Les Palestiniens en Israël et la promesse illusoire d’une citoyenneté inclusive

La citoyenneté israélienne est un produit de la conquête coloniale sioniste de la Palestine. Alors que les colons juifs étaient perçus comme d’authentiques sujets de la citoyenneté, par conséquent habilités à obtenir une citoyenneté automatique selon un semi-droit de naissance, la citoyenneté palestinienne fut élaborée comme un acte bienveillant, un geste de l’État. Cela reste vrai aujourd’hui. L’histoire de la création de la citoyenneté israélienne constitue une partie du problème et n’en est pas la solution.

Des Palestiniens de '48. Photo : Keren Manor/Activestills.org

Des Palestiniens de ’48. Photo : Keren Manor/Activestills.org

Lana Tatour, 15 août 2020

Il est presque impossible de concevoir les Palestiniens en Israël en dehors du cadre de la citoyenneté israélienne. Souvent, on définit les Palestiniens de 1948 comme des citoyens palestiniens d’Israël, des Arabes israéliens ou des Palestiniens israéliens. Ces expressions ne décrivent pas vraiment le statut juridique des Palestiniens de 1948. Elles connotent plutôt d’une identité à laquelle la citoyenneté israélienne est inhérente.

Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, le discours politique et la mobilisation des Palestiniens en Israël s’articulent autour de la citoyenneté. Les Palestiniens de 1948 se sont battus pour développer une vision plus substantielle, plus significative et plus inclusive de la citoyenneté, afin de se muer de citoyens de seconde classe en citoyens égaux. Par exemple, Al-Jabha, connu comme le Front démocratique pour la paix et l’égalité, a fait valoir des revendications libérales en faveur de l’égalité civile, alors qu’al-Tajammu’, connu comme l’Assemblée démocratique nationale, prônait une citoyenneté multiculturelle s’appuyant sur la reconnaissance des Palestiniens de 1948 en tant que minorité nationale.

Le discours politique des Palestiniens en Israël est concentré sur la réforme de la citoyenneté israélienne. Même la récente Loi de l’État-Nation, qui détermine que le droit à l’autodétermination est un droit exclusif du peuple juif, et le « deal du siècle »  de Trump, qui comprend une proposition en vue de transférer dix villages palestiniens de la zone du Triangle vers l’État palestinien et de priver 250 000 Palestiniens de leurs citoyenneté israélienne, n’ont pas compromis la centralité de la citoyenneté comme clé de l’appartenance politique et de l’accomplissement des droits politiques, civils et sociaux. N’empêche qu’elle continue à nous faire défaut.

Cette absence requiert un réexamen radical de la promesse illusoire de citoyenneté israélienne en tant que véhicule vers la transformation politique. Il est temps de remettre en question la citoyenneté en tant qu’institution. La citoyenneté israélienne ne s’est pas révélée comme une institution autonome ou neutre ni comme une institution antagoniste du colonialisme sioniste d’implantation. Au contraire, elle a plutôt émergé de la domination coloniale. Après tout, la citoyenneté israélienne est un produit de la conquête coloniale sioniste de la Palestine. L’infériorité des Palestiniens de 1948 y a été ancrée et elle est devenue inhérente au régime israélien dès le début. Même si Israël a accordé des droits de vote et, plus tard, la citoyenneté à certains des Palestiniens qui étaient restés dans les territoires qu’il avait contrôlés après sa création, l’État israélien n’a jamais considéré les Palestiniens comme des autochtones dans son espace ou comme des gens bénéficiant naturellement des droits.

Pour comprendre la vulnérabilité de la citoyenneté palestinienne en Israël aujourd’hui, nous devons nous tourner vers l’histoire de la création de la citoyenneté en Israël. Dans les lignes qui suivent, je retourne à la période de 1948 à 1952. C’est durant cette période qu’ont été promulguées la Loi du Retour (1950), qui décide du droit des juifs à la citoyenneté, et la Loi de la Citoyenneté (1952), qui décide du statut des Palestiniens de 1948. Cette période formative, au cours de laquelle les pierres angulaires constitutionnelles du régime israélien de la citoyenneté ont vu le jour, montre que la citoyenneté israélienne a été considérée comme une institution de domination et qu’elle a fonctionné en tant que mécanisme d’épuration ethnique en gardant la grande majorité des Palestiniens en dehors de son champ d’application, c’est-à-dire en situation de réfugiés et en exil. Elle a également servi d’instrument de fabrication de race en créant une hiérarchie entre les juifs et les Palestiniens en fonction de critères raciaux. Alors que les colons juifs étaient perçus comme d’authentiques sujets de citoyenneté par conséquent habilités à obtenir une citoyenneté automatique selon un semi-droit de naissance, la citoyenneté palestinienne fut élaborée comme un acte bienveillant, un geste de l’État. Cela reste vrai aujourd’hui. L’histoire de la création de la citoyenneté israélienne constitue une partie du problème et n’en est pas la solution.

Le suffrage arabe en tant que souveraineté juive

Les élections inaugurales en Israël, qui eurent lieu en janvier 1949, constituèrent le premier moment significatif où Israël dut traiter avec le statut des Palestiniens qui étaient restés dans les territoires qu’il contrôlait. Le suffrage fut la principale question avec laquelle Israël fut aux prises. Les dirigeants israéliens décidèrent d’étendre les droits de vote aux Palestiniens sous leur contrôle. Selon Shira Robinson, cette décision fut guidée par des contraintes internationales. Quand la première demande d’affiliation d’Israël à l’ONU échoua en 1948, Israël en soumit une seconde. Les craintes d’un autre échec poussèrent vivement les dirigeants israéliens à accorder le droit de vote à certains Palestiniens.

D’autres considérations géopolitiques de territoire et de souveraineté ont également joué un rôle dans la décision d’Israël d’étendre les droits de vote aux Palestiniens. Alors que la plupart des ministres soutenaient l’octroi du droit de vote, Bechor-Shalom Sheetrit, le ministre des Affaires des minorités, prétendit que le suffrage arabe contrevenait aux intérêts juifs, puisqu’il fallait encore délimiter les frontières. Mobilisant les lois internationales pour faire entendre ses revendications, Sheetrit demanda :

« Quelqu’un oserait-il envisager que l’Angleterre accepte dans son parlement des résidents des territoires qu’elle administre ? »

À cela, le ministre de la Justice, Felix Rosenblueth (plus tard connu sous le nom de Pinhas Rosen), répondit :

« Nous avons fait quelqu’un chose qui enfreint peut-être les lois internationales : Nous avons appliqué les lois de l’État aux territoires administrés. Ce qui fait que nous avons l’obligation d’organiser les élections dans ces territoires aussi. »

Rosenblueth et les autres ministres comprirent ce que Sheetrit avait omis : que la question du suffrage était intimement liée à la question du territoire et de la souveraineté. En appliquant la législation israélienne dans les territoires que la communauté internationale n’avait pas encore reconnus comme faisant partie de l’État juif (particulièrement dans certaines parties de la Galilée) et en organisant des élections et en accordant le droit de vote les Palestiniens de ces territoires, Israël gardait en suspens la question du territoire et des frontières. En effet, l’État hâtait la reconnaissance internationale de sa souveraineté sur ces territoires en créant des faits sur le terrain. La participation des Palestiniens aux élections mettait encore plus au premier plan la légitimité d’une annexion de facto. Le vote des Arabes constituait donc un instrument en faveur de la concrétisation de la souveraineté juive.

La citoyenneté : un instrument de nettoyage ethnique

Les dirigeants israéliens étaient profondément divisés à propos de la question de savoir si Israël avait besoin de créer sa propre citoyenneté nationale. La même aspiration poussa aussi bien les opposants que les partisans d’une loi de la citoyenneté : pour limiter le nombre de Palestiniens en Israël et pour conforter le nettoyage ethnique des Palestiniens. Les partisans de la loi n’étaient pas mus par des sensibilités inclusives. Ils prétendaient que laisser sans solution la question de la citoyenneté allait mettre en danger la supériorité démographique juive. Une loi de la citoyenneté, affirmaient-ils, allait cimenter ce qui était légal et ce qui était illégal et, par conséquent, définir qui pourrait être déporté. 

Ben-Gourion, toutefois, s’opposa avec véhémence à la promulgation d’une loi de la citoyenneté. L’échange suivant, entre lui et le ministre des Transports de l’époque, David Remez, illustre cette position :

Ben-Gourion. Quand vous avez un pays dans une situation stable, la question de la citoyenneté est simple. Mais ici, vous demandez de prendre des décisions sur des questions qu’il ne nous intéresse pas de finaliser.

David Remez. En suivant votre logique, admettons que les questions des frontières et des réfugiés arabes ont été réglées, mais que, trente ans après, nous occupions un territoire additionnel. Que devrions-nous faire, dans ce cas ?

Ben-Gourion. Dans ce cas, la loi de la citoyenneté attendra trente années de plus. Nous sommes dans une situation instable et changeante ; pourquoi donc devrions-nous nous mettre dans les ennuis en résolvant cette question ? Je ne saisis par l’urgence…

Aussi longtemps qu’Israël s’étendit territorialement et aussi longtemps que la question des frontières resta en suspens, Ben-Gourion chercha la flexibilité. La citoyenneté, reconnaissait-il, pouvait fournir des protections qui rendraient plus compliqués, sinon quasiment impossibles, les scénarios d’expulsion future. Pour Ben-Gourion, la consolidation territoriale l’emportait sur les considérations de démographie. Une fois qu’on s’était assuré le territoire, le statut des Palestiniens était une question qui resterait en suspens – pendant des décennies, s’il le fallait. Cette ligne de raisonnement guida sa prise de décision. Par exemple, en mai 1949, le cabinet discuta la question hypothétique de l’absorption de la bande de Gaza qui, à l’époque, comptait entre 150 000 et 170 000 habitants palestiniens, au cas où un accord international la proposait à Israël. Ben-Gourion n’hésita pas un instant : sa réponse fut un « oui » sans équivoque. 

Alors que certains membres du cabinet craignaient une augmentation du nombre de Palestiniens, Ben-Gourion voyait la situation dans son ensemble. Il savait que tant que la citoyenneté officielle n’existerait pas, la résidence ne se traduirait pas nécessairement en suffrage ou en citoyenneté et que le suffrage ne signifierait pas nécessairement citoyenneté non plus. Créer un statut vulnérable pour les Palestiniens sous pouvoir israélien fut le principe qui le guida. Il voulait que leur statut reste une question de convenance administrative – et de préférence militaire.

Le statut que Ben-Gourion envisageait était une combinaison de l’actuel statut des Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza et du statut de résidence des Palestiniens à Jérusalem-Est, résidence qui est aisément révocable par la convenance administrative ministérielle.

En dépit des objections de Ben-Gourion, le gouvernement décida de transformer la proposition en loi. Elle fut adoptée par l’étroite marge de six voix contre cinq.

La citoyenneté en tant que geste

Après le vote du gouvernement, le ministère de la Justice fut chargé d’élaborer une loi de la citoyenneté universelle qui s’appliquerait tant aux Palestiniens qu’aux juifs. Ceci, toutefois, s’avéra difficile. Le cabinet rejeta tous les projets du ministère. Il percevait comme insultante l’idée de placer la citoyenneté juive sur un pied d’égalité avec celle des Palestiniens. Comme le déclara Ben-Gourion :

« Il est nécessaire d’avoir une loi de naturalisation, mais pas pour les juifs. Un juif qui vient s’installer dans le pays est automatiquement un citoyen ; il lui est garanti d’avance le droit d’être un citoyen. Je fais une différence ici, non dans les lois, mais dans les droits à l’égard de ce pays. Les autres se voient accorder le droit d’être ici uniquement suite à un acte de bienveillance, mais pas le juif. Lui, il est titulaire de ce droit. C’est un postulat fondamental. ».

Zerach Warhaftig, du Front religieux uni, un avocat qui fut plus tard membre de la Knesset et ministre du cabinet, suggéra la création de deux lois au lieu d’une. La première, la Loi du Retour, qui fut promulguée en 1950, procure à chaque juif le droit d’immigrer en Israël (‘aliya) et de se voir accorder automatiquement les droits de citoyenneté. Sous cette loi, les juifs étaient considérés comme des sujets naturels et authentiques de la citoyenneté. Le peuple juif, prétendait Ben-Gourion, « a d’avance le droit (…) de s’établir dans cette terre ». La seconde, la Loi de la Citoyenneté de 1952, fut conçue pour gérer la citoyenneté des Palestiniens dont la citoyenneté était considérée comme résultant de la bienveillance de l’État et non comme un droit naturel. Ensemble, les deux lois transformèrent les colons juifs en autochtones et les autochtones palestiniens en étrangers.

La solution de Warhaftig permit aux dirigeants israéliens de discriminer les Palestiniens tout en gardant une apparence de libéraux. Comme le commenta Ben-Gourion :

« Je suggère que la loi de la citoyenneté ne s’applique en pratique qu’aux non-juifs, sans qu’il soit besoin de le mentionner (…) elle s’appliquera à tous sauf aux juifs. »

Au contraire des juifs, le droit des Palestiniens à la citoyenneté n’était pas inconditionnel. La citoyenneté des Palestiniens de 1948 était réglementée dans la section 3 de la Loi de la Citoyenneté (citoyenneté par résidence). Cette section de la loi excluait automatiquement tous les réfugiés palestiniens et elle appliquait des contraintes juridiques qui limitaient les Palestiniens de 1948 dans leur qualification en vue d’un statut de citoyenneté. Par conséquent, 63 000 seulement des quelque 160 000 qui, estimait-on, vivaient en Israël en 1952, reçurent la citoyenneté via l’application de la loi. La loi était si restrictive que le droit de vote lors des premières et deuxièmes élections parlementaires ne garantit pas l’extension de la citoyenne au cas où une personne ne satisfaisait pas aux conditions établies. Par conséquent, bien des Palestiniens se virent refuser la citoyenneté bien qu’ils aient bénéficié du droit de vote dans le passé.

Ceux qui se sont vu refuser la citoyenneté par résidence ont dû demander la citoyenneté en fonction de la section 5 de la loi, la citoyenneté par naturalisation, qui était destinée à gérer la naturalisation des immigrants étrangers (non juifs). Les Palestiniens qui se trouvaient en dehors du champ d’application de la section 3 étaient désormais sur le même pied que les immigrants étrangers. Eux, les autochtones, devaient prouver leur résidence légale dans le pays et faire preuve d’une « certaine connaissance de la langue hébraïque » ; des exigences qu’on n’imposait même pas aux immigrants colons juifs. 

La naturalisation des Palestiniens avança lentement. L’État israélien ne naturalisa que 218 Palestiniens entre juillet 1952 et janvier 1959. Des milliers de cas se retrouvèrent devant les tribunaux. Le statut de citoyenneté de certains fut réglé à la fin des années 1960, suite à la décision d’Israël de se joindre à la Convention sur la réduction des cas d’apatridie. D’autres durent attendre l’amendement de 1980 de la Loi de la Citoyenneté, qui étendit la citoyenneté aux Palestiniens qui avaient été enregistrés comme citoyens pour juillet 1952 et qui étaient entrés légalement par la suite. Même aujourd’hui, des centaines de Bédouins du Néguev restent apatrides et leur statut de citoyenneté doit toujours être résolu, alors que l’État essaie de faire progresser des plans en vue de dénaturaliser les citoyens palestiniens. De plus, en dépit de leur statut officiel de citoyens, l’État israélien considère toujours les Palestiniens en Israël comme des hôtes temporaires et des gens déplaçables.

La fausse promesse de citoyenneté

Depuis plus de sept décennies, les Palestiniens en Israël mobilisent leur citoyenneté afin d’obtenir la reconnaissance de leurs droits, et ce, avec un succès limité. La citoyenneté a été un moyen important de sumud pour les Palestiniens de 1948 en Israël. Toutefois, alors que la citoyenneté, en majeure partie, permettait aux Palestiniens de 1948 de rester dans leur patrie, elle restreignait également leur combat. Ceci n’est nullement un appel aux Palestiniens de 1948 de renoncer à leur combat. Nous hâterions ainsi notre propre expulsion. Mais il y a une différence entre se cramponner à la citoyenneté et en faire une question de survie et engager notre liberté et notre dignité sur cette même citoyenneté.

La citoyenneté est une institution trompeuse ; elle officialise la domination et en même temps la cache. Elle permet l’inclusion, mais cette promesse est une illusion. Même sous sa forme libérale la plus progressiste, la citoyenneté fait toujours partie du colonialisme de peuplement, au lieu d’y être étrangère, ou extérieure. Il n’y a pas de possibilité d’égalité dans la citoyenneté, dans le cadre de l’État colonial. Il est temps d’étendre notre imaginaire politique et de penser au-delà de la citoyenneté. Notre liberté dépend de notre capacité à transcender la citoyenneté et sa logique destructrice.


Publié le 15 août 2020 sur Assafir arabiye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

*Cet article s’appuie sur un autre article récemment publié dans l’Arab Studies Journal.

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