L’amnésie à propos des atrocités invalide le rapport de la commission de l’ONU
Le mandat de l’ONU requiert la protection des populations précaires risquant de subir des atrocités. Si l’on est sincère dans ses intentions de dire la vérité et d’accorder une protection lors de périodes d’atrocités, il convient avant tout de réfléchir aux leçons tirées des atrocités du passé. Ainsi donc, comment percevons-nous les atrocités en nous référant aux leçons tirées de l’histoire ?
Shahd Hammouri, 3 ,juillet 2024
Le mois dernier, lors de la 56e session du Conseil des Droits humains, une commission d’enquête indépendante de l’ONU présentait ses conclusions sur la situation en Palestine et en Israël depuis le 7 octobre.
J’étais invitée pour un commentaire sur les rapports de la commission lors d’un événement parallèle qui avait lieu lui aussi au Conseil des Droits humains et au cours duquel j’ai expliqué comment la commission avait failli à son devoir de vérité (vidéo en anglais en bas de l’article).
La commission a publié deux rapports séparés : un rapport de 59 pages sur les événements en Israël le 7 octobre et un rapport de 126 pages sur l’offensive contre Gaza qui a débuté le 7 octobre et s’est poursuivie jusque fin décembre.
Parmi les déficiences des rapports, qui font la narration de certains des principaux événements et fournissent une analyse juridique, citons : l’absence du terme « génocide » pour décrire le massacre toujours en cours à Gaza ; un manque de discussion à propos du rôle de l’incitation au génocide de la part d’États tiers et des médias internationaux ; une narration soumise par la contrainte à un équilibrage à deux visages ; un engagement de bonne foi avec l’argument de mauvaise foi d’Israël à propos des boucliers humains ; l’absence de recommandations tangibles à l’adresse des États tiers et des entreprises ; une dépendance dénuée de la moindre critique vis-à-vis de sources israéliennes, tout en ignorant le travail des médias arabes et indépendants.
Et ces manquements ne constituent que la partie émergée de l’iceberg.
La commission était chargée de dire la vérité, dans le contexte des atrocités, et d’accorder une attention particulière à l’examen des causes fondamentales des violations des lois internationales en Palestine.
Le mandat de l’ONU requiert la protection des populations précaires risquant de subir des atrocités. Si l’on est sincère dans ses intentions de dire la vérité et d’accorder une protection lors de périodes d’atrocités, il convient avant tout de réfléchir aux leçons tirées des atrocités du passé. Ainsi donc, comment percevons-nous les atrocités en nous référant aux leçons tirées de l’histoire ?
Pour commencer, les crimes d’atrocités ne proviennent pas du néant.
La Palestine est l’un des rares cas contemporains de colonialisme de peuplement, puisqu’elle a été colonisée à une époque où le reste du monde était au bord de la décolonisation.
Les accords d’Oslo signés par Israël et l’Organisation de libération de la Palestine au milieu des années 1990 ont flouté cette réalité en créant une illusion de « paix négociée ». Il est clair aujourd’hui que les accords d’Oslo n’ont aucun statut juridique, leurs prémisses sont l’illégalité et la coercition, et leur réalité est la non-conformité.
Une mascarade
Israël a combattu avec acharnement pour préserver cette mascarade, en collègue dont les puissances coloniales étaient empressées de croire le mensonge. L’éradication du problème palestinien par tous les moyens disponibles a toujours été en tête des préoccupations du sionisme. La violence des formes d’éradication s’est intensifiée avec la montée de l’extrême droite en Israël et elle avait d’ailleurs été anticipée par des érudits comme Fouzi Badawi.
L’histoire de la colonisation par peuplement fournit de très nombreuses preuves en vue d’étayer une évidente « leçon apprise »: Le génocide est une pratique commune, dans les contextes coloniaux de peuplement. La seule façon de passer à côté de cette « leçon apprise » n’est possible que si votre lecture de l’histoire ne commence qu’après la Première Guerre mondiale, ce qui, tristement, constitue une pratique commune dans les salles de l’ONU ainsi qu’un symptôme de son eurocentrisme.
En cela, toutes les mises en garde contre un génocide imminent étaient manifestes à Gaza. Les offensives israéliennes majeures ont eu lieu à de nombreuses reprises dans un territoire assiégé avec une population d’au moins 70 pour 100 de réfugiés dont les ancêtres avaient été déplacés de la Palestine historique.
Pour décrire la réalité de la colonisation par peuplement, il convient de relier des points, autrement dit d’établir des liens. Historiquement, les États précédemment colonisés recouraient à des terminologies juridiques comme « domination étrangère », « soumission » et « exploitation » pour décrire ces réalités.
Néanmoins, la commission néglige ces cadres juridiques pour favoriser une lecture très prudente des lois internationales sur les droits humains et des lois humanitaires. À la lecture du rapport, on tombe sur une narration fragmentée des causes fondamentales et de la réalité actuelle sur le terrain – diverses pièces du puzzle sont décrites, mais placées sur des étagères différentes à partir desquelles les interconnexions complexes entre causalité et résultat sont difficiles à extrapoler.
Les atrocités sont facilitées par un système de croyances qui normalisent ce genre de soumission.
Le colonialisme de peuplement israélien s’est maintenu par le biais d’une rhétorique civilisatrice qui dit que les Palestiniens sont « moins civilisés » et méritent de ce fait la domination qu’on veut leur imposer. Le recours à une telle rhétorique en vue de déshumaniser la population soumise est une pratique commune, bien mise en évidence dans les histoires de la colonisation. Ce discours civilisateur, qui s’appuie lourdement sur le racisme et l’islamophobie, attribue une plus grande valeur à la vie des Israéliens qu’à celle des Palestiniens. Comme on a pu le voir ces quelques derniers mois, le regard libéral européen est très disposé à se livrer à de tels discours civilisateurs, à s’engager dans des discussions qui normaliseront les atrocités, comme celles que l’on peut découvrir dans le talk-show Piers Morgan Uncensored.
Quand elle discute des médias et de l’incitation, la commission fait remarquer uniquement dans ses rapports que les sociétés médiatiques devraient adopter une position plus empressée à l’égard d’un tel contenu. La commission ne réfléchit pas aux dangers des rhétoriques civilisatrices qui font partie intégrante du colonialisme de peuplement et du génocide.
Le génocide a été maintenu en place via une conception vindicative de la doctrine de l’autodéfense.
Alors que la commission ne partage pas l’interprétation erronée de l’autodéfense qui est celle d’Israël, elle ne fait pas non plus remarquer comment une rhétorique aussi vindicative que celle adoptée par les dirigeants politiques et militaires israéliens, de même que par les soldats à Gaza, a été utilisée historiquement pour justifier les génocides contre des populations autochtones. Par exemple, le génocide des Herero et des Nama perpétré en Afrique par les forces allemandes au tournant du 20e siècle constituait une réponse vengeresse aux actes de résistance de peuples soumis.
Présenter des représailles comme de l’autodéfense en les enrobant d’un langage déshumanisant et de discours médiatisés justifie les atrocités aux yeux du monde.
En 1991, un photographe serbe avait prétendu que 41 enfants avaient été tués par des soldats croates – bien que le mensonge ait été rapidement démenti, la colère qu’il avait provoquée avait alimenté des sentiments génocidaires. Ce précédent historique a trouvé son écho dans le mensonge rapidement démystifié, mais qui circule toujours, prétendant que les combattants du Hamas avaient décapité 40 bébés en Israël le 7 octobre.
Une telle propagande d’atrocités est inhérente à la pratique du génocide, mais la moindre discussion autour de la chose est absente dans les rapports de la commission.
De plus, la commission s’engage de façon prédominante avec des sources médiatiques occidentales, en dépit des nombreuses preuves d’inconduite journalistique (qui ont d’ailleurs été mises en épingle par le Conseil des droits humains), alors qu’elle déprécie le travail des journalistes arabes et des médias indépendants, dont on ne trouve que très peu de traces dans le rapport. De même, les organisations palestiniennes des droits humains sont très rarement citées dans les rapports.
Une bonne foi présumée
La commission s’engage avec les discours du gouvernement et de l’armée d’Israël dans ce qui semble être une présomption de bonne foi. Bien que, occasionnellement, la commission émette des doutes à propos de ce discours, elle est chaque fois dangereusement près d’attribuer un mérite indirect à la logique du génocide en répétant les allégations sans fondement d’Israël.
L’exemple le plus odieux de ce qui précède se situe dans le paragraphe 90 du rapport sur Gaza, où la commission s’engage de bonne foi avec les rapports israéliens concernant un centre de commandement prétendument installé sous l’hôpital al-Shifa, en dépit de toute absence de preuve. En agissant de la sorte, la commission renonce à une articulation nuancée de la façon dont Israël a prétendu faussement que l’hôpital était utilisé par les combattants palestiniens en tant que bouclier humain, de façon à justifier ce qu’on a qualifié de « guerre médicale » – une pratique via laquelle les hôpitaux qui hébergeaient des milliers de personnes déplacées et de blessés ont été ciblés sans la moindre pitié.
Pour parler d’atrocités, il faut dire la vérité au pouvoir.
Les États puissants refusent de réclamer des comptes à Israël. Au contraire, le néolibéralisme normalise les économies de guerre tirant profit de la mutilation brutale d’une population colonisée. La vérité est manipulée et rendue ambiguë en vue de faciliter et de poursuivre les atrocités tout en maintenant un contexte colonial de peuplement.
Mais, comme nous le rappelle Tantura, un documentaire qui traite de l’un des nombreux massacres de la Nakba de 1948, la vérité finira inévitablement par jaillir avec clarté au fil du temps. Empêcher des atrocités requiert d’articuler clairement la vérité, dans des temps de manipulation intentionnelle et d’ambiguïté.
La commission s’est défendue, dans la présentation de son rapport au Conseil des droits humains du 19 juin, en prétendant qu’elle adhérait aux principes des lois internationales. Mais, comme le montrent de nombreux spécialistes critiques du droit international, il intervient toujours une possibilité de choix dans la façon dont on comprend ces principes.
La commission a choisi une lecture étroitement technique des lois internationales et de la réalité, ce qui implique que ce cadre libéral européen, intrinsèquement conservateur, est la seule voie alors qu’on intègre sans critique la jurisprudence de spécialistes qui nourrissaient ou nourrissent toujours des sympathies à l’endroit de la colonisation. Des voies alternatives sont proposées par des lectures harmonisées des lois internationales qui se concentrent sur les actions des gens affectés.
La commission va plus loin en ne mettant pas le doigt sur l’instrumentalisation des lectures techniques et fragmentées des lois internationales pour justifier les actes génocidaires – une pratique qui a été vertement dénoncée par Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale de l’ONU pour la Cisjordanie et la bande de Gaza occupées dans son rapport « Anatomie d’un génocide » publié un peu plus tôt cette année.
La commission a prétendu qu’il n’était pas stratégique ni prévu dans son mandat de déterminer si un génocide avait lieu à Gaza. Mais, quand j’ai lu le rapport, j’ai imaginé que je déposais sous le nez de la commission les corps sans vie de plus de 15 000 enfants palestiniens à proximité d’un livre sur l’histoire de la colonisation. Je me suis imaginée en train de déclarer tout simplement que, si l’on considère avec sérieux l’histoire de ces enfants, l’histoire de la colonisation et l’histoire de la Palestine, ils comprendraient aisément qu’appeler les choses par leur nom constitue le strict minimum de leur devoir en tant qu’êtres humains.
Une approche étroitement technique des lois et le fait de négliger l’effet de fragmentation et de distorsion que risquent leurs choix dans l’interprétation des lois et la représentation de la réalité n’ont rien de choix innocents.
Une occasion manquée
Le mandat de la commission d’enquête indépendante n’a jamais cessé de subir les attaques d’Israël et de ses puissants alliés et son approche très prudente peut constituer une réponse à ces pressions. Les conclusions de la commission s’avéreront probablement utiles dans les efforts actuels de responsabilisation, mais elles représentent avant tout une occasion manquée.
À l’intérieur même de l’ONU, il est difficile de voir la crise existentielle qui afflige actuellement le système juridique international. Il est également malaisé de voir la violence qui est normalisée sous le vernis du libéralisme européen. Toutefois, on en aperçoit clairement les lézardes dans le cas de la Palestine, ce qui propose une occasion de revendiquer des espaces d’action en remettant en question les prétentions à la vérité avancées par les acteurs de ces institutions.
Pour les acteurs qui cherchent à transmettre la réalité du sud mondial, l’ONU a désigné des moulins à vent contre lesquels engager le combat et s’engager en compagnie de telles institutions équivaut à risquer de perdre la raison. Mais renoncer aux mécanismes internationaux n’est pas une option – il est impératif de les défier et de combattre leurs contradictions sous-jacentes.
Notre choix réside dans la façon dont nous nous engageons avec ces systèmes. Nous pouvons nous engager de façon discursive plutôt qu’apologétique, en rappelant à ces acteurs les réalités dans lesquelles ils s’engagent et le langage qui est requis pour les décrire, en dénonçant les faiblesses d’un système juridique international toujours dominé actuellement par les cadres libéraux européens au détriment de la justice internationale.
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La Dre Shahd Hammouri est professeure de droit à l’Université de Kent et l’autrice d’un ouvrage censé être publié d’ici peu : Corporate War Profiteering and International Law (Profit de guerre des entreprises et droit international).
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Publié le 3 juillet sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine