Le fardeau que les libéraux occidentaux n’imposent qu’aux seuls Palestiniens

Depuis le début de la colonisation juive sioniste de leur pays dans les années 1880, il a été demandé aux Palestiniens d’assumer un double fardeau : repousser les colons juifs racistes tout en ayant à défendre leurs colonisateurs contre le racisme antijuif des chrétiens européens. 

 

Les milliardaires Sheldon Adelson (à gauche) et Haim Saban (à droite), photographiés en 2014, font partie des juifs prosionistes nantis qui ont financé la colonisation israélienne. Leur rôle est comparable à celui des entreprises et États chrétiens européens qui ont financé la colonisation en Algérie, en Afrique du Sud, au Kenya, en Nouvelle-Zélande ou même en Israël. (Photo : Shahar Azran / Polaris/Newscom)

Les milliardaires Sheldon Adelson (à gauche) et Haim Saban (à droite), photographiés en 2014, font partie des juifs prosionistes nantis qui ont financé la colonisation israélienne. Leur rôle est comparable à celui des entreprises et États chrétiens européens qui ont financé la colonisation en Algérie, en Afrique du Sud, au Kenya, en Nouvelle-Zélande ou même en Israël. (Photo : Shahar Azran / Polaris/Newscom)

 

Joseph Massad, 9 novembre 2022

Aucun autre peuple colonisé n’a jamais été forcé de porter un tel double fardeau. Pas même les peuples autochtones africains du Liberia n’ont été priés de défendre leurs propres colonisateurs racistes noirs américains, qui les méprisaient, contre le racisme européen et américain à l’égard des noirs qui ciblait les colons noirs.

Pas plus qu’on n’a jamais demandé aux Sud-Africains noirs de défendre leurs oppresseurs afrikaners contre les Britanniques qui opprimaient ces derniers en allant même jusqu’à les enfermer dans des camps de concentration.

Et personne n’a jamais demandé que des peuples autochtones défendent leurs colonisateurs blancs contre les persécutions religieuses dont ils ont souffert en Europe et dont ils prétendent qu’elles les ont poussés à conquérir l’Amérique du Nord.

Quand ces divers peuples colonisés s’en sont pris à l’oppression de leurs colonisateurs et à leurs crimes suprémacistes et exploiteurs, personne n’a semblé inquiet de ce que de telles critiques pussent être utilisées par les anciens oppresseurs des colons contre eux, les peuples, ou de ce que les colonisés n’eussent pas le droit de condamner leurs oppresseurs.

Au contraire, la demande générale adressée aux Palestiniens par de nombreux chrétiens et juifs européens et par les Juifs européens colonisateurs est que les Palestiniens devraient avoir cédé volontairement leur patrie aux Juifs européens et témoigné leur sympathie pour la détresse dans laquelle l’antisémitisme européen avait plongé les Juifs d’Europe. 

Loin de là, les chrétiens européens et les Européens qui colonisent les juifs allaient insister sur le fait que la lutte anticoloniale palestinienne contre la colonisation juive est « antisémite », voulant dire par là que les Palestiniens ne s’opposent pas au principe de la colonisation de leur patrie, mais qu’ils s’opposent plutôt au droit des juifs, et non à celui d’autres peuples, de la coloniser. 

Selon cette logique, si les chrétiens, les musulmans ou les hindous avaient voulu coloniser la Palestine, les Palestiniens leur auraient cédé volontairement leur patrie, mais ils refusent de le faire dans le cas des juifs, pour la simple raison qu’ils sont antisémites.

 

Une sympathie conditionnelle

Au cours des cinquante dernières années, les libéraux chrétiens et juifs occidentaux qui sympathisent avec les Palestiniens en tant que victimes de l’oppression israélienne, mais non en tant que résistants anticoloniaux, insistent sur le fait que toute critique palestinienne à l’égard d’Israël doit être soigneusement calibrée si l’on craint que les Européens n’y voient de l’antisémitisme.

Toutefois, au cours de la même période, les Israéliens et leurs partisans occidentaux ont mené une campagne de grande envergure prétendant que toute critique du sionisme et d’Israël était « antisémite », une campagne qui a culminé avec l’adoption par les pays européens et les EU de la définition de l’antisémitisme concoctée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (AIMH ou IHRA).

Ces accusations tournaient autour de plusieurs arguments suspects que bien des partisans occidentaux des Palestiniens-en-tant-que-victimes-mais-non-résistants ne voulaient pas entendre dans la bouche des Palestiniens. 

Les sionistes et les libéraux occidentaux prétendent que si les Palestiniens attaquent le droit des juifs à coloniser leurs terres, ce serait antisémite parce que, en refusant aux Juifs européens le droit d’être des colons, les Palestiniens refuseraient en même temps leur « droit » supposé à l’autodétermination.

Ou, pire, parce que les Palestiniens rejetteraient la connexion raciste que les Européens protestants conjurent depuis le 16e siècle, à savoir que les Juifs européens sont en quelque sorte et de façon incroyable les descendants des anciens Hébreux de la Palestine (ce qu’ont parfois prétendu également les traditions juives européennes) et non des Européens convertis plus tard au judaïsme !

Selon cette logique, les sionistes prétendent que les Palestiniens sont en fait les colons de la Palestine, alors que les colons juifs européens étaient les véritables autochtones de la Palestine qui retournaient vers la patrie de leurs ancêtres supposés.

Au début du 19e siècle, bien des philhellènes européens se considéraient eux-mêmes comme les descendants des anciens Grecs et voyaient dans les Grecs autochtones des « Slaves christianisés » qui avaient migré vers le sud, vers la Grèce ancienne et qu’ils étaient davantage apparentés aux Turcs.

Mais, comme aucun projet colonial de peuplement ne fut en fin de compte conçu pour la Grèce, on laissa tomber la question en faveur de l’« indépendance » grecque vis-à-vis des Ottomans et de l’appropriation de la Grèce en tant que partie de l’Europe plutôt que de la Méditerranée orientale.

Les sionistes n’ont jamais été des penseurs originaux, puisque la plupart de leurs arguments dérivent d’autres colons européens. Ce furent les Français et, plus tard, les Italiens qui prétendirent que leur colonisation de l’Afrique du Nord n’était rien moins que le retour à la terre ancienne de l’Empire romain et que les autochtones arabes en étaient les véritables colons !

En effet, les grands esprits racistes occidentaux comme Albert Camus insistaient sur le fait que les Arabes algériens étaient des colons étrangers, tout en prétendant que « les Français d’Algérie étaient également des autochtones, dans le sens fort du terme ».

 

L’antisémitisme européen projeté sur les Palestiniens

Dans ce cas, les Palestiniens devraient-ils admettre l’invention sioniste prétendant que les Juifs européens sont les autochtones en Palestine et que ce sont eux, les Palestiniens, qui en sont les véritables colons, et ce, de crainte d’être accusés d’antisémitisme ? 

Quand les Palestiniens prétendent que les médias occidentaux et américains ont toujours été pro-israéliens et racistes à l’égard des Palestiniens, leurs partisans occidentaux sont embarrassés du fait que ce pourrait être perçu comme de l’antisémitisme, parce que les antisémites européens et américains accusent traditionnellement les Juifs européens de contrôler les médias occidentaux.

Toutefois, l’allégation palestinienne n’est pas différente de l’allégation algérienne selon laquelle les médias occidentaux ont toujours soutenu le colonialisme français en Algérie, ou l’allégation des Américains autochtones disant que les médias occidentaux soutiennent les droits des colons blancs aux États-Unis. 

Que les médias occidentaux, qui sont les médias des colonisateurs et des colons, soutiennent le colonialisme, atteste d’une base structurelle, parfois même d’un parti pris complotiste, contre les peuples indigènes.

Cela ne veut pas dire que les juifs contrôlent les médias occidentaux comme le prétendent les antisémites. Cela veut dire que les colons européens, les chrétiens et les juifs, et les partisans des colons, le font.

Les Palestiniens ne devraient-ils pas alors attaquer les partis-pris pro-israéliens et antipalestiniens endémiques des médias occidentaux de crainte de n’être « perçus à tort » comme des antisémites par les libéraux ?

Traditionnellement, les Palestiniens ont également identifié l’énorme pouvoir financier et politique que le mouvement sioniste mobilise depuis les années 1880 afin d’accomplir son plan de colonisation de la Palestine, à commencer par les Rothschild, qui ont financé les premières colonies juives européennes en Palestine.

Une fois encore, quand les Palestiniens parlent de riches Juifs, hommes d’affaires et banquiers européens ou américains qui soutiennent le sionisme et Israël, conçoivent des plans d’expulsion des Palestiniens et promettent de financer leur expulsion – comme le proposait le riche sioniste juif américain Edward A. Norman en 1934 – ou de leur voler leurs terres, les libéraux chrétiens et juifs occidentaux tressaillent en disant que ces arguments sentent le bobard antisémite chrétien européen prétendant que tous les juifs sont riches et qu’ils gèrent la totalité du système financier de l’Occident.

Mais le fait que les riches juifs prosionistes soutiennent Israël et financent les colons n’est pas différent de l’investissement des entreprises et États chrétiens européens quand ils financent la colonisation de l’Algérie, de l’Afrique du Sud, du Kenya, de la Nouvelle-Zélande et même d’Israël.  

Dénoncer les riches Juifs européens et américains qui financent le sionisme est à mettre au compte de leurs gigantesques rôle et influence coloniaux dans la destruction de la société palestinienne et dans l’oppression des Palestiniens mêmes.

Cela n’implique pas, comme les antisémites voudraient nous le faire croire, que tous les juifs sont des banquiers qui gèrent les existences des chrétiens européens, ni que tous les juifs sont riches, ce qu’ils ne sont pas – même si, en fait, une majorité de Juifs européens et américains ont soutenu et continuent de le faire la colonisation juive en Palestine depuis la Seconde Guerre mondiale, de même précisément qu’une majorité de chrétiens français et britanniques ont soutenu la colonisation en Afrique.

Les Palestiniens devraient-ils dès lors demeurer silencieux sous l’influence de ces Juifs sionistes européens et américains qui contribuent à leur oppression, et ce, de crainte de n’être confondus, eux, les Palestiniens, avec des antisémites ?

 

Un affrontement colonial

N’étant pas des Européens, les Palestiniens sont confrontés aux juifs depuis les années 1880, surtout sous forme de colons armés animés de l’intention de voler leurs terres et de les chasser de leur pays.

Alors qu’il est vrai que certains dirigeants politiques palestiniens ont cherché à utiliser la rhétorique antisémite européenne contre leurs colonisateurs juifs européens pour se défendre contre la colonisation sioniste, la majorité des dirigeants palestiniens ont souvent fait exactement le contraire et cédé à plusieurs revendications coloniales et racistes des sionistes, comme l’avaient fait l’écrivain et intellectuel Yusuf al-Khalidi voici un siècle, Yasser Arafat en 2002 et comme Mahmoud Abbas continue de le faire de nos jours.

Al-Khalidi, qui vivait à Vienne au tournant du 20e siècle, contestait le choix de la Palestine comme emplacement d’un futur État pour les Juifs européens du fait qu’elle était la patrie des Arabes palestiniens autochtones.

En 1899, il répondit par une lettre aux assertions de Theodor Herzl, le fondateur du mouvement sioniste, dans les termes que voici : « De quel droit, dans ce cas, les juifs la revendiquent-ils pour eux-mêmes ? »

Bizarrement, en acceptant les revendications racialistes et antisémites sionistes disant que les Juifs européens étaient les descendants biologiques directs des anciens Hébreux, al-Khalidi, très vraisemblablement en raison de l’éducation coloniale européenne qu’il avait acquise, affirma que, « théoriquement, le sionisme est une idée absolument naturelle et juste comme solution à la question juive » et qu’en effet, « qui peut contester les droits des juifs en Palestine ? Bonté divine, historiquement, c’est réellement votre pays ! »

Toutefois, dans l’intérêt de la paix, al-Khalidi proposa que le mouvement sioniste cherche d’autres pays

« inhabités où des millions de juifs pauvres pourraient peut-être connaître le bonheur et découvrir en tant que peuple une vie dans la sécurité ».

« Ce serait peut-être la meilleure solution, la plus rationnelle à la question juive », prétendait-il. « Mais, au nom de Dieu, faites que la Palestine soit laissée en paix. »  

Bien des Palestiniens après al-Khalidi continuent de se laisser piéger par ces faux arguments sionistes.  

 

Les récompenses du racisme antipalestinien

L’ironie réside dans le fait que les critiques libéraux occidentaux des Palestiniens et ceux qui soutiennent les Palestiniens-en-tant-que-victimes mettent rarement les sionistes et les prosionistes à l’épreuve en raison de leurs interminables éclats racistes contre les Palestiniens et autres Arabes, et de leur recours au traditionnel racisme anti-arabe des Européens et des blancs américains, lequel a débouché sur les tueries de millions d’Arabes, de l’Algérie à la Libye, par les Européens au cours des luttes anticoloniales, ainsi qu’en Irak, du chef des Américains, depuis 1991.    

Le journaliste juif américain Jeffrey Goldberg révèle, par exemple, dans l’œuvre qu’il a publiée, qu’il a été colon en Israël et qu’il avait rallié l’armée israélienne et servi dans ses rangs en tant que gardien de prison de Palestiniens incarcérés pour s’être opposés à la colonisation juive (il fut également un ardent supporter de l’invasion américaine de l’Irak).

N’empêche que Goldberg est adulé, respecté et qu’on lui confie des tâches éditoriales dans les plus prestigieux des magazines libéraux américains, en même temps qu’on lui décerne des récompenses journalistiques, en dépit de ses opinions déplorables au sujet des Palestiniens et des Irakiens, sans parler de son rôle direct dans des actes de persécution en tant que gardien de prison.

Par contre, si l’on découvre qu’une journaliste palestinienne a exprimé d’horribles opinions soutenant l’antisémitisme européen au temps de sa jeunesse immature et mal informée, et non dans son œuvre écrite, mais sur Facebook, des opinions qu’elle a confondues de façon flagrante comme faisant part d’une expression légitime de rage contre ses oppresseurs, elle se fera virer de son boulot, et ce, même dans un organe de presse propalestinien.

De plus, une récompense journalistique lui est reprise à la grande satisfaction des libéraux occidentaux, même si son infraction de jeunesse ne s’est jamais répétée au cours de sa carrière journalistique.

Pendant ce temps, l’ancien gardien de prison israélien poursuit la diffusion de sa rhétorique journalistique anti-arabe et antipalestinienne ainsi que ses attaques incessantes contre ces Palestiniens mêmes qui défendent leur peuple contre le colonialisme, et ce, en les faisant passer pour antisémites.

Un autre journaliste juif américain de premier plan, Ben Shapiro, a appelé à l’expulsion massive des Palestiniens et a soutenu les meurtres de civils palestiniens et afghans.

Shapiro a dit un jour que « les Israéliens aiment construire » alors que

« les Arabes aiment bombarder de la merde et vivre dans des égouts à l’air libre ».

Pourtant, ces commentaires racistes et d’autres encore n’ont pas empêché The New York Times d’aduler Shapiro en tant que « gladiateur provocateur » et « véritable pugiliste professionnel », tout en faisant remarquer dans le même temps qu’il avait été une cible de l’antisémitisme.

Naturellement, les journalistes chrétiens américains blancs et européens, tel John F. Burns, du New York Times, qui soutiennent et couvrent de façon élogieuse les invasions américaines à l’étranger, ont toujours été adulés et continuent de l’être.  

 

Des journalistes juifs sont punis aussi

Toutefois, les journalistes juifs qui critiquent Israël sont rejetés des organes médiatiques libéraux de l’Occident, comme ce fut le cas pour Emily Wilder, qui a été licenciée par Associated Press en 2021 ou, plus récemment, Katie Halper, virée par The Hill.

Dans le cas d’Emily Wilder, « son activisme à l’université constituait le véritable problème » qui aboutit à son licenciement, s’il faut en croire les rapports des médias.

Comparez son cas à l’adulation par les médias occidentaux traditionnels du compte rendu du gardien de prison israélien sur sa rencontre avec des Palestiniens dans les geôles israéliennes qui lui valut sa promotion, et non son ostracisme ou son licenciement !

Ce que veulent les libéraux européens et américains, c’est que les Palestiniens restent silencieux à propos des mécanismes internationaux qui soutiennent et défendent la colonie de peuplement juive, que les Palestiniens ne s’opposent qu’à l’oppression à laquelle les soumettent leurs colons juifs, et non au droit des colons juifs de les coloniser ; que les Palestiniens défendent leurs colons juifs contre les antisémites européens ; et que les Palestiniens soient solidaires des colons-en-tant-que-victimes, alors qu’eux-mêmes les Palestiniens sont écrasés sous les bottes militaires des colons.

Pendant ce temps, quasiment aucun degré de collaboration active avec les Israéliens dans leur oppression des Palestiniens, et encore moins l’expression israélienne et pro-israélienne régulière du racisme antipalestinien ne méritent même la censure quand tout cela est accepté par les Israéliens ou par leurs partisans occidentaux.

Quand une majorité de la classe politique et intellectuelle palestinienne répond à des appels des libéraux occidentaux en vue de défendre les juifs contre l’antisémitisme, comme l’Organisation de libération de la Palestine l’a fait en honorant les victimes juives de l’Holocauste à partir des années 1970, ni Israël ni ses partisans ne sont satisfaits.

Leur objectif n’est pas d’enseigner aux Palestiniens l’histoire des Juifs européens en tant que victimes de l’oppression, mais plutôt de leur enseigner pourquoi les Juifs européens en tant qu’oppresseurs avaient et ont toujours tous les droits de les coloniser et de leur ravir leur terre.

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Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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Publié le 19 octobre 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Lisez également : Pourquoi Israël a refusé la solidarité palestinienne avec les victimes de l’Holocauste

 

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