« Que vaut l’existence ? » ou le martyre de Refaat Alareer
« La fin tragique de Kanafani, et ces mots écrits particulièrement par lui, me sont venus à l’esprit presque immédiatement quand, ce soir du 7 décembre, j’ai appris la pénible nouvelle que Refaat Alareer avait été assassiné par Israël »
Louis Allday, 8 décembre 2023
Quelques semaines avant que l’écrivain et révolutionnaire palestinien Ghassan Kanafani ne soit assassiné par Israël, en 1972, un journaliste lui avait demandé ce que signifiait la mort, pour lui.
Il avait répondu :
« Naturellement, la mort signifie bien des choses. Ce qui importe, c’est de savoir pourquoi. Le sacrifice de soi, dans le contexte de l’action révolutionnaire, est une expression de la compréhension même, et la plus élevée qui soit, de la vie et de la lutte en vue de rendre l’existence digne d’un être humain. »
La fin tragique de Kanafani, et ces mots écrits particulièrement par lui, me sont venus à l’esprit presque immédiatement quand, ce soir du 7 décembre, j’ai appris la pénible nouvelle que Refaat Alareer, à l’instar de Kanafani avant lui, avait été assassiné par Israël en même temps que des membres de sa famille. Dans le cas de Refaat, avec son frère, sa sœur et quatre enfants de cette dernière. Dans le cas de Ghassan, avec la fille de sa sœur, sa nièce bien-aimée Lamis.
Les deux hommes partageaient un engagement bien déterminé envers le peuple palestinien et sa cause. Tous deux croyaient en la Palestine et en parlaient comme d’un problème humain universel. Ils partageaient un désir urgent d’enregistrer et de propager la culture et les récits de la Palestine, ainsi qu’une croyance fondamentale dans la rectitude de la résistance palestinienne sous toutes ses formes.
Tous deux avaient étudié la littérature. Ils étaient des enseignants et des écrivains généreux et passionnés. Tous deux parlaient également anglais avec un humour sardonique et une belle éloquence et ils ne supportaient guère les imbéciles et les opportunistes. Cette combinaison – un engagement inébranlable envers leur cause et le moyen d’exprimer avec force cette position en anglais face à une audience mondiale – explique parfaitement pourquoi ils constituaient une telle menace pour le projet colonial de peuplement sioniste.
Aucun des deux hommes n’était impliqué dans la lutte militaire, mais tous deux écrivaient sur le rôle central de la littérature, qu’ils comprenaient très bien, tant dans la colonisation sioniste de la Palestine que – et de façon cruciale – dans la résistance à cette colonisation.
« La Palestine a d’abord et avant tout été occupée dans la littérature sioniste »
Comme l’expliquait Refaat dans une conférence en 2019, au cours de laquelle il avait parlé de la poétesse palestinienne Fadwa Tuqan et du rôle de la résistance culturelle :
Bien sûr, nous tombons toujours dans ce piège qui consiste à dire :
« Elle [Fadwa Tuqan] a été arrêtée pour le simple fait d’écrire de la poésie ! » C’est quelque chose que nous faisons beaucoup, même nous, qui croyons en la littérature (…) [nous disons :] « Pourquoi Israël arrêterait-il l’une ou l’autre femme ou la placerait-il en résidence surveillée ; elle n’a fait qu’écrire un poème ? » Ainsi donc, il nous arrive parfois de nous contredire ; nous croyons dans le pouvoir de la littérature capable de changer des vies en tant que moyen de résistance, de moyen de riposte et, ensuite, à la fin de la journée, nous disons : « Elle n’a fait qu’écrire un poème ! » Nous ne devrions pas dire ça.
Moshe Dayan, un général israélien, a dit que « les poèmes de Fadwa Tuqan étaient comme le fait d’être confronté à vingt combattants ennemis ». Et la même chose est arrivée à la poétesse palestinienne Dareen Tatour. Elle a écrit de la poésie célébrant la lutte palestinienne, encourageant les Palestiniens à résister, à ne pas renoncer, à riposter. Elle a été placée en résidence surveillée, elle a été envoyée en prison pour des années.
Et, par conséquent, je termine ici, par une remarque très significative : N’oubliez pas que la Palestine a d’abord et avant tout été occupée dans la littérature sioniste et dans la poésie sioniste (…) Il leur a fallu des années, plus de cinquante ans de réflexion, de planification, toute la politique, l’argent et tout ce qu’on peut imaginer. Mais la littérature a joué l’un des rôles les plus cruciaux, ici (…) La Palestine dans la littérature juive sioniste a été proposée aux juifs du monde entier (…) [comme] une terre sans peuple pour un peuple sans terre. La Palestine ruisselle de lait et de miel. Il n’y a personne, là, et ainsi donc, allons-y… Mais il y avait des gens – il y a toujours eu des gens en Palestine. Ce sont des exemples de la façon dont la poésie peut constituer une partie très significative de la vie.
Ce qui par-dessus tout relie peut-être Refaat et Ghassan dans mon esprit, c’est le choix fondamental qu’ils ont opéré tous les deux. Le choix de rester dans des situations dans lesquelles la probabilité d’être tués était élevée.
Refaat était un universitaire d’un haut niveau d’éducation, un spécialiste de la littérature anglaise. Si son premier objectif avait été de s’assurer pour lui et sa famille immédiate une existence en dehors de Gaza, il aurait pu le réaliser. De même, dans les années 1960, Kanafani était un romancier adulé, une personnalité culturelle de renommée régionale marié à une Danoise, Anni.
Une route d’évasion – et, partant, une trajectoire plus confortable, plus sûre pour leurs deux existences – était là, clairement, et à leur portée. Pourtant, comme l’auteur non nommé de la lettre dans l’émouvante nouvelle épistolaire de Kanafani, en 1956, « Lettre de Gaza », les deux hommes ont choisi de rester
« parmi les débris hideux de la défaite (…) pour apprendre (…) ce qu’est la vie et ce que vaut l’expérience ».
Les gens se divisent généralement en combattants et spectateurs, avait expliqué un jour Kanafani dans une lettre à sa nièce Lamis. Il avait
« choisi de ne pas être un spectateur et cela signifie que j’ai choisi de vivre les moments décisifs de notre histoire, qu’importe leur brièveté. »
De même que Ghassan, Refaat n’avait rien d’un spectateur. Jusqu’à la fin de sa vie, il a lutté à sa manière, comme un combattant, contre les monstruosités et les mensonges du sionisme.
L’acte de résistance, a écrit un jour John Berger, c’est
« non seulement refuser d’accepter l’absurdité de l’image du monde qu’on nous propose, mais aussi la dénoncer. Et quand l’enfer est dénoncé de l’intérieur, il cesse d’être l’enfer. »
Dans cet esprit, la façon dont Refaat Alareer et Ghassan Kanafani ont choisi de vivre leur courte existence devrait être perçue comme une dénonciation inflexible de l’enfer que le sionisme a imposé, non seulement aux Palestiniens, mais aussi à d’innombrables Libanais, Syriens, Égyptiens et autres dans la région dans laquelle il s’est temporairement implanté.
Tous ceux d’entre nous qui ont eu le privilège de connaître Refaat – que ce soit de loin, grâce à internet et aux médias sociaux, ou plus intimement – doivent honorer cet héritage. Nous pleurons et nous nous lamentons, mais nous ne désespérons ni ne renonçons.
« Si je dois mourir,
toi tu dois vivre
pour raconter mon histoire
(…)
Si je dois mourir,
que cela apporte l’espoir,
que cela soit une histoire. »
Les directives poétiques que nous adressait Refaat étaient claires.
J’ai un rêve, un rêve dont je n’ai jamais parlé à voix haute et sur lequel je n’ai jamais rien écrit jusqu’à présent, c’est de visiter une Gaza libérée et de regarder la Méditerranée depuis un café du bord de mer.
Une mer dans laquelle les navires de guerre israéliens, ces messagers de la mort, ne guettent plus d’un air menaçant à l’horizon. Au lieu de cela, ils se mueraient en un souvenir des temps sombres qui sont révolus aujourd’hui. Si ce rêve se réalise, regarder la mer, je penserai à Refaat Alareer, le professeur de Gaza, et le remercierai pour tout ce qu’il a fait et nous a enseigné, pour l’héritage profond que son martyre a laissé derrière lui.
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Louis Allday est écrivain, éditeur et historien.
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Publié le 8 décembre 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine