Les victimes parfaites et la politique du recours
À propos de la « politique de désamorçage » : Une critique du livre de Mohammed El-Kurd, Perfect Victims and the Politics of Appeal (Les victimes parfaites et la politique du recours).
Benay Blend, 7 mars 2025
Le premier ouvrage de non-fiction de Mohammed El-Kurd retrace les façons dont les Palestiniens sont le plus souvent perçus en tant que « victimes parfaites » plutôt qu’en tant que peuple empreint de dignité et combattant pour la libération de sa terre.
En raison des exigences de longueur, le présent article ne se penche que sur quelques-uns des nombreux points mentionnés dans Perfect Victims. À ce propos, je suis particulièrement intéressée par la façon dont la résistance a été diabolisée dans les médias tant libéraux que conservateurs ainsi que parmi certaines organisations du mouvement de solidarité.
Dans ses réflexions sur la situation actuelle du travail de sensibilisation, El-Kurd n’épargne personne, même pas lui-même. En exprimant un thème constant dans ses écrits et ses propos, il remet en question la valeur de la résistance culturelle à l’actuelle Nakba (catastrophe) d’« Israël » contre les Palestiniens.
« Il n’y a pas que le chagrin qui fait en sorte qu’écrire en des temps de génocide constitue une tâche tortueuse », explique El-Kurd,« c’est davantage le fait de reconnaître soi-même que le travail écrit est honteusement insuffisant face à ces bombes de 2000 livres que les sionistes ont larguées sur Gaza » (p. 1).
« Vu certains progrès dans les médias, la culture, le monde universitaire et la politique », explicite El-Kurd, « la Palestine émerge en tant que monnaie sociale, pour certains individus » (p. 1). « Le chapitre le plus sanglant de notre histoire a accentué une corrélation morbide qui existe en fait depuis longtemps », écrit El-Kurd, « à savoir que plus il y a de martyrs, plus il y a d’estrades » (p. 1).
De façon significative, El-Kurd encourage ses lecteurs à « relever le plafond de ce qui est permis », afin d’engager ces « classes écrasées et rendues invisibles » en tant qu’« acteurs de l’histoire » plutôt que comme « objets historicisés » (p. 3).
Dans cette veine, El-Kurd étend le rôle de « sniper », partant de ceux qui assassinent à coups de fusil pour y inclure les correspondants qui oblitèrent leurs victimes à la voix passive en même temps que certains diplomates qui expriment leur inquiétude sans mentionner le coupable et encore moins passer à l’action (p. 8).
Les plus pernicieux d’eux tous sont peut-être les hommes politiques : « inertes, ineptes ou complices », responsables de financer la mort des victimes tout en témoignant peut-être « une sympathie feinte » (p. 8).
Enfin, il y a ces universitaires qui attendent que « la poussière retombe », avant d’écrire des livres truffés de pages fabriquées dans lesquelles ils ne parlent jamais qu’au passé, comme si les sujets naguère dérangeants appartenaient désormais à ce même temps passé (p. 8).
Ce que, à un moment, tous ont condamné – la résistance (« Vous ne devez pas soutenir le Hamas pour tenir à cœur aux Palestiniens », comme le montrent clairement d’innombrables mèmes) –, ils sont désormais occupés à en faire « un mythe, à la dépolitiser et à la commercialiser » dans une multitude de contextes (p. 8).
Après un bref aperçu, El-Kurd en arrive au cœur de son livre.
« Notre mort est la subsistance du monde dans lequel nous vivons », affirme-t-il, elle est nécessaire pour garantir « le sentiment de ‘sécurité’ de la colonie » (p. 11).
Pour que ces martyrs comptent vraiment, pour obtenir la reconnaissance des organisations de solidarité et de la presse, ils doivent avoir vécu comme des « personnages spectaculaires ou avoir subi une mort spectaculairement violente » (p. 11).
Cette norme, commune à la plupart des industries, à bon nombre d’organisations de solidarité et de salles officielles, tend à déshumaniser les plupart des Palestiniens et à les diviser entre ceux qui sont exaltés et ceux qui ne le sont pas (p. 16).
El-Kurd définit la déshumanisation comme « la réticence ou l’incapacité du monde » à attribuer « des instincts fondamentaux – par exemple, la survie, l’autodéfense » – aux Palestiniens et spécialement à ceux qui subissent actuellement un génocide (p. 14).
Quelle que soit leur perspective politique, dans l’esprit de la plupart des habitants de l’Occident, les Palestiniens sont soit des terroristes, soit des victimes. Les premiers méritent de mourir, les derniers sont divisés en ceux qui ont mené une existence extraordinaire et/ou ont enduré une mort étrangement violente.
En fin de compte, les Palestiniens ne sont pas des « êtres humains, ils sont des énigmes, des énigmes exaspérantes et effrayantes dont chaque action invite à la condamnation et dont chaque sentiment constitue une menace embryonnaire » (p. 16).
Dans les médias, universités, etc. de l’Occident, les « terroristes » n’ont jamais la possibilité de parler en leur propre nom, alors que ceux qui se voient attribuer le statut de victimes se voient parfois accorder l’occasion de le faire. Dans ces cas, toutefois, il leur est interdit de désigner nommément le coupable et leur plaidoyer doit se limiter uniquement à eux-mêmes.
« Ils ne doivent raconter que leurs tragédies personnelles », explique El-Kurd. « Aucune idéologie politique ni aucune ambition nationale » ne doivent entrer dans leur campagne, car celle-ci « doit rester individualiste, sans jamais défendre de cause collective et sans jamais passer par un collectif organisé, et elle ne doit chercher qu’à remédier à des crises humanitaires » qui, à l’instar d’autres désastres naturels, ne sont jamais provoquées par « la situation mondiale des affaires » (p. 22).
En tous points similaires à la canonisation de Martin Luther King, que l’on célèbre rarement comme faisant partie d’un mouvement de masse, pour ne pas mentionner que son discours « J’ai fait un rêve » est souvent privilégié par rapport à son engagement à combattre la pauvreté et la machine de guerre, les Palestiniens qui se voient accorder une plate-forme doivent uniquement l’utiliser pour eux-mêmes.
« Notre réponse lorsqu’on nous accuse de terrorisme et qu’on nous exclut de la condition humaine », admet El-Kurd, « a été une politique du recours », qui consiste en une pratique utilisant une sorte de tactique du plaidoyer créatif destiné à faire progresser notre cause tout en essayant sans arrêt de répondre aux exigences susmentionnées » (pp. 22, 23).
Il en résulte un sujet « respectable » et « pertinent » qui a été « déshumanisé » et « débarrassé » (p. 38) de tout sentiment jugé indésirable par le colonisateur. Tout au long de l’histoire, ce processus a été appliqué à d’autres, y compris le combattant de la liberté Nelson Mandela qui, au cours de son existence, était perçu comme terroriste par l’Occident mais qui, après sa libération, avait été transformé en une icône sainte.
Malgré le fait que Mandela n’était pas moralement opposé à la résistance armée, il a fini par être connu comme le porte-étendard de la non-violence, une stratégie qu’il avait choisie pour son côté pratique autant que pour toute autre chose.
Après que les sionistes ont assassiné le poète / enseignant / journaliste Refaat Al-Areer en décembre 2023, El-Kurd a estimé qu’il ne pouvait pas composer un « éloge » pour le site d’information « anglophone » pour lequel il travaillait en tant que responsable culturel.
« La langue du colonisateur », affirmait El-Kurd, réclame que « nous le [Refaat Al-Areer] lavions de ses péchés – sa géographie, sa religion, sa couleur, son sexe et ses affiliations –, que nous l’excluions des rangs de nos combattants et que nous nous battions pour mettre en évidence son caractère exceptionnel » (p. 45).
Des obituaires de ce genre sont non seulement ethnocentriques mais font également montre d’une forme d’impérialisme culturel en imposant aux colonisés la conception du monde du colonisateur, séparant ainsi l’Autre de l’origine historique du colonisateur, mais aussi de celle des autres Palestiniens (p. 46).
Enfin, le texte d’El-Kurd est une lecture interactive. En invitant ses lecteurs à revoir leurs perceptions passées, il les encourage à adopter de nouveaux modèles mieux adaptés au mouvement.
Par exemple, voici plusieurs mois, une connaissance voulait s’engager dans une conversation autour du 7 octobre. Après que je lui avais expliqué qu’il était important de situer ce jour dans son contexte, la dame avait demandé s’il y avait des ingénieurs (sa profession) à Gaza, et des médecins, des docteurs en philo et lettres, des avocats, etc ?
En lui disant que oui, bien sûr, il y avait un pourcentage élevé d’intellectuels, de médecins, d’écrivains, etc., je tombais dans ce qu’El-Kurd appelait le piège de la « parfaite victime », en isolant les meilleurs et les plus brillants du reste, une perspective absolument divisive et ethnocentrique parce qu’elle impose son système personnel de valeurs à un autre groupe de personnes.
J’aurais dû répondre, en lieu et place, que sa question posait problème parce qu’elle impliquait que les Palestiniens étaient inférieurs, mais que s’ils s’engageaient dans l’éducation et les professions occidentales, ils élèveraient leur statut à ses yeux, en devenant finalement, peut-être, semblables à nous.
« On pourrait prétendre que la fin justifie les moyens », admet El-Kurd. « Mais quelle est cette ‘fin’ ? La justice ? La vérité ? » (p. 56).
Quand ce genre d’argument devient un moyen de vendre la dignité de certains Palestiniens, mais pas des autres, il « accepte les conceptions du monde racistes et xénophobes du public qu’il tente de persuader » (p. 55).
De plus, El-Kurd prétend que, lorsque « nous ne nous rassemblons pas vraiment derrière les combattants de la liberté de la même manière dont nous nous rassemblons derrière » les exaltés, les désarmés et les morts extrajudiciaires, le narrateur « renforce par inadvertance la juridiction autoproclamée du colonisateur sur notre terre volée » (p. 60).
Ces idées ont des conséquences. Du fait que les Israéliens et l’establishment occidental ne perçoivent pas les Palestiniens comme des êtres humains, prétend Robert Inlakesh, ils ont
« continué de penser avec un certain niveau de suprémacisme qui permet la perpétration d’un génocide, tout en croyant que cela pourra servir de leçon aux peuples arabes afin qu’ils ne viennent pas les embêter, alors qu’en fait, c’est juste le contraire ».
Du fait que, tout au long de son texte, El-Kurd perçoit les Palestiniens comme davantage que des victimes, il conclut que
« la Nakba ne durera pas toujours » (p. 213). Grâce à la « renaissance des mouvements radicaux », tant à Gaza qu’à l’étranger, « on découvre que c’est une aube nouvelle », une aube qui voit l’État colonial « désamorcé », grâce au sumud et à la résilience de la résistance (p. 213).
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Publié le 7 mars 2025 sur The Palestine Chronicle
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine