Commémorer la Nakba le jour même de l’ « l’indépendance » israélienne, à Bruxelles
En compagnie d’amis et d’activistes, Eitan Bronstein Aparicio a commémoré la Nakba à Bruxelles, le jour de « l’indépendance » d’Israël.
Eitan Bronstein Aparicio, 16 avril 2021
Hier, afin de commémorer la Nakba, nous sommes retournés dans l’espace public israélien. Non pas en Israël, mais en face de son ambassade, à Bruxelles, la ville où nous résidons. En compagnie d’amis et d’activistes qui, pour la première fois, commémoraient la Nakba le jour anniversaire de l’indépendance israélienne. Certains d’entre nous sont des Israéliens, ou d’anciens Israéliens et tous nous sommes juifs. Les conversations que nous avons eues entre nous autour de la préparation des affiches et des pancartes ont soulevé des questions sans réponse. « Est-ce vraiment une journée de l’indépendance ? » D’« Israël » ? Oui, j’ai insisté. Même si je n’aime pas cette journée et que je ne soutiens certainement pas l’existence d’un État juif. Toutefois, c’est une réalité que nous devons modifier et il n’est pas question de dire le contraire.
Quand nous nous sommes trouvés en face de l’ambassade avec une pancarte mentionnant « Rappelez-vous la Nakba », il ne s’est pas passé une minute avant qu’un gardien de la sécurité de l’ambassade (voir photo plus haut) fonce sur nous pour tenter agressivement de nous arracher la pancarte. Nous nous sommes immédiatement approchés de lui pour lui demander en hébreu qu’il cesse de se conduire en… Israélien. En fait, ce n’est pas exactement ce que nous lui avons dit, mais c’était exactement dans ce sens-là, puisque son impudence dans sa façon de nous traiter avec tant de brutalité nous rappelait Israël. Un souvenir déplaisant. Ensuite, il nous a traités de « lâches » et a appelé la police. La police a abondé dans son sens et un policier s’est rendu après cela au domicile d’un des activistes et l’a prévenu que, la prochaine fois, il lui faudrait demander l’autorisation de manifester.
En Israël, la Journée de l’indépendance et, avant cela, le jour commémoratif des soldats tombés, sont les journées les plus chargées de l’année. Le deuil de ces pertes juives – et juives uniquement – est présent partout. Le revirement qui se produit à la fin de la journée du souvenir – l’ouverture des célébrations de la journée de l’indépendance – telle est la manie qui succède immédiatement à la dépression. Les Israéliens se rendent dans les parcs pour griller des animaux entiers et envahir les rues avant de se rassembler devant des scènes de spectacle pour y chanter « notre magnifique pays ». C’est très dérangeant et c’est ainsi que pendant vingt ans je me suis occupé de parcourir les rues pour rappeler aux Israéliens le prix terrible qui a été payé (et qui l’est toujours !) pour l’instauration de l’État juif.
Malheureusement, les Israéliens juifs qui commémorent la Nakba dans l’espace israélien lors de la Journée de l’indépendance ont pour ainsi dire disparu. Un très petit nombre de personnes, naturellement, désapprouvent les réjouissances nationalistes ou en sont horrifiés, mais ils s’enferment alors chez eux, ferment leurs fenêtres et espèrent (en vain) que le vacarme de ce débordement militariste festif, qui perce les cieux partout dans le pays, ne pénétrera pas dans leur espace privé.
À distance, depuis Bruxelles, l’intensité des émotions et l’exposition aux journées nationales sont nettement plus faibles. Elles se tiennent dans la mémoire et dans les espaces virtuels des divers médias. Le fossé entre l’intensité de la journée de l’indépendance en Israël et le fait de la vivre de loin indique que la vie réelle est toujours ici et qu’elle ne s’est pas complètement transplantée dans les nouveaux médias.
La distance géographique elle aussi permet de penser plus clairement au colonialisme d’implantation israélien. En Israël, du fait que l’évidente réalité du pays réside dans une occupation et une entreprise d‘expropriation perpétuelles, elle s’est diluée dans le flux de l’existence particulièrement stressante que l’on mène dans ce pays. La distance de quelques milliers de kilomètres et le calme relatif de la vie en Europe m’ont permis de comprendre l’une des caractéristiques distinctives du colonialisme israélien lorsqu’on le compare à ses « homologues » des États-Unis, du Canada et d’autres pays encore : c’est un don qui nous a été octroyé, une évidence, sans qu’il soit besoin de l’une ou l’autre médiation ou interprétation. Dans les autres pays créés par le colonialisme de peuplement, la dépossession des peuples autochtones s’est diluée pour la plupart des gens dans les espaces et discours publics. Naturellement, elle reste bien présente dans les structures économiques, culturelles et linguistiques, mais celles-ci requièrent une médiation académique ou activistes pour les dénoncer. Aux États-Unis, par exemple, on peut admirer le paysage de la nature sans apercevoir le moindre signe de la vie des premières nations dans ce paysage. Pour découvrir ces signes, il faut obligatoirement aller fouiller au-delà de ce que l’on voit souvent.
En Israël, par ailleurs, la Palestine est présente en tellement d’endroits malgré les efforts en vue de l’effacer et de la nier. Il est impossible de déambuler dans les quartiers de Talbiyeh et de Katamon, à Jérusalem-Est, sans remarquer les impressionnantes demeures arabes où habitent les Israéliens juifs depuis la dépossession des Palestiniens en 1948. La même chose vaut aussi à Jaffa, Haïfa et dans bien des kibboutzim. Et le processus colonial d’implantation se poursuit aujourd’hui, la Nakba se poursuit, comme on le sait très bien. À Sheikh Jarrah, un quartier palestinien de Jérusalem, on expulse régulièrement des familles de chez elles au profit des colons israéliens.
De ce point de vue, la Nakba n’est pas un souvenir qu’il convient de rappeler, comme le suggère notre pancarte. C’est une réalité contemporaine qui a commencé en 1948 et qui n’a toujours pas cessé à ce jour. À moins, peut-être, que le souvenir ne puisse est interprété différemment ? Non pas comme quelque chose qui s’est produit et qui appartient au passé. Le souvenir existe à l’intérieur de nous-mêmes. « Tout se matérialise dans le souvenir », nous a enseigné Hannah Arendt. L’expérience humaine n’est rien d’un souvenir qui dure, et c’est ainsi que le commandement « Rappelez-vous la Nakba » suggère que l’on ouvre les yeux pour voir la Nakba au présent. C’est en mémoire des réfugiés déportés, mais aussi de la façon dont le retour de leurs descendants a été empêché, et des conditions de vie insupportables à Gaza et dans les camps de réfugiés à travers le Moyen-Orient.
En tant qu’habitants privilégiés de l’Europe, il est important pour nous de mentionner également la responsabilité de ce continent en tant que « parent du sionisme ». Sans le soutien enthousiaste de l’Europe, depuis le début de l’entreprise sioniste jusqu’à nos jours, la Nakba n’aurait pas eu lieu et les Palestiniens n’auraient pas été expulsés de leur patrie. En tant qu’Israéliens non sionistes, nous aspirons à voir le jour où nous pourrons retourner dans un État réellement indépendant et non un État qui s’appuie sur sa puissance militaire et sur l’Europe et les États-Unis.
Publié le 16 avril 2021 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Eitan Bronstein Aparicio a fondé Zochrot en 2001 et il est également cofondateur de De-Colonizer, en compagnie de la Dre Eleonore Merza Bronstein. Il s’agit d’un laboratoire de recherche et d’art orienté sur le changement social et sur l’opposition à la nature colonialiste du régime israélien. Pour en savoir plus, il suffit de consulter le site www.de-colonizer.org.
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