Ma vision de Yalo : Un jour, les exilés retourneront au village détruit par Israël

Ma famille compte quatre générations de Palestiniens vivant en exil, aspirant à justice et à leur retour légitime.

Les vestiges d’une maison du village de Yalo. Lors de la guerre de 1967, Israël en a chassé les habitants pour en faire des réfugiés. (Photo : Palestineremembered.com)

Les vestiges d’une maison du village de Yalo. Lors de la guerre de 1967, Israël en a chassé les habitants pour en faire des réfugiés. (Photo : Palestineremembered.com)

Hanna Alshaikh, 13 août 2021

De façon inattendue, vers 11 heures du soir, on avait frappé à la porte de la maison de mon grand-père, à Amman, au moment où je préparais mes bagages pour mon vol de retour vers Chicago, le lendemain.  

Un voisin, membre de l’association de la communauté de Yalo, était là avec un livre. Il avait appris que mon grand-père, connu dans tout le village palestinien sous le nom d’Abou Hussein, avait une petite-fille qui était venue lui rendre visite depuis les États-Unis et qui désirait en savoir plus sur le passé de Yalo. Il insistait pour je reçoive un exemplaire de cet ouvrage avant mon départ.

J’avais été émue par la générosité de cet homme et par ce texte, qui revêt une grande part de signification sentimentale et politique pour ma famille et pour les gens de Yalo. Le livre en question avait été écrit par Ribhi Alayan et était intitulé : So That We Do Not Forget : Yalu, the Destroyed Palestinian Village (Afin que nous n’oubliions pas : Yalo, le village palestinien détruit).

En 1967, Israël avait nettoyé ethniquement notre village de Yalo. Ses résidents faisaient partie des quelque 300 000 Palestiniens transformés en réfugiés par Israël durant la guerre de 1967, connue sous le nom de Naksa (ou « revers ») par les Arabes et les Palestiniens. Mais, au contraire de nombreuses autres terres palestiniennes colonisées, Israël n’a jamais remplacé les habitants de Yalo par des colons. En guise d’acte apparent de revanche contre la résistance locale lors de la guerre de 1948, Israël décida que les terres resteraient inhabitées, incarnant ainsi la logique raciste du sionisme, qui perçoit la vie palestinienne comme une menace.

En 1975, le Fonds national juif canadien fit de Yalo et de deux villages voisins le parc du Canada, qu’Israël cite aujourd’hui comme exemple de son engagement envers l’environnement. Mais, pour les Palestiniens qui ont été chassés par la violence de leurs maisons désormais enterrées sous ce parc, c’est un symbole de la destruction des arbres, de l’agriculture, des maisons et des vies de la Palestine.

Notre histoire infirme les mythes perpétués par Israël pour justifier ses crimes de guerre, tant passés que présents. Elle montre également la résilience et la détermination des Palestiniens exilés quand il s’agit de revendiquer leurs terres et leur destinée politique.

Un paysage paré de joyaux

Yalo et les villages voisins d’Imwas et de Bayt Nuba étaient désignés jadis comme les villages de Latroun, situés entre la Cisjordanie et la Ligne verte qui démarquait ce qui était devenu Israël après la Nakba de 1948. Les villages de Latroun se trouvaient à proximité d’une route stratégique reliant Jérusalem à la côte de la Palestine.

La vie à Yalo avant sa destruction en 1967, était très digne, mais non dépourvue de difficultés. Ma famille, des agriculteurs, possédait la terre sur laquelle elle vivait et elle en survivait, se rendant parfois dans des villes palestiniennes plus importantes pour vendre le surplus de ses produits. Mon arrière-grand-père possédait 60 ares de terre où notre famille plantait le froment, l’orge et le maïs qui assuraient sa subsistance de base. 

Comme dans de nombreux autres villages palestiniens, des arbres fruitiers agrémentaient le paysage de Yalo. Les anciens de la famille rappellent la douceur des figues, abricots, pommes, raisins que nous récoltions et l’abondance des oliviers. Aujourd’hui, plus de cinq décennies plus tard, en pleine conversation au sujet de la destruction des villages palestiniens et de la perte de cette vie, mon grand-père sourit encore quand il rappelle la beauté de Yalo.

Quand c’était le moment de presser les olives pour en faire de l’huile, les gens transportaient leurs olives fraîchement cueillies jusqu’à Beit Ur al-Tahta, un village près de Ramallah, afin d’utiliser son pressoir à olives. En 1967, les gens de Yalo n’ont plus fait ce voyage. En juin de cette année-là, les soldats israéliens les ont forcés de se rendre à pied en Cisjordanie et en Jordanie en n’emportant que ce qu’ils avaient sur le dos, et d’y vivre en tant que réfugiés.  

Une résistance de masse

« Ils étaient enchaînés ». C’est en ces termes que mon grand-père décrit la condition des Palestiniens deux décennies avant la destruction de notre village. Les autorités coloniales britanniques avaient désarmé les Palestiniens en réponse au soulèvement arabe de 1936-1939, un grand moment de résistance de masse à la collusion entre l’impérialisme britannique et le colonialisme sioniste de peuplement. Mon grand-père rappelle que la police britannique imposait automatiquement une sentence de six mois de prison à toute personne trouvée en possession d’un simple couteau à cran d’arrêt.

Une photo sans date du village de Yalo avant sa destruction par Israël. Le village est situé entre la Cisjordanie occupée et la Ligne verte. (Photo : Palestineremembered.com)

Orphelin de 18 ans à l’époque, mon grand-père se rappelait la « misérable » ambiance qui régnait à Yalo juste avant la Nakba de 1948. Les milices sionistes qui allaient bientôt constituer le cœur de l’armée israélienne avaient tenté de s’emparer de Yalo et des villages voisins, mais les résidents avaient infligé une rare défaite aux forces sionistes pourtant bien armées.

Les paysans de la région de Latroun risquaient leur vie pour se procurer des armes afin de défendre leur terre. Ceux qui possédaient des terres en vendaient des parties pour s’armer eux-mêmes ; certaines femmes engageaient l’or de leur mariage, le vendant pour contribuer à armer la résistance locale. Ces forces venues de Latroun se réunirent à la bataille de Bab al-Wad et c’est la défaite qui s’ensuivit qui motiva Yitzhak Rabin, à l’époque chef d’état-major de l’armée israélienne, à chercher sa revanche en 1967.

La résistance de Yalo hanta les gens comme Rabin et Moshe Dayan, à l’époque ministre de la Défense d’Israël. Rabin et Dayan émirent des ordres en vue d’expulser les résidents, montrant ainsi qu’en dépit des prétentions israéliennes, le nettoyage ethnique de Yalo et des villes voisines était bel et bien prémédité, en fait. Israël commit des crimes de guerre en saisissant les terres et en expulsant les résidents. 

Les résidents des villages furent rassemblés dans une aire ouverte en dehors de Yalo ; trois des résidents moururent pendant la marche. Les survivants ont rappelé les cris des enfants et la faim et la soif extrêmes qu’ils avaient endurées. Selon Alayan, l’auteur du livre que notre voisin m’avait offert, les trois hommes s’étaient écroulés de faim avant que les Israéliens ne les achèvent en les criblant de balles.

Alayan rapportait également que six personnes étaient mortes sous les décombres de leurs maisons, y compris un bébé d’un an. Les plus âgés de notre famille se souviennent avec horreur de l’histoire d’un vieil aveugle de Yalo, qui avait été écrasé sous les décombres de sa maison parce qu’il n’avait pas pu s’enfuir à temps. Les forces israéliennes avaient utilisé des explosifs et des bulldozers pour raser le village, détruisant plus de 500 maisons et constructions. 

Un village rasé jusqu’au sol

Les souffrances ne cessèrent pas là. Des soldats israéliens tuèrent cinq personnes âgées de 17 à 60 ans au moment où elles tentaient de retourner à Yalo. Une semaine après leur expulsion initiale, un commandant israélien ordonna aux réfugiés de Latroun de faire route vers chez eux ; à leur arrivée, les soldats israéliens leur dirent que la région était une zone militaire interdite et qu’ils n’avaient pas le droit d’y entrer. Cinq hommes ignorèrent ces ordres et ils furent massacrés sur le site même. Leurs corps furent cachés à leurs familles, selon Alayan. Le reste des résidents observèrent à distance les bulldozers israéliens qui rasaient leurs maisons et leurs arbres jusqu’au sol. 

En 2009, des activistes pour la paix rappellent les crimes de guerre israéliens à Yalo. (Photo : Ayman Nimer / Palestineremembered.com)

Après cette attaque dévastatrice, les autorités militaires israéliennes changèrent de façon de faire, disant aux personnes des villages de Latroun qu’ils ne pouvaient rentrer chez eux mais qu’en lieu et place ils devraient aller à Amman. Les membres de ma famille élargie et d’autres personnes de Yalo se rendirent en Jordanie à pied, traversant la frontière au pont Allenby, qui avait été bombardé.

Ces proches furent portés manquants pendant des semaines, voire des mois. Mon grand-père se rendait d’un camp de réfugiés à l’autre en Jordanie, cherchant chaque soir la famille de son frère.

À l’âge encore tendre de six ans, mon père fut exilé de sa patrie. Un souvenir formatif de son enfance consiste en ce qu’il accompagnait son père pour rechercher sa tante et ses cousins, portés manquants. Finalement, on les retrouva – mais d’autres n’eurent pas autant de chance.

Le droit au retour est un droit sacré pour les habitants des trois villages de Latroun, y compris ma famille, sui vivent toujours dans des camps de réfugiés et en exil, loin de nos terres et de nos biens. Pour nous, concrétiser ce droit signifie lutter contre le sionisme ainsi que contre la direction palestinienne qui a bassement trahi nos droits.

C’est avec horreur et dégoût que ma famille a vu, en 1993, sur la pelouse de la Maison-Blanche, Yasser Arafat serrer la main de l’homme qui avait ordonné la destruction de notre village. Aujourd’hui, au moment où l’autorité palestinienne tue et torture des Palestiniens, elle représente un régime de collaboration qui a détruit notre droit au retour, piraté nos institutions nationales et œuvré de façon incessante à la protection des intérêts israéliens pour une poignée de dollars et un pouvoir illusoire.   

Bien enraciné dans la mémoire
Pour chaque grain de terre de Yalo,
Pour chaque arbre toujours debout et défiant le temps
Tout en défiant l’occupation
Et attendant le retour des gens de sa terre.

À ceux de la terre occupée d’abord
Et à ceux de toutes les parties du monde ensuite,
À tous les enfants de Yalo
Qui sont nés et ont grandi en exil,
Je dédie ce livre,
De sorte que Yalo restera
Enraciné dans la mémoire
Jusqu’au jour du retour et,
Si Dieu le veut, que ce soit bientôt.  

Tels sont les mots utilisés par Alayan pour ouvrir l’histoire de son village. Cette dédicace s’adresse à la nature intergénérationnelle de la lutte palestinienne et à la responsabilité qui incombe à chaque génération de transmettre à la suivante cet engagement envers la terre.

Mon grand-père avait six ans quand débuta le soulèvement arabe de 1936-1939. Mon père avait six ans au moment du nettoyage ethnique de Yalo, qui a fait de lui un exilé. J’avais sept ans quand a éclaté la Deuxième Intifada. Pour bien des Palestiniens exilés de ma tranche d’âge, ce fut un événement formatif, dans notre conscience politique.

J’étais encore une petite fille quand j’ai défilé à Chicago contre le massacre par Israël de Palestiniens et contre l’attaque de la mosquée al-Aqsa. En mai dernier, des enfants de ma famille ont défilé en vue de condamner les bombardements massifs d’Israël contre Gaza, l’attaque contre la mosquée al-Aqsa et la tentative de nettoyage ethnique à Sheikh Jarrah et Silwan.

Nous sommes quatre générations à vivre en exil, à aspirer à la justice et à notre retour légitime à Yalo. Nous portons une douleur immense, exactement comme les 300 000 réfugiés de 1967, les millions de réfugiés de la Nakba et les centaines de personnes de Silwan et de Sheikh Jarrah qui, aujourd’hui, luttent pour ne pas être gommées par le colonialisme de peuplement.

Leur résistance aujourd’hui met en évidence notre refus, nous, les Palestiniens, de laisser tomber notre lutte de libération. J’ai été élevée pour connaître et aimer ce pays comme si j’avais moi-même vécu à Yalo. Nous avons l’intention d’y retourner ensemble. Nos aînés ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour nous épargner la douleur de la dépossession et nous honorons leur sacrifice en œuvrant à notre tour pour mettre un terme à la Nakba.


Publié le 13 août 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Hanna Alshaikh

Hanna Alshaikh

Hanna Alshaikh prépare un doctorat à l’Université de Harvard. Elle a une adresse tweet : @yalawiya

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