Les journalistes en Cisjordanie persistent à vouloir être « la voix de notre peuple »
Il n’y a pas qu’à Gaza que les journalistes palestiniens sont dans le collimateur. Les journalistes en Cisjordanie travaillent également dans des conditions extrêmement pénibles.

27 novembre 2025. Des soldats israéliens empêchent des journalistes palestiniens de faire leur travail lors d’une opération militaire à Tubas, en Cisjordanie. (Photo : Nidal Eshtayeh / Xinhua/Sipa USA)
Synne Bjerkestrand, 10 décembre 2025
Pris entre une armée israélienne de plus en plus incontrôlée, des colons en effervescence et déchaînés et une Autorité palestinienne profondément impopulaire soucieuse d’étouffer au maximum les mauvaises nouvelles, ils sont nombreux à poursuivre leur travail en courant d’énormes risques personnels.
Hafez Abu Sabra, qui couvre le nord de la Cisjordanie pour la chaîne d’information jordanienne Roya News et a été lui-même victime d’une attaque aux gaz lacrymogènes en août dernier, a expliqué qu’en sus des risques normaux courus en assumant son gagne-pain, il en est d’autres spécifiques aux journalistes palestiniens et dérivant tous du fait que les Palestiniens vivent sous occupation militaire.
Ils se concrétisent par la violence directe émanant des soldats israéliens ou des colons qui vivent illégalement en territoire occupé, ainsi que des arrestations particulièrement violentes, des perquisitions domiciliaires et du harcèlement constant de centaines de personnes aux check-points de l’armée qu’on rencontre partout en Cisjordanie.
Depuis le 7 octobre 2023, Israël a intensifié sa politique de fragmentation de la Cisjordanie, aujourd’hui divisée par plus de 900 check-points, dont 240 nouveaux « portails » ou barrières routières aménagés ces deux dernières années.
Par conséquent, Abu Sabra a transformé sa voiture en bureau, vu les nombreux retards provoqués par les check-points. Il retire de son pare-brise son écriteau « Presse » avant de franchir n’importe quel check-point, car ce qui est censé le protéger a l’effet non désiré de le désigner comme cible.
« Je dors souvent dedans »,
dit-il de sa voiture, qui transporte tout son équipement, dont son ordinateur portable, sa caméra, son téléphone, ses chargeurs et ses micros.
« Mon bureau et ma maison sont dans ma voiture. J’ai là à manger, des vêtements, un frigo et du café. »
Ce n’est pas un boulot normal, s’empresse-t-il d’admettre, que d’être un journaliste palestinien.
« Ils sont la voix de notre peuple. Leur travail exerce une telle influence que les images des journalistes palestiniens réveillent le monde, aujourd’hui. Ils ont joué un rôle clé pour faire basculer l’opinion internationale en faveur du peuple palestinien »,
explique-t-il à The Electronic Intifada dans un parc public de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, entouré de hauts arbres dont l’ombre protège de la chaleur du soleil.
La ville, célèbre pour sa vieille ville historique, a toujours été une cible régulière des raids militaires israéliens, mais ceux-ci sont devenus de plus en plus fréquents au cours des deux années qui ont suivi le 7 octobre 2023.
Ses deux petites filles sont assises à ses côtés. Parfois, elles l’accompagnent quand il travaille, dit-il. La brutalité de l’occupation n’épargne personne : il est important, dit-il, que ses enfants apprennent non seulement l’histoire de la Palestine, mais également la réalité dans laquelle ils vivent.
Des décennies de violence
Depuis le meurtre de la correspondante d’Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, et particulièrement depuis le 7 octobre 2023, être journaliste en Palestine occupée est devenu de plus en plus dangereux.
Selon Al Jazeera, rien qu’à Gaza, Israël a tué plus de 275 journalistes et travailleurs des médias, dont 10 de la chaîne même.
Avant le 7 octobre, Israël tuait déjà des journalistes, mais à un rythme plus lent. Selon le Comité de protection des journalistes, en mai 2023, Israël avait tué « au moins » 20 journalistes en 22 ans, Abu Akleh étant l’exemple le plus connu.
Il n’a jamais été demandé de comptes à personne, à ce propos.
Israël a également intensifié une campagne d’intimidation et de répression. Sur 206 journalistes de Gaza et de Cisjordanie arrêtés depuis le 7 octobre 2023, la plupart sous la vague accusation d’« incitation au terrorisme », plus de 160 proviennent de Cisjordanie, affirmait en août le Syndicat des journalistes palestiniens.
« Nous comprenons qu’en tant que journalistes palestiniens nous soyons directement ciblés puisque nous transmettons un message qui défie les stéréotypes perpétués par les médias israéliens »,
déclare Abu Sabra.
Abu Sabra était un ami d’Abu Akleh, et son assassinat l’avait profondément affecté.
La violence militaire est une chose. Une autre est la violence des colons israéliens vivant illégalement en territoire occupé et un grand nombre d’entre eux se sont particulièrement enhardis, ces deux dernières années. Ce mois d’octobre, en fait, a vu le nombre le plus élevé, en un seul mois, d’attaques de colons en près de 20 ans, selon l’ONU, avec 260 attaques séparées dans toute la Cisjordanie.
Couvrir la violence des colons, déclare Abu Sabra, est ce qu’il y a de plus difficile.
« Ce sont essentiellement des gangs. Et quand un gang de colons attaque un certain endroit, ils ne font pas la distinction entre civils, journalistes, paramédicaux ou qui que ce soit. »
Vue sous cet angle, la violence des colons à l’égard des journalistes n’est pas différente des « souffrances que les Palestiniens subissent généralement ».
L’Autorité palestinienne elle aussi a exercé sa répression sur les journalistes. Selon Reporters sans frontières, entre janvier et mars cette année, les forces sécuritaires de l’AP ont arrêté temporairement ou convoqué neuf journalistes pour les interroger.
L’an dernier, des snipers de l’AP ont été accusés d’avoir tué l’étudiante en journalisme Shatha al-Sabbagh, 21 ans, lors de l’attaque de l’AP contre les combattants de la résistance cisjordanienne à Jénine, le 28 décembre 2024, c’est-à-dire moins de deux ans après que l’armée israélienne avait tué son frère aîné Mutasem al-Sabbagh en mars 2023, à Jénine également.
Un tribut psychologique
La mère des Sabbagh, Naheda, avait expliqué que c’était la mort violente de Mutasem qui avait motivé sa fille.
« Pour commencer, le journalisme, c’était ce qu’elle étudiait »,
avait-elle déclaré à The Electronic Intifada, alors qu’elle était assise sur un canapé bleu dans sa maison de Jénine, en septembre dernier.
« Mais, après le martyre de son frère, elle a voulu montrer ce que l’occupation nous fait, à nos enfants et aux Palestiniens en général. »
Son salon était rempli de photos de sa fille, et la plus grande montrait Shatha vêtue de son gilet pare-balles vert de la presse.
Naheda était avec Shatha quand elle avait été abattue. Rappelant non sans difficulté les événements de ce jour, elle a expliqué qu’elle-même, ainsi que Shatha, un ami et deux neveux, revenaient d’avoir été faire des courses. Sabbagh portait l’un de ses neveux et tenait l’autre par la main quand la fusillade a commencé.
Naheda était la plus proche de sa porte, de sorte qu’elle avait pu entrer, mais sa fille n’y était pas parvenue.
« Je n’ai pas pu la tirer vers moi »,
a-t-elle dit, alors que ses mains montraient comment elle avait tenté de l’attraper.
« Et ainsi je l’ai regardée dans ses yeux, parce que ma fille me regardait fixement. Et je lui ai dit ‘Ma fille, au nom de Dieu, pardonne-moi, je ne peux rien faire pour toi.’ »
Raneen Abahra a commencé à travailler comme journaliste en 2022, en tant que journaliste de TV free-lance pour plusieurs chaînes en arabe, tout en continuant de poursuivre ses études en journalisme.
« Dans ma carrière de journaliste, j’ai peut-être couvert trois histoires qui se sont bien terminées. Être journaliste en Palestine n’est pas facile »,
a-t-elle expliqué à The Electronic Intifada. Nous étions assis sur le toit plein de monde d’un restaurant au centre de Jénine. Abahra venait de terminer l’interview d’un apiculteur du coin.
C’est pendant l’offensive de l’armée israélienne contre Jénine, durant l’été 2023, qu’elle a vécu son expérience la plus difficile en tant que journaliste. Alors qu’elle travaillait dans le camp, elle et ses collègues dormaient dans les hôpitaux, prêts à travailler à toutes les heures.
« Mentalement, c’était un défi »,
dit-elle de l’impact émotionnel.
« Je parlais du martyre de quelqu’un et ma journée était finie, après ça, mais je ne cessais de revivre l’incident. Je perdais tous mes sentiments. »
En raison du tribut psychologique d’avoir couvert le génocide de son propre peuple depuis 2023, elle a décidé de faire un pas en arrière l’an dernier, et elle prépare pour l’instant un master en journalisme.
Abahra est fréquemment en contact avec des journalistes à Gaza et elle était particulièrement proche d‘Ismaïl al-Ghoul, abattu par l’armée israélienne en juillet 2024. Le ciblage permanent et ouvert des journalistes palestiniens l’a poussée à reconsidérer la raison pour laquelle elle travaille dans le journalisme.
« J’ai commencé à réfléchir, pourquoi allons-nous travailler et nous faisons-nous tuer ? Pour qui ? Le monde entend parler de nous depuis cent ans. Pourquoi devrions-nous mourir ? Aujourd’hui, je me pose la question : ‘Pourquoi devrais-je mourir si les gens m’oublient au bout de deux jours ?’ »
Malgré les dangers, toutefois, Abahra poursuit ses reportages sur les crimes de l’occupation.
« Je suis si fière d’être palestinienne »,
dit-elle.
« Les journalistes palestiniens sont parmi les meilleurs au monde, [même si] le monde les traite comme des numéros. »
« J’aime la Palestine. Pas avec des check-points, mais nous aimons notre Palestine »,
a conclu Abahra.
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Synne Bjerkestrand est un journaliste indépendant qui opère à partir de la Jordanie.
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Publié le 10 décembre 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine




