Cessez de dire que les décombres de l’Ukraine vous rappellent des « souvenirs du passé »
« Ce ne sont pas des souvenirs du passé », a déclaré Biden des destructions en Ukraine. Le « passé » de Biden, c’est l’Europe et la Seconde Guerre mondiale. Mais de telles horreurs ont été régulièrement provoquées au Moyen-Orient par l’Amérique ou par ses alliés, notamment en Irak, à Gaza et au Yémen.
Philip Weiss (*), 1er avril 2022
Le week-end dernier, lors d’un discours prononcé en Europe, Joe Biden a évoqué l’un des thèmes majeurs de la guerre en Ukraine. Nous pensions que ces images de ruines étaient des souvenirs du passé.
« De tous les peuples, vous, le peuple russe, ainsi que tous les peuples de l’Europe, avez gardé le souvenir d’une situation similaire à la fin des années 1930 et dans les années 1940 – la situation de la Seconde Guerre mondiale (…). Quoi qu’ait vécu votre génération – qu’elle ait vécu le siège de Stalingrad ou que vous en ayez entendu parler par vos parents et grands-parents – des gares ferroviaires débordant de familles terrifiées fuyant leurs foyers ; des nuits passées à s’abriter dans des sous-sols et des caves ; des matinées à rester assis au milieu des décombres de vos maisons – ce ne sont pas des souvenirs du passé. Non, ce s’en sont plus. »
Voilà une déclaration qui dérange. On dirait presque de la sociopathie, dans son mépris de l’histoire : les ruines laissées un peu partout dans le Moyen-Orient, dont beaucoup ont été provoquées par les Américains ou par nos alliés.
Des villes irakiennes ont été anéanties par une invasion américaine qui constituait certainement un crime de guerre selon les normes que tout le monde utilise pour la Russie. L’invasion a obligé des millions de personnes terrorisées à fuir leurs foyers. L’Irak ne s’est pas relevé de ses ruines et des millions de personnes sont restées déplacées. Les EU ont eu leur part de responsabilité dans les destructions syriennes, les ruines afghanes et les décombres libyens.
Puis il y a les principaux événements des années récentes : le génocide au Yémen, dans lequel nous soutenons les Saoudiens et les Israéliens dans une sorte de calcul géopolitique qui devrait faire l’objet d’un interrogatoire sous serment au tribunal de La Haye (« Nous continuerons à travailler avec nos partenaires saoudiens en vue de renforcer leurs défenses » — dixit le département d’État, dernièrement). Et la destruction régulière par Israël de Gaza et de toutes ses infrastructures, sans mentionner les milliers de vies humaines, en prétextant du fait qu’il faut « tondre le gazon » de l’extrémisme islamique toutes les quelques années.
Rien de tout cela n’est un souvenir du passé. Ce sont les expériences actuelles des capitales du Moyen-Orient et de bien des sociétés musulmanes, la plupart arabes. Joe Biden avait voté en faveur de la guerre contre l’Irak et il faisait partie de l’administration Obama quand elle avait bombardé sept pays musulmans. Pendant un bref laps de temps, on put croire que The New York Times allait examiner de près les crimes de guerre américains en Afghanistan. Cela ne dura guère.
En 2006, la guerre en Irak avait tué 655 000 civils, selon une étude sérieuse. La guerre au Yémen a provoqué « la mort de près d’un quart de million de personnes » depuis 2015, rapport cette année Human Rights Watch. À Gaza, plusieurs milliers de personnes ont été tuées en quatre offensives et 2 millions de Palestiniens subissent un blocus et sont plongées dans la misère d’une façon qui me rappelle le ghetto de Varsovie quand je visitai l’endroit voici 13 ans.
On entend le même thème dans les infos des réseaux et sur les chaînes publiques aussi : à savoir que nous pensions que ces images de l’Ukraine étaient une chose du passé, c’est-à-dire de la Seconde Guerre mondiale. Je l’ai entendu si souvent que j’ai fini par ne plus noter ceux qui défendaient cette idée.
Je sais qu’ils croient qu’ils échapperont aux critiques parce qu’ils parlent de l’Europe. Et, non, nous n’avons plus vu pareille destruction en Europe depuis… en fait, depuis le siège de Sarajevo, dans les années 1990, au cours duquel les États-Unis, une fois encore, ont participé aux bombardements.
Mais ce n’est pas une excuse. L’histoire impériale, et l’histoire des États-Unis, ne peut être segmentée sur une telle base raciale et géographique. Elle a des relents des discours de la suprématie blanche et du « choc des civilisations », alors que la continuité de la souffrance humaine est la seule façon justifiable de considérer de tels événements.
Je déplore l’invasion russe et mon cœur est avec les réfugiés ukrainiens. Mais dire que ce sont des souvenirs du passé tire d’affaire une foule d’experts de l’élite américaine de la politique étrangère dans ces atrocités dont nous sommes en réalité responsables. Mais le fait est que certaines victimes n’ont pas de visage.
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Publié le 1er avril 2022 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
(*) Iyad Sabbah, artiste palestinien de Gaza, vit désormais à Charleroi. Il expose actuellement à Rockerill.
(*) Philip Weiss est le directeur de Mondoweiss et vit aux EU.