion silencieuse.

J’adore mon pays et je souhaiterais pouvoir y rester à jamais. Je n’ai jamais voulu faire du mal à ma famille. Mon corps m’a laissé tomber. Ma famille et moi-même partagions le sentiment qu’Israël me poursuivait et que ma mort était imminente. S’il n’y avait eu les remarques extrêmement blessantes de ma mère, je ne serais pas parti. Peut-être est-ce pour cela qu’elle les a prononcées – pour me faire partir. Ma famille, et particulièrement mes parents, est plus importante à mes yeux que ma sécurité personnelle.

La tristesse dans mon cœur après avoir vu ma Palestine occupée et sans égale. Je ne veux pas vivre dans cette terreur. Je veux briser les frontières et vivre aussi librement que n’importe qui dans le monde. Je veux mourir pour le moment où la Palestine sera libre. La Palestine dépend de nous. Notre terre fleurira de notre sang. Je suis ici pour mourir pour sa libération. Je continuerai d’écrire, de faire entendre notre cause partout et d’attiser les consciences jusqu’au moment où chaque pouce de la Palestine sera libre.

 

20 avril 2025. Abubaker Abed près du fleuve dans le centre de Dublin, en Irlande. (Photo : avec l'aimable autorisation d'Abubaker Abed)

20 avril 2025. Abubaker Abed près du fleuve dans le centre de Dublin, en Irlande. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Abubaker Abed)

 

Je n’oublierai jamais la gentillesse de l’ambassade d’Irlande, qui a fait passer ma sécurité avant toute chose et m’a procuré tout ce dont j’avais besoin. L’Irlande, c’est comme chez moi, désormais ; c’est la Palestine dans une autre partie du monde.

En dehors de Gaza, je combattrai de toutes mes forces pour changer le monde – pour continuer de parler jusqu’à ce que le génocide prenne fin. Il doit prendre fin. Maintenant.

 

*****

Publié le 12 mai 2025 sur Drop Site
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Lisez également : Pourquoi l’Irlande est la Palestine de l’Europe

Vous aimerez aussi...