Un survivant de la torture découvre le corps de son fils de 4 ans

Areej Hijazi  : Ceci est l’histoire tragique de Darwish Qandil, 46 ans, un vieil ami de mon père.
Je place le récit dans la bouche de Darwish.

 

Areej Hijazi  relate l'histoire tragique de Darwish Qandil, 46 ans. Photo : La destruction par Israël de l'habitat à Khan Younis a atteint des proportions énormes et a été particulièrement meurtrière.

La destruction par Israël de l’habitat à Khan Younis a atteint des proportions énormes et a été particulièrement meurtrière. (Photo : Chine Nouvelle)


Areej Hijazi
, 12 août 2024

 

Mes frères et belles-sœurs et moi-même vivions dans une maison de trois étages à Khan Younis. Nous y étions restés en dépit des bombardements et des explosions que nous entendions autour de nous suite aux actions de l’armée israélienne. La maison hébergeait 28 personnes, dont cinq femmes, 18 enfants et cinq hommes.

Le 5 décembre 2023, vers 9 heures du matin, nous avons été encerclés par un barrage de tirs, si bien que nous nous sommes hâtés de descendre à la cave. Nous avons compris que les soldats israéliens avaient envahi la maison quand nous avons entendu des voix parlant en hébreu et des détonations dans les appartements d’en haut.

Les soldats ont continué de tirer pendant un quart d’heure. Comme les tirs à l’intérieur de la maison s’intensifiaient et que le bruit des explosions nous entourait complètement, les femmes se sont mises à hurler et les enfants à pleurer. Les forces d’occupation israéliennes ont compris qu’il y avait des personnes au sous-sol en entendant crier et des soldats sont descendus et ont commencé à tirer dans la cave.

Mon frère aîné a alors crié de toutes ses forces en anglais : « Nous avons des enfants et des femmes ! »

L’un des soldats a répondu en anglais : « Vous êtes combien, là ? »

À ce moment, un soldat qui parlait arabe nous a ordonné de sortir les mains en l’air, avec les femmes et les enfants d’abord, qui ont été gardés ensuite dans une pièce du rez-de-chaussée.

 

L’interrogatoire

Mes quatre frères et moi-même avons été placés sous la cage d’escalier. Nos mains avaient été liées par devant à l’aide de menottes en plastique et nous avions les yeux bandés d’un tissu. Il y avait au moins 20 soldats. Ils m’ont conduit aux toilettes de la cave, toujours menotté et les yeux toujours bandés, et m’ont fait asseoir sur le siège du WC.

Quand les soldats m’ont emmené aux toilettes, ils m’ont giflé au visage et m’ont dit de la fermer. Ils m’ont enlevé ma chemise, me laissant en pantalon.

Un soldat s’est mis à m’interroger à propos de mes données personnelles et de mon travail. Il utilisait un ordinateur portable et m’a demandé d’où les roquettes étaient lancées et où se trouvaient les tunnels. L’interrogatoire a duré plus d’une heure.

Par la suite, des soldats israéliens m’ont emmené dans mon appartement au premier, m’ont délivré du bandeau et se sont mis à saccager et détruire les meubles dans les chambres de mes enfants, à tirer à balles dans l’écran de télévision, en pariant sur celui qui parviendrait le premier à le briser. J’ai vu mon frère qui saignait au visage et aux mains des suites de l’agression des soldats israéliens.

Un soldat m’a demandé où se trouvaient mes papiers d’identité et mon téléphone et j’ai dit qu’ils étaient chez l’officier en bas. À ce moment, j’ai entendu les femmes et les enfants hurler.

Ils m’ont emmené du premier étage vers le rez-de-chaussée, où j’ai vu ma fille de 15 ans. Je lui ai demandé pourquoi elle pleurait et elle m’a dit qu’ils avaient pris la plupart de nos téléphones, de l’or, un ordinateur portable et de l’argent. Le soldat l’a tirée vers l’intérieur et lui a dit de se taire. Ils m’ont emmené dans les toilettes de la cave, où je suis resté environ trois heures, en entendant les cris de mes frères qui étaient battus par les soldats israéliens.

Vers 18 heures, ils ont emmené trois de mes frères et moi-même hors de la maison. Malgré mon bandeau, j’ai vu que le terrain avoisinant avait été nivelé au bulldozer et rendu méconnaissable. L’officier m’a informé que nous allions être arrêtés. Ils nous ont fait monter à bord d’un véhicule blindé qui, au bout d’un trajet d’une heure environ, nous a emmenés dans un site militaire.

 

Des violences répétées

Sur place, un homme portant un uniforme israélien et qui parlait couramment l’arabe s’est présenté, me disant que nous étions à Kerem Shalom. Il m’a arraché mon pantalon, me laissant en slip, et m’a chuchoté à l’oreille :

« Je vais faire en sorte que tu n’oublies jamais mon nom. »

Il a resserré les menottes en plastique sur mes poignets jusqu’à ce que le sang apparaisse, après quoi, il m’a donné des coups de poing et de pied et des gifles au visage, tout en blasphémant et en recourant à un langage obscène.

Je ressentais une douleur intense et j’avais besoin d’uriner. J’ai demandé au soldat la permission d’utiliser les toilettes, mais il a refusé et m’a dit de faire sur moi, ce que j’ai fait. Quand il a vu cela, le soldat s’est mis lui-même à uriner sur moi. Il a continué de me battre sévèrement toute la nuit jusqu’à l’aube à coups de pied et de gifles. Ç’a été la pire nuit et la plus difficile de toute ma vie.

Le lendemain matin, les soldats israéliens nous ont transportés par autobus vers un autre site militaire, en compagnie d’autres détenus. J’ai passé 23 jours en détention, et j’ai subi sept séries d’interrogatoires.

J’ai été relâché le matin du 28 décembre 2023 et j’ai entamé mon périple en vue de retrouver ma famille, une tâche extrêmement difficile du fait que l’armée israélienne occupait toujours Khan Younis. Des amis m’ont informé que leur dernier contact avec mes proches avait eu lieu deux semaines plus tôt, après quoi la communication avait été perdue pour de bon, et personne ne savait plus rien d’eux.

Je les ai cherchés et me suis enquis d’eux pendant plus d’un mois, jusqu’au moment où j’ai appris que la maison où nous vivions avait été bombardée et qu’ils étaient morts.

Finalement, le matin du 8 avril, après de retrait de l’armée israélienne de Khan Younis, j’ai au moins pu me rendre à la maison. Ce n’était plus qu’un amas de décombres, après le bombardement de l’aviation israélienne.

Quand j’ai essayé d’entrer dans la cave, je n’ai pu supporter ni l’odeur du sang ni la vue de mes proches en état de décomposition. J’ai appelé les gens de la Défense civile, mais ils ne sont pas venus, en raison d’un manque d’équipements et de la présence d’un grand nombre de martyr.e.s dans les rues.

 

Récupérer les martyrs

Le matin du 9 avril, nous avons commencé à récupérer les martyr.e.s. Nous cherchions avec de simples outils, comme des marteaux, par exemple. Le premier jour, nous avons retrouvé les corps décomposés de cinq martyr.e.s, qu’on a pu identifier grâce à leurs vêtements.

Après cela, les recherches et la récupération des martyr.e.s restant.e.s se sont poursuivies sept jours durant et nous avons pu retrouver 19 martyr.e.s. Le dernier que nous avons retrouvé a été mon fils, qui avait 4 ans. En raison de son état de décomposition, il ne restait que ses os et ses vêtements et nous l’avons enterré dans la tombe d’une autre de nos martyres.

Les restes de tou.te.s les martyr.e.s (en tout 24, y compris 5 femmes et 17 enfants, dont 9 filles) étaient décomposés à 80 pour 100 environ et n’ont pu être identifiés qu’à leurs vêtements.

Pouvez-vous imaginer d’étreindre vos proches un jour et de vous retrouver dans les mains de votre ennemi le lendemain, à endurer des tortures constantes sans savoir quand tout cela va finir ?

Et en vous demandant :

Vais-je vivre ?

Reverrai-je ma famille un jour ?

Que sont-ils devenus ?

Ici, à Gaza, nous vivons au milieu de la perte, de la douleur et de la souffrance.

Vous gardez votre famille bien rassemblée chaque nuit, en espérant que ce ne sera pas la dernière fois.

 

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La Dre Areej Hijazi est obstétricienne et travaille à Gaza.

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Publié le 12 août 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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