Le sourire, un acte de résistance en Palestine occupée

Sous les menaces d’emprisonnement et d’expulsion, les sourires palestiniens constituent un puissant message de résistance et d’espoir : « Notre sourire bat leur brutalité. »

Meryem Afifi au moment de son arrestation

Mahmoud Soliman, 11 août 2021

Depuis plus de sept décennies, les Palestiniens vivant en Palestine occupée sont confrontés à un nettoyage ethnique et à des déportations forcées loin de leurs villages. Cela s’est poursuivi via des démolitions de maisons, des restrictions de mouvement, des couvre-feux, des arrestations arbitraires et des emprisonnements, des confiscations de terres et le refus d’accès à l’eau, à l’électricité, aux soins de santé et à l’éducation. Pourtant, des Palestiniens ont également résisté aux déportations dans le but de reconstruire leurs maisons détruites, de mettre un terme à l’occupation israélienne et d’obtenir finalement leur liberté.

En avril 2021, une nouvelle vague de soulèvements a éclaté contre l’expulsion de 28 familles palestiniennes (totalisant environ 500 résidents) du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est.  Au cours de ce nouveau soulèvement, des scènes où l’on voyait des jeunes Palestiniens se faire tabasser et humilier avant d’être menottés par des soldats n’ont cessé de faire le tour des médias sociaux. On ne peut qu’imaginer la situation misérable de ces détenus après un traitement aussi déshumanisant. Pourtant, à la surprise des soldats israéliens et du monde entier, des jeunes arrêtés ont répondu à l’obscénité par de beaux sourires, perturbant ainsi l’appareil d’intimidation d’Israël.

L’une de ces photos a saisi l’arrestation de Meryam Afifi, une jeune femme palestinienne vivant à Sheikh Jarrah. Sa famille est l’une des 28 familles menacées d’expulsion. Au cours d’une interview de Meryam Afifi quelques jours après sa libération, elle a déclaré :

« Ils m’ont arrêtée alors que j’essayais de protéger mon ami (…) Le soldat m’a provoquée en me disant : ‘Maintenant que tu es arrêtée, je veux voir ce que tu peux encore faire.’ C’était comme s’il m’avait dit : ‘Je t’ai battue et tu ne peux rien faire. Tu es sans recours.’ À ce moment-là, j’ai senti la victoire. Il a été clair qu’il était vaincu une fois qu’il s’est mis en colère. Puis, le sourire est devenu une tendance chez les jeunes et l’armée s’est mise à recouvrir les visages des personnes arrêtées pour empêcher qu’on [c’est-à-dire les photographes, surtout] puisse saisir leurs sourires. »

Certains publics, surtout les gens qui sont pro-israéliens, perçoivent les sourires des personnes arrêtées comme une expression d’insouciance vis-à-vis de leur situation. C’est une erreur. Lorsqu’on examine de près la situation des Palestiniens, on se rend compte que ce public ne comprend ni le contexte ni la vie quotidienne des habitants de Jérusalem sous l’occupation israélienne. N’empêche que les Palestiniens eux-mêmes révèlent au travers de déclarations, de conversations et de témoignages postés sur les médias sociaux que sourire fait passer divers messages au moment de l’arrestation et qu’il s’agit d’un acte très fort de résistance.

L’histoire de Sheikh Jarrah

Les 28 familles palestiniennes de Sheikh Jarrah sont des réfugiés qui ont été expulsés de chez eux en 1948. Ils vivent à Sheikh Jarrah depuis 1956. À l’époque, il y a eu un arrangement entre le ministère jordanien de la Construction et du Développement et l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA) stipulant que le gouvernement fournirait les terrains alors que l’UNRWA couvrirait les coûts de construction des maisons. Mais le pouvoir jordanien sur la Cisjordanie ne dura que jusqu’en 1967, au moment où Israël s’empara du territoire. En 1972, deux organisations de colons israéliens revendiquèrent la propriété des terrains et c’est à ce moment que débuta devant les tribunaux discriminatoires d’Israël le combat des familles afin d’empêcher qu’on les expulse de chez elles.

En 2008, les autorités israéliennes expulsèrent la première famille palestinienne de Sheikh Jarrah. Depuis lors, les résidents ont organisé diverses formes de résistance non violente, dont des sit-in et des actions collectives. Pendant ce temps, les autorités d’occupation israéliennes se sont mises à intensifier le processus d’annexion des terres et d’implantations de colonies dans toute la Palestine occupée. En avril 2021, dans le village de Beita, au sud de la ville de Naplouse, Israël a construit en une semaine à peine une colonie consistant en plus de 20 unités de logement destinées à 50 familles de colons. Avec le soutien de nombreux activistes, les résidents de Beita ont organisé jour et nuit une campagne de résistance en vue de récupérer leurs terres. Durant la même période, Israël a encore accru les démolitions et les vols de maisons dans le quartier de Silwan à Jérusalem-Est, ce qui a entraîné également une campagne de résistance de la part des résidents.

Les actions d’Israël n’ont fait qu’attiser la mobilisation des Palestiniens à Jérusalem et ailleurs dans la Palestine historique. Les Palestiniens interprètent l’expulsion des familles comme un autre acte de nettoyage ethnique qui perpétue leur Nakba (catastrophe), et les protestations, qui ont concerné des dizaines de milliers de Palestiniens, se sont étendues à la Vieille Ville de Jérusalem, à la Cisjordanie et à Israël même.

Les forces d’occupation israéliennes ont brutalement réprimé ces protestations non violentes. Pour réprimer les protestataires et ôter aux Palestiniens leur esprit de résistance, les campagnes d’arrestation font partie des outils les plus efficaces. Pendant le mois de Ramadan, les forces d’occupation israéliennes ont arrêté plus de 400 participants afin de les empêcher d’organiser des protestations et des sit-in sur les places de la Vieille Ville de Jérusalem, comme la place de la porte de Damas.  

Les jeunes sous occupation

Les jeunes Palestiniens d’aujourd’hui sont tous nés sous l’occupation israélienne. Ces jeunes ont une expérience de première main de la vie sous oppression et discrimination systématiques sur base quotidienne. Ils ont bâti leurs propres maisons et, s’ils veulent déménager, les autorités israéliennes leur ordonnent de les démolir ou de devoir payer le gouvernement israélien quand Israël imposera leur destruction. Ces jeunes ont grandi en résidence surveillée ; quand ils étaient enfants, même à moins de 12 ans, il ne leur était pas permis d’aller à l’école et ils s’exposaient à des arrestations s’ils le faisaient. La vie des Jérusalémites est difficile à imaginer, pour les gens de l’extérieur.

L’esprit de la jeunesse palestinienne de Jérusalem peut se résumer par les mots d’un Palestinien d’âge moyen qui s’est trouvé entre un soldat israélien et un de ces jeunes et qui a dit au premier :

« Écoute, tu ne connais pas les jeunes de Jérusalem, tu es peut-être venu d’une autre ville pour servir ici. Le jeune ici se moque que tu l’arrêtes. Il rira si tu l’arrêtes. Je te conseille de quitter la ville et de ne pas provoquer les jeunes. »

Pour encourager la mobilisation locale, nationale et internationale et accroître la couverture médiatique de leur lutte, les jeunes Palestiniens utilisent toute une série de tactiques créatives. Le sourire en est une qui transfère le pouvoir de l’oppresseur à l’opprimé d’une façon que l’oppresseur ne peut tout simplement pas ignorer. Sourire favorise l’efficacité de tout refus de coopérer avec les autorités d’occupation israélienne et soutient les actions positives qui contribuent à bâtir des alternatives. Comme un jeune arrêté me l’avait expliqué :

« L’armée veut que nous soyons tristes et que nous nous sentions coupables. Quand nous sourions, cela signifie que nous défions l’armée et c’est de la résistance. »

C’est un témoignage de grand courage, que de sourire quand on est arrêté. Le but de l’arrestation est d’effrayer les participants, de les punir de leur implication dans les manifestations ou les sit-in et de les empêcher de participer à d’autres manifestations futures. Dans le passé, les gens disaient à ceux qui se faisaient arrêter : « Ne t’inquiète pas, sois fort. » Mais, dans le présent soulèvement, les gens qui entourent les personnes arrêtées leur rappellent de sourire. Pour celles qui sont arrêtées et qui sont préoccupées par la douleur de leur corps et la crainte de la torture, le fait d’être encouragées à sourire par les autres équivaut à ce qu’on leur dise : « N’ayez pas peur. » Par conséquent, le sourire est devenu une nouvelle norme, pour les personnes arrêtées ; celles qui l’oublient se le font rappeler, de sorte que l’absence de crainte et le courage deviennent collectifs.

Sourire s’intègre bien à la culture de la résistance des résidents de Sheikh Jarrah, où la vie quotidienne sous l’occupation des colons et sous la répression est insupportable. Comme Meryam Afifi l’expliquait aux journalistes :

« Je souriais au moment de mon arrestation afin de montrer à l’armée que je n’avais pas peur et que je n’étais pas vaincue, en dépit de l’oppression utilisée contre moi. Quand nous sourions, c’est l’armée qui est emprisonnée et nous inversons l’équilibre de pouvoir. »

En tant que résident en Cisjordanie, j’ai été arrêté moi-même de nombreuses fois, mais je n’ai jamais pu sourire. Le fait de sourire au moment de l’arrestation requiert un courage et une force intérieure aussi grande que celle des jeunes de Jérusalem. C’est un message très important, que de faire savoir que les activistes n’ont pas peur et que leur arrestation ne les intimidera pas.

Modifier l’image des Palestiniens arrêtés

Au moment de l’arrestation, le fait de sourire transmet divers messages, dont l’un est spécifiquement adressé aux médias. Les activistes cherchent à rompre la routine dans laquelle on décrit les Palestiniens arrêtés avec des visages découragés et les yeux baissés. Les médias palestiniens locaux montrent souvent la brutalité de l’occupation israélienne et l’illégalité de sa politique, mais cela perpétue l’image des Palestiniens en tant que victimes. Pendant ce temps, les médias israéliens ignorent la résistance non violente des Palestiniens et présentent ces derniers comme des gens violents, et ce, afin d’empêcher cette espèce de solidarité israélienne qui avait apparu durant la Première Intifada. Les médias traditionnels internationaux ignorent généralement l’oppression israélienne des Palestiniens et représentent ces derniers comme des gens violents, pauvres et en colère.  

Le fait de sourire est allé à l’encontre de ces représentations dans les médias locaux, israéliens et internationaux, modelant ainsi une nouvelle image de la jeunesse palestinienne et créant un changement dans l’opinion internationale et israélienne. Deux jeunes Palestiniens de Sheikh Jarrah, les jumeaux Mohammed et Muna El Kurd, ont été interviewés à maintes reprises par des médias traditionnels occidentaux comme CNN et la BBC.

Les préoccupations au sujet du phénomène du sourire grandissent parmi les forces d’occupation israéliennes. Bien des activistes arrêtés ont été interrogés pour avoir souri au moment de leur arrestation. L’inquiétude d’Israël concerne le maintien de son image dans le monde en tant que pays puissant doté de l’une des armées les plus fortes du Moyen-Orient.

Le fait de sourire adresse également un message aux familles de Sheikh Jarrah pour leur dire que les personnes arrêtées vont bien. La politique coloniale israélienne a longtemps cherché à démanteler l’identité collective et l’appartenance autochtone es Jérusalémites en fragmentant et isolant les gens par le biais des check-points, des restrictions et de l’installation de nouveaux colons à Sheikh Jarrah, lesquels agressent les familles palestiniennes locales. Chaque Palestinien doit être en possession d’un téléphone mobile pour rester en contact avec sa famille, puisque sortir de sa maison équivaut à risquer de ne pas y revenir. Les parents sont toujours ennuyés au sujet de leurs enfants, même s’ils ne font qu’aller à l’école.

Quand les forces israéliennes arrêtent un jeune, elles l’isolent et refusent de le laisser parler à sa famille et ce, afin d’attiser la crainte de la famille à propos de ce qu’il va lui arriver. Quand j’avais 18 ans et que j’ai été arrêté pour la première fois, mon père a dormi trois nuits en face de la prison, attendant de voir tout détenu qu’on relâchait pour lui demander s’il m’avait vu ou s’il avait entendu parler de moi. Les premiers moments de l’arrestation sont les plus difficiles, pour la famille, parce que l’on n’est pas certain que les personnes arrêtées soient encore en vie. Comme un jeune l’explique :

« [Sourire] a été un message à ma famille pour leur dire que j’étais OK et fort. Quand j’ai été arrêté et que j’ai vu tous les activistes qui me regardaient, j’ai pensé que la meilleure façon de communiquer avec eux et de leur dire que j’étais OK était de leur sourire, parce que je savais que les soldats allaient me taper dessus si je parlais. »

Les résidents de Sheikh Jarrah se connaissent tous depuis des décennies. Ils ont de puissants liens sociaux et, chaque soir, ils se rassemblent dans leurs cours de derrière pour prendre leurs repas ensemble. Le fait de sourire montre qu’ils sont mutuellement solidaires afin de se protéger des colons.

L’amour de la vie et la lutte pour la libération

Le fait de sourire est généralement une expression de bonheur, une façon pour les gens de transmettre leur joie du moment. Mais, dans les périodes difficiles, le sourire est également une façon forte de faire passer des messages contradictoires. Les personnes arrêtées de Jérusalem ont transformé le sourire en un acte de résistance. Dans de telles situations, on s’attend à ce que les personnes arrêtées pleurent, tout emplies de confusion, de frustration et de crainte. Pourtant, les personnes arrêtées sont à même de garder leur fierté même dans les moments les plus pénibles.

Parfois un sourire à lui seul peut remporter une victoire. Les sourires des activistes palestiniens font voler en éclats l’image de l’occupation et ébranlent ses agents de l’intérieur. Ceci explique pourquoi l’armée d’occupation israélienne tente de couvrir leurs visages de sorte que leurs sourires n’encourageront pas les autres ni ne seront saisis par les caméras. Comme l’a résumé un activiste au cours d’une réunion :

« Mon sourire était une riposte et une moquerie envers mon arrestation (…) Quand nous sommes frappés par la douleur, nous, les humains, sommes censés pleurer et c’est un signe de défaite, pour les soldats israéliens. Mais, ce que nous faisons, c’est le contraire. Vous cherchez à nous briser, mais je tourne votre système en dérision. Cela rend même ce système inutile, inefficient, et les soldats qui traînent une personne arrêtée et menottée qui sourit ont l’air tellement stupide ! »

Le gouvernement israélien a maintenu sa suprématie militaire en équipant son armée d’armes modernes, y compris des armes de destruction massive, mais sa suprématie militaire est incapable de contrer le sourire de la résistance et de l’espoir. Un autre activiste m’a dit : « Notre sourire bat leur brutalité. »

Bien des organisations qui n’ont pas la connaissance de ce contexte historique et de cette culture palestinienne pensent que les Palestiniens devraient être en colère – comme si le bonheur n’était pas destiné aux Palestiniens et que ce qui convient aux gens opprimés, c’est la colère et la tristesse. J’ai vécu cela quand des internationaux sont venus visiter mon village et ont participé à nos manifestations contre le mur de séparation. Certains se sont mis à pleurer quand ils ont été confrontés à la violence des soldats israéliens ; d’autres se sont tout de suite mis en colère et ont commencé à hurler à l’adresse des soldats. Ils ont été inspirés par la façon dont les Palestiniens aiment la vie et volent un sourire au beau milieu des moments aussi pénibles.

Cette passion pour la vie et cet espoir dans le futur se reflètent dans la littérature palestinienne, comme par exemple dans la poésie de Mahmoud Darwich :

« Nous aimons la vie chaque fois que nous le pouvons.

Nous subtilisons un fil à un ver à soie pour tisser un ciel et une clôture pour notre voyage. »

Quand les jeunes de Sheihk Jarrah sourient, ils reflètent la vision d’un futur heureux pour une génération palestinienne qui aime la vie et lutte pour leur libération. Leurs sourires représentent l’échec de l’occupation.


Publié le 11 août 2021 sur Roar
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Mahmoud Soliman

Mahmoud Soliman

Mahmoud Soliman est un activiste palestinien non violent, un défenseur des droits humains et un universitaire. Il est l’un des fondateurs du réseau de résistance palestinien Comité de coordination de la lutte populaire et il est également le cofondateur d’un comité de résistance populaire non violente dans le sud de Bethléem.

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