Joseph Massad : « L’histoire d’amour entre les EAU et Israël »

Joseph Massad : Ces dernières décennies, les Etats du Golfe s’étaient alliés avec l’Iran et avaient soutenu l’OLP afin de sauvegarder leur régime. Désormais, ils soutiennent Israël pour la même raison.

Suite à l’annonce de l’accord de normalisation, de nombreuses manifestations ont eu lieu à Gaza, en Cisjordanie occupée et à Jérusalem/Al-Quds. Par exemple, le FPLP a organisé plusieurs rassemblements dans la bande de Gaza notamment à Khan Younis le 17 août 2020. Photo : via Collectif Palestine Vaincra

Au début de l’année 2006, une controverse est apparue aux Etats-Unis à propos de la vente d’une firme britannique à Dubai Ports World (DPW), une entreprise émiratie appartenant à l’Etat. DPW allait reprendre la gestion de six importants ports américains qui lui avaient été échus par cette vente, quand le sénateur démocrate pro-israélien Chuck Schumer avait tenu une conférence de presse à laquelle s’étaient jointes des familles des victimes du 11 septembre et au cours de laquelle il avait accusé la reprise par DPW de menace contre la sécurité nationale. 

Alors que la vente avait été approuvée par le département américain du Trésor et qu’elle avait bénéficié de l’appui du président George W Bush, la controverse avait abouti à la décision du Congrès de reporter la vente.  

La campagne contre DPW fut lancée par une petite firme installée en Floride, Eller & Co, qui avait deux joint-ventures avec la société implantée à Londres qui avait vendu ses avoirs à DPW. Eller engagea des avocats et poursuivit une « stratégie juridique qui cherchait à mélanger des questions de sécurité nationale et des détails d’une discussion très technique d’affaires », selon un article publié dans le Wall Street Journal. L’action en justice d’Eller citait des commissions fédérales qui avaient enquêté sur les attentats du 11 septembre, faisant remarquer que « plusieurs des pirates » avaient transité par les EAU pour se rendre aux Etats-Unis.

L’hystérie américaine contre les Arabes

En mars 2006, le Comité du Congrès américain sur l’appropriation vota par 62 voix contre 2 pour bloquer le marché. Schumer et Hillary Clinton, sénatrice à l’époque, menaient la charge. Alors que Bush menaçait de s’opposer à la législation, la société émiratie choisit de désamorcer la situation en vendant ses avoirs à une firme américaine.

Ce ne fut pas une campagne arbitraire, mais une campagne qui suivit l’hystérie anti-arabe d’après le 11 septembre et que les hommes politiques tant israéliens qu’américains pro-israéliens exploitèrent au profit de la très longue opposition d’Israël à d’étroits liens entre les Etats-Unis et les pays arabes. Depuis 2006, le gouvernement des EAU fait ami-ami avec Israël dans l’espoir que le lobby américain pro-israélien cesse de bloquer ses investissements et que les Israéliens interviennent en son nom auprès du Congrès américain.

En 2010, le ministre israélien des infrastructures de l’époque, Uzi Landau, du parti israélien extrémiste et raciste Yisrael Beiteinu, fut invité à assister à une conférence sur l’énergie renouvelable organisée à Abou Dhabi, devenant ainsi le premier ministre israélien à visiter la capitale des EAU. D’autres hauts responsables encore allaient suivre en 2016 et 2018. 

En fait, 2018 fut une année prometteuse pour les investissements émiratis, puisque ce fut celle où l’administration Trump récompensa les EAU de la poursuite de leurs relations avec Israël et approuva un contrat de 50 ans au profit de la société émiratie Gulftainer pour qu’elle développe et gère un port situé au Delaware, cette fois, sans qu’il y ait la moindre controverse.

En 2009, les EAU autorisèrent pour la première fois les athlètes israéliens à participer aux événements sportifs internationaux se déroulant aux EAU mêmes, mais refusèrent de faire jouer l’hymne national israélien ou d’amener les couleurs israéliennes. Cela changea en octobre 2018 et, depuis lors, les relations entre les EAU et Israël ont progressé rapidement. Les forces aériennes émiraties ont également effectué des sorties en compagnie des forces aériennes israéliennes au cours de manœuvres militaires communes avec les Etats-Unis.

Trahir la lutte palestinienne

Depuis l’annonce du nouvel accord de normalisation, le 13 août, il est reproché aux EAU de « trahir » la lutte palestinienne. Les défenseurs des EAU se sont empressés d’affirmer que les Palestiniens n’avaient guère témoigné de gratitude pour le soutien fourni par les Emiratis des années durant à la résistance palestinienne. 

Alors que, dans les années 1970 et 1980, un soutien important avait effectivement été accordé à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) par feu le dirigeant des EAU, Sheikh Zayed, ses successeurs s’étaient montrés nettement moins prodigues. La générosité émiratie dans les années 1970 et 1980 faisait en fait partie intégrante de la générosité financière générale des régimes arabes du Golfe envers l’OLP. Les motivations n’étaient pas idéologiques, mais politiques.

Les années 1950 et 1960 avaient vu un grand soulèvement révolutionnaire dans les Etats arabes du Golfe, y compris en Arabie saoudite, où les grèves des travailleurs du pétrole avaient été la norme ; au Bahreïn, avec son mouvement estudiantin très actif à l’époque ; au Koweït, avec l’engagement des intellectuels dans le nationalisme arabe de gauche ; et avec les révolutions importantes au Yémen et à Oman. 

Au Yémen, le renversement du souverain dynastique déclencha la colère, puis la guerre de la part des Saoudiens, guerre qui attira l’armée égyptienne au côté des républicains et déboucha sur une aide militaire secrète d’Israël aux Saoudiens et aux loyalistes yéménites. Quand les Sud-Yéménites marxistes furent en mesure d’établir leur propre Etat révolutionnaire en 1967, les dirigeants du Golfe se sentirent profondément ébranlés.   

La stratégie américaine à l’époque consistait à consolider l’alliance saoudo-iranienne contre tous ces groupes révolutionnaires, une alliance qui resta intacte jusqu’à la destitution du shah à la fin des années 1970. Sous le shah, l’Iran était un proche allié d’Israël.

Le soutien révolutionnaire

La guerre révolutionnaire menée par le Front populaire pour la libération d’Oman et du golfe Persique fut écrasée par une coalition de troupes britanniques, iraniennes et jordaniennes qui vola au secours du sultan d’Oman. Le défi lancé en 1970 par les guérilleros palestiniens (auxquels se joignirent des Jordaniens de gauche) au très autocratique roi Hussein, dont l’armée fut victorieuse, tira la sonnette d’alarme pour bon nombre de ces régimes. 

Sur le front marocain, le Front Polisario révolutionnaire proclama en 1976 une république indépendante dans le Sahara occidental, qui est resté sous occupation marocaine à ce jour.

Alors que tous ces groupes révolutionnaires soutenaient la lutte palestinienne, un grand nombre s’inspiraient directement de la révolution palestinienne. C’est dans ce contexte que les régimes arabes conservateurs choisirent de financer l’OLP, à condition qu’elle ne soutienne aucun des groupes révolutionnaires arabes cherchant à les renverser. Le dirigeant de l’OLP à l’époque, Yasser Arafat, était tellement favorable à ces termes qu’il désavoua complètement la lutte du Polisario et qu’il choisit le camp du roi Hassan II du Maroc.Légende photo : Février 2020.

Après l’invasion du Liban par Israël en 1982 et l’expulsion de l’OLP du Liban pour la Tunisie, l’OLP emprunta une trajectoire descendante de renoncement complet à ses références révolutionnaires. La révolution iranienne fut perçue comme la nouvelle menace extérieure pour la sécurité des dictatures du Golfe, qui amenèrent celles-ci, en même temps que les Etats-Unis et la France, à déchaîner Saddam Hussein contre la jeune révolution. 

Vaincu, abandonné par les familles dirigeantes du Golfe et poussé à la faillite, Saddam décida d’envahir le Koweït en 1990. L’invasion en 1990-1991 de la péninsule arabique par les Etats-Unis et la coalition porta le coup de grâce à l’accord conclu par les régimes arabes au début des années 1970 de financer l’OLP afin de s’assurer qu’il n’aille pas soutenir leur opposition locale. 

Avec la chute de l’Union soviétique la même année, l’OLP perdit son soutien diplomatique et ses sponsors du Golfe. A ce moment, non seulement l’OLP avait cessé depuis longtemps d’être un mouvement révolutionnaire, mais la plupart des luttes révolutionnaires dans le Golfe furent également vaincues.

Des intérêts mutuels

Les attentats du 11 septembre mirent en danger le statut des régimes du Golfe aux Etats-Unis, du fait qu’ils firent l’objet d’une campagne médiatique américaine hostile ainsi que de l’animosité du Congrès. C’est à ce moment qu’ils commencèrent sérieusement à s’ouvrir à Israël, espérant qu’en retour de ces relations plus étroites, Israël allait contribuer à faire cesser l’hostilité des Etats-Unis. Toutefois, dans le cas des EAU, cela n’alla manifestement pas assez vite pour faire cesser la campagne contre les EAU au moment de la controverse de 2006 concernant DPW.

Une fois que la menace de Saddam fut neutralisée avec l’invasion américaine de l’Irak en 2003, tous les efforts tendirent à la sauvegarde des régimes du Golfe face à la prétendue menace iranienne. Comme le nouvel Iran était déclaré ennemi d’Israël, les intérêts mutuels partagés par les dirigeants du Golfe et Israël passèrent encore plus à l’avant-plan.

Les soulèvements palestiniens de 1987-1993 et de 2000-2005 constituèrent une inquiétude pour ces régimes, mais quand les accords d’Oslo mirent un terme à la Première Intifada et que l’intensification de la collaboration de l’Autorité palestinienne (AP) avec Israël mit un terme à la deuxième, les Palestiniens ne furent plus perçus comme une menace.

Mais tout changea avec les soulèvements de 2011 dans le monde arabe, de la Tunisie à l’Egypte, jusqu’au Yémen et en Syrie. La menace interne pour l’Arabie saoudite et d’autres pays redevint réelle. La lutte opposait désormais, d’une part, l’Arabie saoudite et les EAU, qui soutenaient les dictatures arabes, et, d’autre part, le Qatar, qui soutenait les Frères musulmans dans un certain nombre de pays arabes.

A l’instar des EAU et de l’Arabie saoudite, le Qatar s’est engagé dans la survie des régimes du Golfe, mais il a vu dans la prise de contrôle de l’Egypte, de la Libye et de la Tunisie par la Fraternité musulmane néolibérale une façon de neutraliser des révolutions plus radicales qui pouvaient menacer les régimes du Golfe, particulièrement du fait que la Fraternité musulmane entretenait des relations amicales avec les Etats-Unis et qu’elle n’était plus nécessairement hostile envers Israël. 

Les EAU et l’Arabie saoudite ont été plus prudentes et ont cru que la chute de l’un ou d’autres dictature arabe pouvait annoncer la fin de leur pouvoir. Du fait que les révolutions arabes ont été cooptées et réduites à néant avec le soutien de la propagande d’une nouvelle classe libérale d’intellectuels arabes financés par des ONG occidentales et d’autres du Golfe, la stabilité fut restaurée. 

Les nouveaux ennemis

Le Hamas, dont les liens organisationnels avec la Fraternité musulmane sont fondamentaux depuis sa création même, était désormais isolé à Gaza, soumis à des invasions meurtrières et criminelles du régime d’apartheid israélien et bouclé en même temps par le régime pro-israélien de l’Egypte. Il était donc relativement neutralisé en tant que menace potentielle.  

Pendant ce temps, la montée militaire du Hezbollah et son éclatante victoire sur l’armée israélienne en 2000 et 2006, combinée avec son alliance avec l’Iran et le Hamas, ont fait du mouvement la cible principale de l’hostilité des Américains, des Israéliens, des Saoudiens et des Emiratis.  

L’élimination des menaces révolutionnaires internes contre les régimes arabes, qui s’est transformée en un combat entre celles sponsorisées par le Qatar et celles sponsorisées par les Saoudiens et les Emiratis – et dont les derniers rounds ont été livrés en Syrie, en Libye et au Yémen – ont préparé la voie à une amitié plus étroite entre les dirigeants du Golfe et Washington. La seule chose qui irrite les nouveaux alliés, c’est le Hezbollah et son allié iranien, et se traduit par des efforts permanents, quoique vains jusqu’à présent, pour éliminer les deux.

Dans les années 1950, les Américains ont mis sur pied le pacte de Bagdad pour détourner l’attention d’Israël/Palestine et convaincre le peuple arabe que c’était l’Union soviétique, et non pas Israël, qui était leur ennemie. Le pacte réunissait l’Iran, la Turquie, l’Irak, le Pakistan et la Grande-Bretagne. Tous les autres pays arabes refusèrent de s’y joindre et l’Irak s’en retira en  1959. A l’époque, la Turquie comme l’Iran étaient des talliés d’Israël ; aujourd’hui, tous deux sont les pays les plus hostiles de la région à l’égard d’Israël, alors que les pays arabes sont ses amis les plus proches.

Les régimes du Golfe mêmes étaient en alliance étroite avec le shah d’Iran dans les années 1960 et 1970 et ils soutinrent l’OLP dans les années 1970 et 1980. Ils ne le firent pas par principe, mais spécifiquement pour sauvegarder leurs régimes. Aujourd’hui, ils soutiennent Israël et s’opposent à l’Iran, au Hezbollah et aux Palestiniens exactement pour la même raison.

Cette très vieille contradiction, par laquelle les tyrans arabes qui oppriment leur propre peuple ont été en position d’hostilité à l’égard d’Israël – qui, à son tour, a opprimé le peuple palestinien – s’est terminée. Aujourd’hui, tous les oppresseurs des peuples arabes se sont ouvertement mués en alliés.


Publié sur le 21 août 2020 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal

Joseph Massad

Joseph Massad

Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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