Les juifs mizrahim en Israël ont connu des décennies d’injustice et n’ont jamais cessé de voter pour l’extrême droite
L’actuelle mêlée politique de l’extrême droite contre la droite plus extrême encore a pris des allures ethniques.
Joseph Massad, 17 février 2023
Au beau milieu du chaos politique actuel qui a suivi l’inauguration du nouveau gouvernement israélien, l’opposition juive israélienne est non seulement descendue dans la rue pour protester contre les réformes judiciaires proposées, mais les appels lancés par les généraux israéliens de haut rang en faveur de la désobéissance civile sont également devenus monnaie courante.
L’actuelle mêlée politique ne se limite pas à ce qui est perçu en Israël comme une division de la gauche – ou, plus exactement, une situation où l’extrême droite est opposée à une droite plus extrême encore – mais elle a également pris une tournure ethnique.
L’opposition au gouvernement a été décrite dernièrement par un député du Likoud comme représentant les Juifs ashkénazes riches et privilégiés qui ont l’intention de continuer d’asservir les Juifs marocains, si pas tous les mizrahim (et même les Druzes palestiniens).
Né à Jérusalem de parents juifs marocains, le député Likoud à la Knesset David (Dudi) Amsalem n’a pas mâché ses mots :
« Vous êtes une bande de voyous incitant à la rébellion. »
Amsalem, que Benjamlin Netanyahou a désigné récemment comme ministre additionnel d’Israël au ministère de la Justice, a ajouté :
« L’ancien chef d’état-major des FDI Dan Halutz a dit qu’il donnerait l’ordre de ne pas se présenter au service de réserve. Et ce sont ces gens qui sont censés nous protéger et travailler [pour le pays]. »
« Eh bien, je dois vous dire quelque chose. Moi aussi, je travaille, et nous sommes deux autres millions et demi de personnes à travailler tous pour le pays, même s’il est très vrai que la plupart d’entre nous travaillons pour vous, à nettoyer vos maisons et vos jardins. J’ai vu des tas de choses scintiller, à la manifestation, et j’ai compris plus tard que c’étaient les montres Rolex portées par les protestataires. Allez voir sur place, seulement, combien de Mercedes ils possèdent ! »
Faisant allusion aux Juifs marocains, Amsalem a conclu :
« Vous êtes prêts à nous donner des diplômes et même des voitures, mais pas à nous permettre d’exercer le pouvoir. Jamais vous ne nous l’avez accordé : ni dans les forces de sécurité, ni dans le système judiciaire, ni dans les universités, ni dans la culture, et certainement pas à la Cour suprême et au service des poursuites de l’État. Et, dans le Service des prisons, savez-vous qui sont les gardiens ? Des Marocains et des Druzes. »
L’opposition n’a nullement été intimidée par ses remarques et elle l’a accusé d’hypocrisie, puisque lui-même arbore une montre Cartier et qu’il est grassement rémunéré (Amsalem a rétorqué que la montre, qui a une valeur sentimentale, lui avait été donnée par son frère avant son décès).
Les « communautés orientales »
La division ethnique entre les Juifs israéliens, surtout entre les Juifs européens ashkénazes et les Juifs asiatiques et africains, dont la plupart sont originaires du monde arabe, est aussi vieille que le projet sioniste, bien qu’elle ne soit pas devenue explosive avant que la colonie de peuplement juif ne soit fondée en 1948.
Les dirigeants israéliens dénigraient tout spécialement les Juifs marocains, les plus pauvres de que qu’Israël appelait les « communautés orientales » qui, plus tard, allaient être appelées les « mizrahim ».
Le premier Premier ministre d’Israël, David Ben Gourion, disait ceci :
« Ces [Juifs] du Maroc n’avaient aucune éducation. Leurs coutumes sont celles des Arabes. »
Il affirmait que
« Le Juif marocain a emprunté un tas de choses aux Arabes marocains. Cette culture du Maroc, je n’aimerais pas l’avoir ici. »
Ben Gourion de conclure :
« Nous ne voulons pas que les Israéliens deviennent des Arabes. Nous sommes tenus par le devoir de lutter contre l’esprit du Levant, qui corrompt les individus et les sociétés, et de préserver les authentiques valeurs juives qui se sont cristallisées dans la diaspora [européenne]. »
L’un des chapitres les plus cruels de cette période a impliqué le kidnapping de centaines d’enfants de Juifs yéménites dans les camps de transit en Israël. Certains des enfants furent donnés à des fins d’adoption à des couples ashkénazes sans enfants, en Israël ou ailleurs. Aux parents yéménites dont les enfants étaient malades, ceux-ci leur furent retirés dans les hôpitaux auxquels les parents ne purent plus avoir accès.
On dit plus tard aux parents que leurs enfants étaient morts. Vingt ans plus tard, en 1968, le ministère de la Défense envoya des avis de service militaire à l’adresse des parents de ces enfants.
Une enquête fut lancée par la Knesset en mars 1968, mais elle ne permit de dégager aucune réponse satisfaisante. Pourtant, l’affaire fut assez sophistiquée pour produire des certificats de décès de certains des enfants kidnappés et pour entraver des décennies durant toutes les tentatives des parents en vue d’enquêter sur ces crimes. En 1986, un rassemblement massif fut organisé par le « Comité public pour la découverte des enfants yéménites manquants ».. (Photo : Reuters)
À leur arrivée en Israël, les Juifs « orientaux » étaient entassés dans des camps de transit aux conditions très insuffisantes, alors que les immigrants ashkénazes se voyaient octroyer les maisons des Palestiniens qui avaient subi l’épuration ethnique.
Des manifestations eurent lieu dans les camps pour protester contre la discrimination, les pénuries de vivre et l’absence de soins médicaux. Les camps de transit furent érigés à proximité des colonies et grandes villes ashkénazes afin de fournir à celles-ci une main-d’œuvre bon marché. Cela se fit sous les ordres du gouvernement qui, après la fourniture initiale de maigres rations et services sociaux, informa les résidents des camps qu’ils devaient vaquer eux-mêmes à leurs besoins en allant travailler dans les colonies ashkénazes.
En raison des taux de chômage élevés, bien des Juifs orientaux, quel que soit leur niveau d’éducation ou leurs qualifications, furent contraints d’accepter des emplois inférieurs non qualifiés – les seuls à être disponibles.
Des manifestations eurent lieu dans tout le pays en 1949. À Ashkelon (anciennement Majdal ‘Asqalan), des milliers de Juifs orientaux défilèrent contre la discrimination. De la même façon, 300 résidents de Ramleh organisèrent une manifestation « bruyante » rue Allenby pour réclamer « du pain et du travail » et tentèrent de prendre d’assaut le vieux bâtiment de la Knesset, jusqu’au moment où ils en furent empêchés par la police.
Deux semaines plus tard, des manifestants envahirent le bâtiment de l’Agence juive à Haïfa et continuèrent sur leur lancée en saccageant l’intérieur du département de l’Intégration. Ils exigeaient « du travail et des logements » de la part de l’organisation qui avait été instaurée par l’Organisation sioniste mondiale en 1929 pour devenir sa branche opérationnelle en vue de la colonisation juive de la Palestine.
Cette fois, la police ne parvint à les dominer qu’en faisant venir des renforts. Certains manifestants furent blessés et d’autres furent arrêtés. En juillet de la même année, des manifestants venus de Jaffa attaquèrent l’ancien bâtiment du parlement à Tel-Aviv.
Les Juifs asiatiques et africains étaient installés dans ce qu’Israël appelait « des villes en développement » et dans des coopératives agricoles de pauvre qualité appelés « moshavim ». D’autres vivaient dans des bidonvilles dans les grandes villes comme Tel-Aviv, Jérusalem, Haïfa et Beersheba. C’est dans ces quartiers urbains particulièrement défavorisés qu’allait naître la résistance au racisme et aux privations économiques.
L’écrivain juif irakien Gideon Giladi explique que
« la seule différence économique fondamentale entre les villes en développement et les zones de bidonvilles est géographique. Les villes en développement se situent dans le pays et fournissent les colonies ashkénazes en main-d’œuvre bon marché alors que les zones de bidonvilles constituent une ceinture autour des grandes villes et assurent au capital ashkénaze une main-d’œuvre bon marché. Elles fournissent également des domestiques aux femmes ashkénazes. »
La référence d’Amsalem aux Marocains travaillant pour les riches familles ashkénazes n’était pas arbitraire ; elle s’appuie sur les détails de cette histoire.
Les soulèvements mizrahim
Le premier soulèvement juif marocain en Israël a eu lieu en 1959 dans le quartier pauvre de Wadi al-Salib à Haïfa, dont la population palestinienne avait été remplacée par des Juifs marocains.
Des Juifs marocains pauvres étaient aussi au premier rang du deuxième mouvement, plus important, des Black Panthers israéliens qui dominèrent la scène israélienne de 1970 à 1973. En mai 1971, lors de l’une de leurs plus grandes manifestations, 260 partisans des Black Panthers furent arrêtés par la police qui disloqua la manifestation.
Le chef de la police à l’époque, Shlomo Hillel, d’origine irakienne, fut surnommé par les manifestants « le collaborateur noir ». D’autres manifestations suivirent en janvier et en mai 1972, au cours desquelles davantage d’affrontement avec la police se soldèrent par des fusillades.
Cela déboucha sur le plus grand vote de protestation massive de l’histoire israélienne de la part d’une majorité de mizrahim, lequel contribua à amener au pouvoir en 1977 une coalition dirigée par le Likoud, qui mit fin, pour la première fois depuis la création d’Israël, à la détention du monopole de la direction politique par le Parti travailliste.
L’ironie, à l’époque comme aujourd’hui, fut que le Likoud, exactement à l’instar du Parti travailliste, était également (et reste encore) sous la direction et la domination des ashkénazes, mais à la différence près qu’il ne fut pas au pouvoir entre 1948 et 1977, à l’époque où les Juifs d’Orient étaient soumis à une discrimination systématique.
Les confrontations avec la police se poursuivirent dans les années 1980, avec une grande manifestation qui suivit la mort par balle, des mains de la police, de Shimon Yehoshua, un Juif yéménite, le 22 décembre 1982.
Le meurtre eut lieu après que la police se fut rendue à la maison de Yehoshua, à Kfar Shalem à Tel-Aviv, dans l’intention de détruire une pièce additionnelle que l’homme avait ajoutée à sa maison sans autorisation du gouvernement. Yehoshua fut abattu alors qu’il résistait aux tentatives de la police en vue de démolir la pièce (une pratique habituelle des Israéliens contre les Palestiniens et, dans ce cas, contre un juif mizrahi et non ashkénaze).
De larges manifestations éclatèrent quelques jours après le meurtre, ce qui incita vivement la Knesset à retarder les funérailles de Yehoshua jusqu’à la nuit afin d’empêcher des troubles. Suite à la démolition de plus de 100 bâtiments à Kfar Shalem en 1984, d’autres affrontements sanglants eurent lieu.
Des manifestants mirent le feu à un entrepôt, bloquèrent les rues principales en criant « Ashké-Nazis » à l’adresse de la police, ce qui, à l’époque, était une épithète commune utilisée par les protestataires mizrahim.
La question des enfants yéménites kidnappés continua également de mobiliser des gens contre le racisme de l’État ashkénaze. En 1994, une force de 800 policiers livra un siège de cinq semaines contre la maison du rabbin Uzi Meshulem, né au Yémen, et contre quelques douzaines de ses disciples mizrahim à Yehud (près de Petah Tikva) qui réclamaient des informations sur les enfants kidnappés.
Ils restent loyaux
Malgré la discrimination en cours, la majorité des juifs mizrahim sont naturellement restés dans le camp sioniste israélien et, à l’instar de leurs compatriotes ashkénazes, ils restent en tant que colonisateurs de la terre des Palestiniens. Amsalem lui-même est un colon de la colonie Ma’alei Adumim, en Cisjordanie.
Ils continuent de bénéficier du privilège d’être juifs (un privilège refusé aux Palestiniens), même s’ils sont confrontés à la discrimination par les ashkénazes du fait qu’ils ne sont pas européens. Pourtant, les écarts dans les revenus, la richesse, l’éducation et la santé entre les ashkénazes et les mizrahim n’ont fait que grandir, au cours des dernières décennies.
Amsalem, qui a bénéficié de la mobilisation des votes mizrahim en faveur du Likoud depuis 1977, exploite certainement cette histoire de discrimination pour mobiliser les juifs mizrahim en faveur de la cause du gouvernement israélien dirigé par les ashkénazes.
Le fait que son recours à cette histoire constitue une démarche cynique pour attiser le soutien à l’extrême droite israélienne, ne mitige en rien le fait que le passé de discrimination qu’il cite continue toujours à alimenter la rage des mizrahim contre l’actuelle domination ashkénaze.
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Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.
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Publié le 17 janvier 2023 sur Middle East Eye
Traduction : Mireille Rumeau pour Charleroi pour la Palestine