Deux nouvelles du prisonnier politique palestinien Walid Daqqah
« Pendant longtemps, chaque fois que Milad m’a appelé au téléphone, en disant ‘Papa, où es-tu ?’, j’ai évité d’utiliser le mot ‘prison’. Je craignais que ce n’en soit trop pour elle, à son âge encore si tendre, de se mettre à vivre avec ce mot et ses lourdes implications », écrit Walid Daqqah dans son article, « Un lieu sans porte ».
Walid Daqqah, Dalia Taha, 11 juillet 2023
Le prisonnier politique et écrivain palestinien de 61 ans a été arrêté en 1986 et condamné à 37 années d’emprisonnement en Israël. Sa sentence aurait dû se terminer en 2023, mais a été prolongée de deux ans par les autorités israéliennes en raison d’une introduction frauduleuse de téléphones mobiles dans la prison.
Comme l’écrivait récemment Sana’ Salameh, la femme de Daqqah, qu’il a épousée en prison en 1999 :
« Dans d’autres cas semblables, de tels délits étaient punis de quelques jours de confinement solitaire. Dans le cas de Walid, ils lui ont ajouté deux ans. »
Salameh et d’autres activistes considèrent la prolongation de l’emprisonnement de Daqqah comme une punition, en fait, pour son attitude de défi, surtout dans la sortie en fraude de son sperme, destiné à concevoir la fille du couple, Milad, née en 2020, après que les autorités israéliennes leur avaient illégalement interdit toute visite conjugale.
En décembre 2022, on a diagnostiqué chez Daqqah un cancer de la moelle osseuse en phase terminale. Malgré la sévérité du diagnostic, on lui refuse toujours sa libération, de même que des traitements vitaux qui pourraient le maintenir plus longtemps en vie.
« Dans le passé, ils ont reporté son transfert à l’hôpital, jusqu’au moment où il a été presque trop tard »,
écrit Salahmeh.
« Cette politique de la négligence médicale est bien connue. Nous l’appelons la politique de la mort lente. »
En mars 2023, sa famille a lancé une campagne dans les médias sociaux, #FreeWalidDaqqa.
Dans le cadre de la campagne pour sa libération, un petit nombre de ses articles ont été traduits de l’arabe en anglais par Dalia Taha, une poétesse et dramaturge palestinienne. Ces articles, sortis clandestinement de prison, incluent les deux articles repris ici : « Un lieu sans porte » et « Mon oncle, donne-moi une cigarette ». Parmi d’autres écrits de Daqqah, citons « Le temps parallèle » (plus tard adapté en forme de pièce), « Dissolution de la conscience : ou redéfinition de la torture » et son roman pour les enfants « Le conte du secret de l’huile ».
Un lieu sans porte
Un jour, après son retour d’une excursion à la mer, j’avais promis par téléphone à Milad de l’y emmener la prochaine fois. Elle avait marqué une pause pendant quelques secondes, hésitant de répondre, comme si elle ne voulait pas me choquer, avant de me dire finalement : « Non, tu n’as pas de porte. »
Pendant longtemps, chaque fois que Milad m’a appelé au téléphone, en disant « Papa, où es-tu ? », j’ai évité d’utiliser le mot « prison ». Je craignais que ce n’en soit trop pour elle, à son âge encore si tendre, de se mettre à vivre avec ce mot et ses lourdes implications. Déchiré, je me débattais en me demandant si j’allais néanmoins révéler la vérité à ma fille. Ou allais-je cacher l’amère réalité, afin d’empêcher les connotations du mot « prison » de s’incruster dans son imagination ?
Par ses visites, Milad a fini par comprendre ce qu’est une prison, bien avant d’avoir appris le sens du mot. Pour elle, c’était un endroit sans porte, où son père était confiné et qu’il n’était pas en mesure de quitter. Et, pour elle, s’il n’y avait pas de porte, il ne pourrait non plus y avoir d’excursion vers l’océan. Pas de petit déjeuner à partager. Et pas de possibilité pour moi de l’accompagner à la crèche qu’elle appelait affectueusement « l’école ».
Dès les tout premiers instants de leur existence, nos enfants en viennent à comprendre la réalité des murs, des barrières et des check-points. Ils le font longtemps avant qu’on ne les introduise au mot « occupation ». C’est ainsi que nous nous posons une question frustrante, mais d’une extrême importance pour leur éducation : Comment transformer le sentiment d’oppression engendré par cette réalité en une force d’action positive, qui pourrait contribuer à l’épanouissement constructif de leurs jeunes personnalités en plein développement ?
Tout en me demandant si je devais utiliser le mot « prison » avec Milad, les souvenirs de mes années de captivité se sont mis à jouer dans mon esprit. Au cours de ces années, il s’est fait que j’ai côtoyé non pas une mais trois générations de prisonniers : le père, le fils et le petit-fils. Peut-être est-ce l’omniprésence des prisons dans l’existence des enfants, via leur visites fréquentes à des proches incarcérés, qui les ramène dans les confins de la prison en tant que prisonniers eux-mêmes. Dans un de mes récits sur la vie en prison, intitulé « Mon oncle, donne-moi une cigarette », un enfant prisonnier de douze ans m’avait demandé une cigarette. Dans des circonstances normales, en dehors des murs de la prison, j’aurais dit non. Nous ne voulons pas que les enfants fument. Mais, dans cet environnement, ce qui m’avait frappé, c’est que, par cette requête, l’enfant voulait grandir rapidement de façon à pouvoir mieux affronter les années de confinement qui le guettaient ou, peut-être, mieux se remettre de la violence de son arrestation. Via l’acte consistant à fumer, il semblait proclamer « considérez-moi comme un adulte ». Ainsi donc, je donnai une cigarette à l’enfant. Et, finalement, en présence de Milad, j’ai donc prononcé le mot « prison ». J’ai fini par suivre le signal qu’elle m’avait adressé. Elle m’avait appris l’importance de l’honnêteté et de la vérité quand on élève des enfants. En fin de compte, cela n’avait guère d’importance si elle m’entendait recourir au mot « prison ». Dans son cœur, elle avait déjà ressenti ce qu’il signifiait. C’est un lieu sans porte.
« Mon oncle, donne-moi une cigarette »
C’est le matin et j’entends le tintement de deux jeux de menottes au moment où le gardien de la prison s’approche de nous. Il les jette par terre, les faisant tinter sur le sol en béton, et une impression de calme s’installe dans la pièce. Il y a là un paquet de menottes pour entraver les mains, et un autre, avec des chaînes plus longues, pour entraver les jambes. Huit paires de menottes de chaque sorte, pour sept prisonniers.
Je me tiens avec les autres au milieu d’une petite cour, entourée de cellules de détention, et j’essaie de m’appuyer contre le mur. Je suis las d’être transféré d’une prison à l’autre depuis que nous avons entamé cette grève de la faim ouverte. Je rassemble mon énergie et j’essaie d’inspirer le plus d’air possible en préparation d’un trajet qui va durer des heures à l’intérieur d’une boîte en fer qui, par cette chaleur, va rapidement se transformer en une fournaise insupportable.
Une fois qu’il a fini de nous entraver, le garde prend la direction du véhicule censé transporter les prisonniers. Puis j’entends une voix émanant de la cellule derrière moi…
« Mon oncle, donne-moi une cigarette. » Je jette un coup d’œil dans l’obscurité de la cellule mais ne puis voir personne et, pendant un instant, je pense que je délire. Puis la voix sort de nouveau de la cellule, cette fois plus forte, plus désespérée. « Mon oncle, mon oncle, donne-moi une cigarette ! » Je regarde à nouveau dans la cellule et j’appelle la voix.
« Où es-tu ? »
« Je suis ici, tout en bas ! »
En me baissant, je regarde par la fente dans le bas de la porte, par où les prisonniers reçoivent leur nourriture et ont les mains entravées avant d’être sortis de la cellule, et je vois un enfant, qui n’a pas plus de douze ans. Un gosse qui demande une cigarette.
Je ne savais comment lui répondre. Devais-je lui donner une cigarette, me demandais-je, où devais-lui lui apprendre les dangers de la cigarette de la façon dont les adultes le font avec les enfants en dehors de la prison ? Adultes, adultes…puis je suis frappé par le fait que je m’inclus dans cette catégorie. Par le fait qu’il m’a appelé « mon oncle ». Suis-je déjà si vieux ?
J’étais soudain effrayé d’être interpellé de cette façon. C’était la première fois, au cours de mes 26 années d’emprisonnement, que quelqu’un s’adressait à moi avec un tel écart dans les âges. En prison, nous n’avons pas l’habitude de nous adresser les uns aux autres de cette façon, en recourant à des titres honorifiques sociaux qui délimitent nos âges. Sans égard pour les différences d’âge qui peuvent exister entre nous, nous nous adressons mutuellement en disant « mon frère » ou « camarade » ou encore, plus récemment, « combattant ».
J’ai regardé l’enfant avec empathie pour sa forte envie d’une cigarette. Cette envie ne concerne pas le flux de nicotine, mais plutôt la connotation qui accompagne la cigarette. Effrayé, n’étant qu’un simple enfant dans l’univers très dur de la prison, il voulait devenir un homme très rapidement. En même temps, il y a maintenant mon désir de remonter le temps de façon à pouvoir redevenir moi-même un enfant, ou du moins un jeune homme, comme je l’étais quand je suis entré en prison voici plus d’un quart de siècle.
Tous deux nous avions peur. J’avais peur du temps qui s’était écoulé et il avait peur de celui qui ne s’était pas encore écoulé. J’avais peur du passé et il avait peur du futur. J’avais peur d’avoir vécu une vie qui s’était consumée en prison et il avait peur que la cigarette maintenant fixée entre ses lèvres ne puisse pas se consumer. La cigarette était devenue quelque chose d’autre après qu’il l’avait exhalée et c’est ainsi que, debout, dressé sur ses orteils, il apparaissait maintenant plus vieux que son âge. La lueur de la braise devenait une lanterne, dans sa main, repoussant la noirceur de la cellule et dissipant sa crainte et sa solitude.
Il ne fumait pas mais essayait de dissiper cette image d’un enfant qui restait si irrésistiblement accrochée à lui. Dans l’univers de la prison, face à la cruauté des gardiens, l’enfance est un fardeau. Sachant qu’il lui faudrait faire face à des années d’emprisonnement, il cherchait à se débarrasser de sa vulnérabilité et de son innocence, dont il n’avait manifestement plus que faire, puisque cela n’avait fait aucune différence aux yeux du juge qui l’avait condamné à quatre ans.
Le gardien revint pour nous, ramassa la huitième paire de menottes sur le sol en béton et hurla à l’adresse de l’enfant afin qu’il pousse ses mains dans la fente de la porte. Et l’enfant avança ses mains, en tenant toujours la cigarette entre ses doigts. Le gardien lui cria dessus pour qu’il lâche la cigarette puis marmonna en lui-même quelque chose en hébreu, en déplorant la vision d’un enfant en train de fumer. Du fait que les poignets de l’enfant étaient trop fins, toutefois, il dut s’y prendre à plusieurs reprises pour bien assurer les menottes et, finalement, décida de les utiliser pour entraver les jambes du garçon.
Quand on le sortit de la cellule, en attendant le transport, je le regardai et j’imaginai qu’il était mon propre fils, tel que le sort n’avait pas encore voulu le mettre au monde. Je voulais de toutes les fibres de mon être l’étreindre dans mes bras et, comme ces sentiments paternels me submergeaient tout entier, je ressentis un désir envahissant de pleurer. Mais je dissimulai mes sentiments. Je ne voulais pas briser l’image de l’homme qu’il voulait à présent devenir. Je marchai vers lui afin de lui serrer la main comme à un camarade, et à un rival, en lui demandant :
« Comment vas-tu, combattant ? »
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Publié le 7 juillet sur Middle East Research and Information Project
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine