En pleine pandémie, les Bédouins du Néguev luttent pour se débrouiller
La crise du coronavirus a aggravé les années de négligence gouvernementale vis-à-vis des Bédouins du Néguev, plongeant ainsi une société jadis autosuffisante dans un dénuement de plus en plus profond.
Par Suha Arraf, 21 juillet 2020
« Il y a eu des jours où je n’avais rien à manger pour mes six enfants », explique A., une résidente du township bédouin de Rahat, dans le sud d’Israël.
« Je leur donnais du pain, avec du thé, en leur disant : ‘C’est tout ce que nous avons.’ Ce sont des braves gosses qui se contentent de peu. »
La crise du Covid-19 a affecté tout le monde, en Israël-Palestine, mais les citoyens bédouins d’Israël qui vivent dans le Naqab, c’est-à-dire le désert du Néguev – et un grand nombre d’entre eux vivaient dans la pauvreté et souffraient d’un taux de chômage des plus élevés déjà bien avant la pandémie – ont sans doute encaissé les coups les plus durs.
Kheir Al-Bazz, un travailleur social et secrétaire de l’AJEEC-NISPED, une ONG installée à Be’er Sheva qui se consacre au changement social et au partenariat arabo-juif, affirme que le taux de chômage dans le Néguev est parmi les plus élevés en Israël.
« Même avant le coronavirus, nous avions 30 pour 100 de chômeurs chez les hommes et 80 pour 100 chez les femmes. Nous n’avons toujours pas de statistiques exactes mais, selon mes estimations, les chiffres ont doublé depuis. »
En, 2018, d’après des données fournies par l’Institut national israélien des assurances d’Israël, toute autre famille au Néguev vit sous le seuil de pauvreté. L’image générale, c’est le dénuement et nous allons sans doute en voir les résultats d’ici quelques mois. Les gens ont épuisé le peu d’argent qu’ils avaient de côté et, aujourd’hui, ils sont en train de gratter le fond de la casserole.
Suliman Al-Qarini, qui a été travailleur social pendant vingt ans et qui, aujourd’hui, est chef adjoint du bureau d’aide sociale dans le Néguev, explique que
« deux tiers des familles arabes du Néguev vivaient sous le seuil de pauvreté, avant la crise. Aujourd’hui, on est sans doute aux alentours de 85 pour 100 ».
« De plus en plus de gens s’adressent à moi chaque année », poursuit Al-Qarini.
« Nous examinons en leur compagnie la façon de garantir leurs droits à partir de l’Institut national des assurances et le Service israélien de l’emploi, de même qu’en achevant des études supérieures et en prenant des cours. Dans la seule ville de Rahat, nous avons 5 500 cas de familles vivant de l’aide sociale sur 70 000 résidents. »
« Pendant le coronavirus, nous avons ouvert une ligne permanente », explique Al-Qarini. « La première semaine, nous avons reçu des centaines d’appels, des gens avec des familles que nous ne connaissions pas – des chauffeurs de bus, des travailleurs d’usines qui avaient fermé… Tout le monde mendiait de l’aide. »
Al-Qarini lui-même provient d’une famille pauvre et il a grandi avec 15 frères. Son père travaillait comme ouvrier et était à peine capable de subvenir aux besoins de sa famille. Al-Qarini et ses frères croyaient que leur billet de sortie de la pauvreté était de faire des études supérieures : Onze d’entre eux ont eu des diplômes universitaires et deux sont devenus médecins.
« Je suis très empathique, quand il s’agit des besoins des autres. J’ai grandi de la même manière qu’eux. Dans le Néguev, dix personnes vivent avec 5 000 shekels pour un mois. Les gens n’achètent pas de vêtements. Ils n’ont pas de voiture, de loisirs, d’aliments cuits ni non plus d’internet. Je connais un tas de familles qui ne peuvent se permettre de manger de la viande – uniquement les jours de fête, quand quelqu’un leur refile un petit morceau de viande.
« Nous avons rendu visite à une famille qui n’avait pas même une porte dans son appartement, et pas même un meuble ! J’ai vu un cas dans lequel la famille n’avait même pas l’argent pour emmener les enfants chez le coiffeur. Et il y a des centaines de familles qui vivent régulièrement ainsi. Imaginez ce qu’il va leur tomber dessus pendant le coronavirus ! »
La situation « tragique » des villages non reconnus
Al-Bazz, de l’AJEEC-NISPED, explique que, sans les dons, bien des gens mourraient de faim.
« Il y avait beaucoup de dons et de paniers de nourriture que les gens recevaient du mouvement islamique et de ses organisations. En tant qu’association non marchande, nous avons instauré un comité d’urgence sous lequel bien des organisations pourraient collaborer en distribuant des dons et de l’aide en général.
« Nous avons même reçu un peu d’argent du Commandement du front intérieur (des FDI) », poursuit al-Bazz.
« Le bureau d’aide sociale distribuait des bons d’achat pour les familles nécessiteuses et celles dont le travail avait été interrompu par la pandémie ont reçu des dédommagements de la sécurité sociale.
« Nous comptons les uns sur les autres et nous nous soutenons mutuellement, mais ce n’est pas la solution », ajoute-t-il.
« Nos enfants n’ont pas étudié ces six derniers mois du fait que la plupart des maisons n’ont ni internet, ni l’électricité, ni d’ordinateurs. Nous allons en payer le prix pendant de nombreuses années. »
De plus, ajoute al-Bazz, le gouvernement – qui se trouve plongé dans une crise économique – a suspendu ses financements de projets destinés à développer le Néguev. « L’Etat a désormais une excuse pour cesser les investissements pour lesquels nous nous battons depuis cinq ans », dit-il.
Les décisions gouvernementales concernant ces projets étaient censées être appliquées à la fin 2021 et elles devaient comprendre des investissements dans les conseils locaux et les villages reconnus, poursuit al-Bazz. Maintenant, toutefois, il y a un danger que la plupart des ces initiatives ne soient pas introduites dans le Néguev.
Le statut des villages non reconnus du Néguev, dans lesquels vit près de la moitié de la population bédouine de la région, est significativement pire. Outre le fait qu’on leur refuse les services élémentaires comme l’eau, l’électricité et des routes sûres, ces villages vivent sous la menace constante des démolitions et des expulsions ordonnées par l’Etat.
Certains résidents des villages non reconnus ont perdu leurs emplois et n’ont pas de revenu du tout, déclare al-Bazz — et, tant que les villages ne seront pas reconnus, leur avenir restera des plus précaires. Le refus de services publics, tels les transports, signifie aussi que les résidents n’ont aucun moyen de se déplacer pour aller travailler s’ils ne disposent pas eux-mêmes d’une voiture ou de quelque autre moyen de transport.
« La situation dans les villages non reconnus est tragique », dit al-Qarini.
« Les gens les plus affectés sont ceux qui ne reçoivent pas d’allocations de l’Etat, du genre de celles des personnes âgées et des handicapés, ou les allocations du chômage et de la sécurité sociale, ainsi que les mineurs d’âge et les femmes. »
« La pauvreté absolue »
A., dont le mari est sans emploi et qui a six enfants, travaillait comme assistante dans une crèche, et ce, pour un salaire minuscule. Désormais, dit-elle, elle et sa famille vivent dans la « pauvreté absolue ».
« Je me débrouille avec de la farine, de l’huile et des tomates », dit-elle.
« Je cuis 35 pitas tous les deux jours, et je fais de la chakchouka avec des tomates. Nous mangeons rarement de la viande – uniquement les jours de fête et une fois tous les quelques mois. Mes enfants n’ont aucune idée de ce que peuvent être des fruits. »
La pandémie a aggravé la situation, explique A., et l’a forcée à emprunter de l’argent afin d’acheter à manger pour ses enfants qui sont désormais à la maison toute la journée. Elle reçoit de petits cageots de nourriture du bureau d’aide sociale, ainsi que des bons d’achat d’alimentation.
« Si la situation se poursuit de la sorte, ça va être le suicide. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais pouvoir faire. »
Muhammad, un résident d’Abu Tlul, travaillait dans les transports jusqu’au moment où la pandémie est apparue. Sa femme ne travaille pas, et leurs huit enfants vivent également sur son revenu. Malheureusement, il ne gagnait pas assez pour mettre de l’argent de côté et il ne peut revendiquer des allocations de chômage du fait qu’il n’avait pas un emploi régulier.
Chaque mois, Muhammad et sa famille reçoivent un colis de nourriture du Mouvement islamique, dit-il, mais il n’y en a pas assez pour toute la famille. « J’ai honte de demander », poursuit Muhammad.
« Je ne suis pas un mendiant. Je ne me suis pas inscrit au comité de secours, mais quelqu’un leur a parlé de notre situation et ils nous ont envoyé des colis de nourriture. Je voulais m’enterrer tellement j’avais honte, mais j’ai besoin de cette aide. »
« Je n’ai pas la moindre idée de ce qui va se passer si la situation perdure », ajoute-t-il.
« J’ai pensé vendre ma Ford, mais elle est très vieille et je n’en tirerai pas grand-chose. Et comment travaillerai-je, après le corona[virus] si je n’ai pas de voiture ? Je suis effrayé et je n’en dors pas. »
De l’autosuffisance à la dépendance
« La société arabe dans le Néguev est l’une des plus pauvres du pays », déclare al-Bazz. Après avoir été une société historiquement autosuffisante vivant de la nourriture qu’elle produisait, dans les vingt années qui ont suivi la création de l’Etat d’Israël, les Bédouins palestiniens du Néguev « ont subi un changement draconien – de société productrice, ils sont devenus une société nécessiteuse et même dépendante », explique-t-il.
Le changement fut imputable à la politique israélienne de la terre, qui décida que les terres bédouines du Néguev seraient des terres d’Etat « devant être libérées des Arabes », poursuit al-Bazz. « Des villages et des villes furent construits afin de concentrer les gens dans des zones résidentielles. » Le résultat, ajoute-t-il, fut que toute une société subit des transformations au niveau de l’économie et de l’emploi auxquelles elle n’était nullement préparée.
Dans la foule, la société palestinienne du Néguev perdit toutes ses ressources sans recevoir les outils pour s’adapter à un mode de vie tout à fait différent.
« Les gens sont devenus dépendants de la sécurité sociale et des allocations, et il y a beaucoup de chômage. Et le changement de style de vie a également accru les dépenses ménagères – brusquement sont apparues des taxes sur le ménage, des factures d’eau et d’électricité. Il vous faut acheter de la nourriture, des vêtements, payer le téléphone, les frais de déplacement, etc. »
Ces changements ont été imposés à la population, insiste al-Bazz, et ce qui devait normalement évoluer au fil des siècles a, en lieu et place, été expédié de force en une vingtaine d’années.
« Nous avons quitté al-Razuq pour Rahat en 1978 », déclare Suliman al-Qarini.
« Il n’y a pas eu de préparation. Les gens qui élevaient des animaux dans le désert ne pouvaient se mettre à en élever dans leur maison, alors qu’ils n’avaient pas d’autre métier. Il n’y avait pas non plus de fonds équivalents à ce que recevaient les « moshavs » [coopératives agricoles juives israéliennes] dans le Néguev. Ils ont déplacé les gens à Rahat sans prévoir la moindre infrastructure – pas même les transports publics. Ceux-ci ne sont venus qu’en 2005. »
Al-Bazz surenchérit sur ce point.
« Le tribut émotionnel et économique de ce changement a été profond. Nous vivons dans un cycle de pauvreté. Même si je gagnais 10 000 NIS par mois, je resterais pauvre, du fait tout simplement que je vis dans une société pauvre. »
« Un long chemin à parcourir »
Le Néguev occupe officiellement l’échelon le plus bas de l’échelle socioéconomique du pays, dit Hanan Alkrenawi, de Rahat. Travailleuse sociale de formation, Hanan Alkrenawi, 50 ans, est la directrice des relations publiques du Centre Rayan de l’emploi installé au Néguev et créé en 2008 pour aider les résidents à reprendre des formations et à trouver du travail. Le centre propose des cours de formation professionnelle ainsi que des cours d’hébreu et il évalue les besoins en formation d’après le marché de l’emploi.
« La société israélienne n’était pas très chaude à l’idée d’embaucher des Arabes du Néguev, voici une dizaine d’années », explique-t-elle.
« Les seules options d’emploi étaient les écoles et les conseils locaux. Il n’y avait pas assez d’enseignants dans le Néguev, ni non plus suffisamment de commerce et d’industrie, de sorte que nombreux étaient ceux qui se tournaient vers la sécurité sociale et recevaient une garantie de revenu. Financièrement, les femmes dépendaient des hommes. »
« Il y eut une sorte de transformation en 2010 », poursuit Hanan Alkrenawi.
« Les femmes ont compris qu’elles étaient économiquement opprimées et, à Rahat, elles se sont mises à étudier et sont entrées sur le marché de l’emploi. Elles ont commencé à travailler comme entrepreneurs et ont entraîné avec elles d’autres femmes pour travailler comme fermières. Elles travaillaient auparavant sur le marché noir, ne gagnant que 100 à 120 NIS, de sorte que Rayan les a aidées à trouver des emplois et à obtenir leurs droits. »
Hanan Alkrenawi d’ajouter que, ces quelques dernières années, Rayan s’est particulièrement focalisé sur l’apport d’aide aux femmes : « Si le Néguev est au bas de l’échelle, alors les femmes sont au bas du bas… »
Une éducation supérieure est également un facteur clé pour aider les femmes à accéder à l’emploi, explique al-Bazz.
« Dix pour 100 seulement de nos jeunes accèdent à l’enseignement supérieur, et deux tiers d’entre eux sont des femmes. Elles vont dans les universités parce que c’est un refuge pour elles – cela leur permet de quitter la maison et de s’extraire de leurs conditions de vie habituelles. »
Les femmes désireuses d’entrer dans le circuit de l’emploi rencontrent d’autres problèmes, ajoute al-Qarini. Bien que les villages reconnus aient accès à un service de bus, s’ils loupent ce bus, ils ne disposent pas d’autre moyen de se rendre au travail. Les villages non reconnus, par contre, n’ont pas de transports publics : seule la ville de Rahat dispose de services de bus ininterrompus, ajoute-t-il.
« Le Néguev a toujours été négligé et le coronavirus a rendu la situation bien pire encore », déclare Hanan Alkrenawi.
« Le chômage a atteint les universités. Les femmes terminent avec succès leurs études et, ensuite, elles doivent marcher des heures pour se rendre au travail. Il y a des docteurs et des juristes qui travaillent dans l’agriculture ou la construction. C’est déprimant, pour les jeunes. Nous avons engrangé de nombreux succès, au fil des années, mais il reste beaucoup de travail à faire et un long chemin encore à parcourir. »
Publié le 21 juillet 2020 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal
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