Mohammed Khatib : « Tout le monde peut être palestinien »
D’après la secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Nicole De Moor (CD&V), Mohammed Khatib est un prêcheur de haine extrémiste qu’il convient d’expulser du pays le plus rapidement possible. De son côté, Mohammed Khatib estime que la Belgique peut faire nettement mieux que de suivre servilement Israël. Découvrez Mohammed Khatib, le coordinateur européen de Samidoun, et, surtout, faites-en vous-même une évaluation personnelle.
De Wereld Morgen, 25 avril 2024
« Le prêcheur de haine palestinien Mohammed Khatib n’est plus le bienvenu en Belgique », annonçait le quotidien néerlandophone De Tijd le 15 avril. « La secrétaire d’État De Moor veut que le prêcheur palestinien Mohammed Khatib quitte le pays », titrait le même jour De Morgen, un autre quotidien néerlandophone.
Nous devons nous entretenir avec cet homme, avons-nous aussitôt pensé à la rédaction, après avoir lu ces articles. Pas parce que nous apprécions particulièrement l’extrémisme ou la haine, certainement pas. Mais bien parce que nous nous demandons ce qu’il convient précisément de dire ou de faire pour être catalogué de la sorte dans les médias commerciaux, et parce que nous savons également par notre propre expérience que, depuis certaines sphères, on ose très rapidement lancer des accusations à la tête des personnes qui prennent la défense du peuple palestinien.
Nous avons donc fixé un rendez-vous avec Mohammed Khatib à la rédaction du journal. « Nous », ce sont Seppe De Meulder, pour DeWereldMorgen, et Koen Bogaert, professeur au département Conflict & Development de l’Université de Gand (UGent). Quand il est arrivé chez nous, à la rédaction, nous avons rencontré un homme plutôt discret et étonnamment sympathique.
En pensant aux droits des réfugiés et à la liberté d’expression, on imaginerait que lorsqu’on veut retirer à quelqu’un son statut de réfugié, ce n’est pas sans raison. Nous sommes donc on ne peut plus curieux : Qu’est-ce qui fait que Mohammed Khatib est si dangereux ?
Parlez-nous de vous-même
« Mon nom est Mohammed Khatib. Je suis né et j’ai grandi dans un camp de réfugiés du Sud-Liban. Je suis venu en Belgique et j’ai demandé l’asile en 2010, à l’instar de centaines de milliers d’autres réfugiés palestiniens et arabes qui ont fui vers l’Europe à cause de la guerre et du colonialisme. Après être resté cinq années sans papiers, j’ai été alors reconnu comme réfugié en 2015. »
« Au Liban, j’étais actif au sein de la Palestinian Youth Organisation (PYO – Organisation de la Jeunesse palestinienne) et d’autres organisations sociales. Ici, en Europe, avec d’autres personnes, j’ai fondé Samidoun (« bien déterminés », en arabe) en 2011. »
Samidoun
Quel genre d’organisation est-ce exactement ?
« Samidoun a été créé en fait comme un réseau qui traduit les déclarations du mouvement palestinien concernant les prisonniers politiques et qui mène campagne ici à ce propos. »
« Nous avons remarqué que la plupart des ONG actives ici approchent la question des prisonniers politiques selon la perspective du droit international et comme une question essentiellement humanitaire. Elles perçoivent en premier lieu les prisonniers politiques comme des victimes ayant besoin de toutes sortes de formes d’aide. »
« Toutes ces ONG sont également sponsorisées par la Commission européenne. Nous, Palestiniens, ne croyons pas que la Commission européenne, qui est une institution colonialiste, sponsorisera des projets qui contribuent à la libération de la Palestine. »
En quoi précisément différez-vous de ce type d’ONG ?
« Nous ne percevons pas les prisonniers politiques comme des victimes. Ce sont au contraire des dirigeants politiques qui peuvent contribuer à la reconstruction du mouvement de libération nationale de la Palestine. Ce sont les dirigeants de la véritable société civile palestinienne, de nos organisations de masse qui, aujourd’hui, sont remplacées par des ONG subventionnées par l’UE. »
« Nous pensons qu’eux aussi, depuis leurs prisons, peuvent toujours assumer un rôle politique important. Non seulement ils sont empêtrés dans des confrontations permanentes avec l’occupant, mais ils restent également actifs à partir de la prison. Ils consacrent leur temps de prison à l’étude, à la formation de dirigeants, au développement de la conscientisation, à la création culturelle, littéraire et artistique. »
Vous êtes donc également une organisation politique ?
« Avec Samidoun, nous ne voulons pas uniquement traduire des déclarations sur les prisonniers politiques et mener campagne pour leur libération, nous voulons également lier tout cela à d’autres mouvements pour la libération des prisonniers politiques, aux Philippines, aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Turquie, en Europe. »
« Samidoun est un réseau palestinien, arabe et internationaliste qui est actif dans 16 pays au moins. Les débuts de Samidoun coïncident avec ce qu’on appelle ici « la crise des réfugiés ». Nous avons alors décidé d’être également actifs dans nos communautés palestiniennes et arabes autour des questions qui les concernent ici en Europe. »
« En tant que diaspora éparpillée dans plusieurs pays à l’extérieur de notre patrie d’origine, nous ne sommes pas seulement actifs dans le mouvement pour la libération de la Palestine, mais aussi dans la lutte locale contre le racisme et la discrimination, contre l’islamophobie, contre l’antisémitisme et en faveur de la justice sociale ici en Europe. »
« Nous sommes également actifs au sein du mouvement écologique, du mouvement de la classe ouvrière, parce que nous croyons que notre lutte ici en Europe est liée à la lutte contre le sionisme en Palestine. »
Que dois-je imaginer concrètement, ici ?
« Nous faisons de tout : des soirées de projection de films, des manifestations, des conférences, des festivals. Nous faisons des traductions, des affiches, des graffiti. Nous nous servons de notre droit à nous organiser, à mobiliser et à exprimer nos idées. Certaines personnes, par exemple, perçoivent les graffiti comme illégaux, mais nous, nous les percevons comme une activité légale. »
La résistance armée
Comment se fait-il que Samidoun est décrit dans les médias comme une organisation extrémiste ? Pas à cause de ses graffiti, quand même ?
« En 2018, un ministre israélien de l’époque nous a désignés comme organisation terroriste internationale. »
« À cette époque, nous étions en pleine croissance et nous avons subi bien des attaques de la part des comités d’experts sionistes ou des organisations d’extrême droite qui tentaient de bloquer nos comptes bancaires ou notre compte Paypal. Un rapport a été publié, à cette époque : « Les terroristes en costume ». Je ne porte jamais de costume, mais ont s’inquiétait, par exemple, du fait que nous avions invité Ahed Tamimi et Leila Khaled au Parlement européen dans le cadre de nos efforts en vue de normaliser la résistance palestinienne et de boycotter Israël. »
Vous soutenez également la résistance armée ?
« Oui, c’est notre droit et notre devoir. Nous croyons, comme le dit également le droit international, que les Palestiniens et tous les peuples opprimés ont le droit de résister à l’occupation par tous les moyens nécessaires. En ce sens, nous soutenons également la résistance armée contre les occupants, mais Samidoun n’est pas un mouvement de résistance armée. Nous sommes une organisation de la société civile. »
Quels étaient les arguments, dans ce cas, pour cataloguer Samidoun comme une organisation terroriste ?
« Comment cela, des arguments ? C’est le ministre raciste et sioniste Gilad Erdan qui nous a catalogués comme terroristes. Que doit-on attendre d’une puissance coloniale qui, au cours des six derniers mois, a assassiné 30 000 Palestiniens sans le moindre argument ? L’État israélien considère le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) comme une organisation terroriste. Quand j’utilise le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » (Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre), c’est déjà du terrorisme, à leurs yeux. »
Du fleuve à la mer
Qu’entendez-vous précisément par ce slogan ?
« La Palestine historique est en fait située entre le fleuve et la mer et c’est dans toute cette région que doit avoir lieu la libération. À Gaza, il y a un blocus. La Cisjordanie est entièrement contrôlée par Israël et les Palestiniens qui vivent en « ’48 » (dans l’État d’Israël, NdlR), doivent subir un apartheid. »
« Les sept millions de réfugiés palestiniens de la diaspora méritent leur droit au retour dans leur patrie et ils doivent percevoir des réparations de la part d’Israël et du Royaume-Uni, des États-Unis et de l’Union européenne. »
« Cela ne se fera jamais sans une victoire sur le sionisme et l’isolement international d’Israël, sans le démantèlement de l’armée sioniste et des colonies. De même que le système colonial a dû être démantelé en Algérie et en Afrique du Sud, il doit également l’être en Palestine. »
« Même si nous ne désirons pas copier ce qui s’est passé dans ces pays. »
Selon vous, à quoi devrait ressembler une Palestine libre ?
« Une société libre de racisme, où tout le monde puisse vivre dans l’égalité et la justice, quelle que soit sa religion ou son genre, une société qui accueille et protège les immigrés et les réfugiés, et qui ne les déporte pas ni ne les isole. »
« Une société complètement différente de celles des EU ou du Canada, qui ont été bâties sur le colonialisme d’implantation, une alternative au système capitaliste européen qui a été construite sur le dos des esclaves et des populations autochtones. »
« La société palestinienne est une société très diverse et très riche, avec un important héritage et une grande culture. Il y a une société afro-palestinienne provenant à l’origine du Nigeria et qui est aujourd’hui confrontée à un génocide en compagnie des gens de Gaza. À Al Quds, il existe une communauté rom, une communauté arménienne et une communauté kurde. Puis on peut encore y ajouter la diaspora qui, de nos jours, vit en Amérique latine, aux EU ou en Europe, et qui contribuera certainement à la beauté de l’identité palestinienne moderne. »
« Je crois en une identité qui s’appuie sur l’égalité et la justice. Je crois en une nouvelle sorte de nation qui s’appuie sur la véritable libération et sur la démocratie populaire. Non pas un État en soi : Nous ne devons pas reprendre le modèle européen. Selon moi, une nation palestinienne libre devrait et pourrait jouer un rôle international dans la lutte contre le racisme et ouvrir ses frontières aux réfugiés et aux mouvements de libération nationale du monde entier. »
Dans un discours que vous avez prononcé en 2022 devant l’Union européenne, vous avez dit ceci : « Nous ne sommes pas solidaires avec les Palestiniens. Nous sommes tous ici les Palestiniens, les Arabes, les étrangers et les juifs. Être palestinien n’est pas une question de sang. (…) Être palestinien est une question de foi dans les droits du peuple palestinien d’être libéré. » D’où tirez-vous cette idée ?
« Je suis né dans un camp de réfugiés. Deux de mes tantes sont mariées avec des Tunisiens qui ont été des combattants de la liberté pour la libération de la Palestine. Notre voisin était un Kurde qui, dans les années 1980, était venu au Liban afin de soutenir la lutte palestinienne. »
« Plus tard, j’ai découvert que Jihad Mansour, dont je placardais les affiches, ne s’appelait absolument pas Jihad Mansour, mais Marc Rudin. C’était un Suisse de Berne. De Ghassan Kanafani, j’ai appris : ‘La cause palestinienne n’est pas qu’une cause pour les Palestiniens, mais une cause pour tout révolutionnaire, quel qu’il soit, une cause des masses exploitées et opprimées de notre temps.‘ »
« Je suis allé en tant que représentant de Samidoun en Afrique du Sud. Là-bas, on voit la Palestine partout. Là, au cours d’un meeting, il y a eu un jour quelqu’un qui voulait réciter un poème et qui avait d’abord déclaré : ‘Selon moi, nous sommes tous des Palestiniens. Nous avons besoin de la libération de la Palestine pour nous libérer complètement du colonialisme qui sévit partout.’ »
Haine, antisémitisme, terrorisme
Comment avez-vous appris, en fait, que la secrétaire d’État De Moor voulait vous retirer votre statut de réfugié ?
« Je n’ai pas encore eu le moindre contact avec la police belge. Personne ne m’a interrogé. J’ai reçu une notification via l’application d’information de The Times of Israel et j’ai vu un article qui parlait de moi. C’est ainsi que j’ai été mis au courant. J’en déduis que Madame De Moor y a été encouragée depuis Israël. D’après moi, sa décision ne représente pas la position des gens en Belgique. »
« Naturellement, depuis longtemps déjà une campagne était en route pour me rendre suspect. Ainsi, Theo Francken a emporté une photo de moi au Parlement et il a raconté toutes sortes d’absurdités sur mon compte. Il essaie tout simplement de m’utiliser pour sa campagne électorale raciste. Mais, bon sang, lui-même est un prêcheur de haine. »
Craignez-vous de perdre votre statut de réfugié ?
« Je suis né sans papiers. Je n’ai eu des papiers, en fait, que depuis 2016 jusqu’à ce jour. Ces papiers me donnent le droit de voyager à l’intérieur de l’Europe. S’ils veulent me les reprendre, eh bien, qu’il en soit ainsi. Cela ne changera rien à ce en quoi je crois ou à ce que je fais. Ils peuvent même me renvoyer, mais alors en Palestine. Dans ce cas, je veux bien collaborer, et plutôt aujourd’hui que demain. »
« Je trouve que la décision de la secrétaire d’État est incompréhensible. Si je fais quelque chose de mal, faites-moi passer en justice. Mais non. Ce que l’on fait ici, c’est uniquement faire peur aux gens et me faire passer pour un exemple afin de criminaliser une certaine opinion politique. La Belgique ne doit quand même pas devenir comme Israël ! »
Que pensez-vous du fait qu’on vous traite de prêcheur de haine dans les médias ?
« Qu’entendent-ils par prêcher la haine ? Si se dresser contre le colonialisme pour la libération de la Palestine du fleuve à la mer, c’est prêcher la haine, là, alors, ils doivent m’expliquer pourquoi ! »
« Les partis politiques en Belgique ont des opinions divergentes sur tout, mais sont tout à fait d’accord sur une chose : une solution à deux États en Palestine. Mais de quoi se mêlent-ils ? Imaginez un peu que les Palestiniens se mêlent de la même façon de ce qui se passe en Belgique… »
« Vous savez quoi ? Je crois pour la Belgique en une solution à trois États : la Flandre, la Wallonie et Bruxelles (il rit). Imaginez que je dise qu’hier, j’ai découvert que Bruxelles était pour nous la terre promise et que nous avons décidé de vous expulser. N’entreriez-vous pas en résistance ? »
Vous êtes également accusé d’antisémitisme…
« C’est tout simplement ridicule. Je suis si fier du fait que des milliers de juifs aujourd’hui se rallient au mouvement pour la libération de la Palestine et en assument également la direction. Nous collaborons avec pas mal d’organisations juives antisionistes, comme Jewish Voice For Peace (Voix juive pour la Paix) et le Jewish Anti Zionists Network (Réseau antisioniste juif). De nombreux juifs sont actifs dans Samidoun. »
« (Il soupire) Ça n’a tout simplement pas de sens. Nous, Palestiniens, n’avons pas le moindre problème avec la communauté juive. Ils font partie de notre communauté. Aujourd’hui, à Naplouse, il y a toujours une importante communauté judéo-palestinienne. Nader Sadaka est un prisonnier politique palestino-juif en Israël. Nous luttons pour sa libération. »
La toute dernière accusation : le terrorisme !
« Je défends le droit à la résistance des Palestiniens. Est-ce du terrorisme ? Je pense que ce que font la secrétaire d’État De Moor, Theo Francken et l’extrême droite, cela, c’est du terrorisme ! »
« Quelle est en fait la définition du terrorisme ? Terroriser les gens. En quoi Samidoun terrorise-t-il et perturbe-t-il notre société ? Nous sommes tout simplement un mouvement de masse social et politique. Nous sommes très ouverts à propos de ce que nous faisons et de ce que nous défendons et nous ne nous laissons pas criminaliser aussi facilement. »
« Dans un pays où je suis venu afin de chercher une protection, je me fais attaquer. Que fait la secrétaire d’État à un moment où un génocide se déroule en live à la télévision ? Elle m’accuse dans la presse de toutes sortes de choses dénuées du moindre fondement juridique. C’est illégal. Si j’étais un blanc, ils ne m’accuseraient jamais de toutes ces choses sans enquête préalable. C’est du racisme ! »
« Je pense que c’est à la Belgique qu’il appartient de définir quel pays elle veut être. »
Qu’entendez-vous par là ?
« La menace qui émane de moi, selon la sûreté de l’État, n’est pas que j’appellerais à la violence ou que je l’organiserais ici en Belgique, bien sûr que non ! Ils peuvent fouiller ma maison, mais la seule chose qu’ils vont trouver, ce sont des autocollants, des affiches et des drapeaux palestiniens. »
« Je suis une menace parce que je crée un problème politique entre l’État israélien et l’État belge, voilà de quoi il s’agit. Eh bien, si la Belgique entend tolérer qu’Israël puisse influencer une secrétaire d’État afin de s’en prendre de cette façon à un réfugié palestinien, c’est un choix qu’on peut faire mais, dans ce cas, cela donne une idée du genre de pays que vous voulez être. Je pense que la Belgique peut faire nettement mieux. »
Expliquez-vous…
« La Belgique ne doit pas suivre le chemin de l’Allemagne ou de la France. Ce pourrait être aussi une occasion pour la Belgique de régler ses comptes avec son passé colonial et d’assumer un rôle progressiste. Regardez tous les drapeaux palestiniens que l’on voit accrochés ici en Belgique. Ici, à Bruxelles, la Palestine est visible dans chaque rue ! »
« Lutter pour la libération de la Palestine, pour la justice au Congo, contre le racisme et le colonialisme signifie aussi lutter pour plus d’harmonie et pour un mieux-vivre dans nos villes, pour un meilleur avenir pour la société ici en Belgique. »
Voilà une pensée intéressante pour conclure. Merci pour l’interview.
« Ç’a été un plaisir. Merci de m’avoir invité. »
*****
Publié le 25 avril 2024 sur De Wereld Morgen
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine