Exiger une justice qui transcende la destruction

Ce n’est pas tant une célébration ou une joie, ce que nous, Palestiniens, ressentons quand l’Iran atteint ses cibles à Tel-Aviv. Pour nous, cet événement, c’est comme si un univers moral éclaté se mettait à parler. Nous éprouvons et exprimons un amer sentiment de justice, une réaction complexe et lourde sur le plan moral, enracinée dans une souffrance et une impuissance asymétriques et dans l’arithmétique brutale de l’oppression.

 

Exiger une justice qui transcende la destruction. Photo : Deux activistes au Festival Palestine de Bruxelles, le 7 juin 2025.

Deux activistes au Festival Palestine de Bruxelles, le 7 juin 2025. (Photo : Rima Najjar)

 

 

Rima Najjar, 15 juin 2025

 

Au fond, nous le savons :  Aucune souffrance israélienne, aussi immense serait-elle, n’annulera la Nakba, le génocide et ne nous rendra nos enfants aux corps couverts de cendres. Même si Tel-Aviv devait être rasé, cela n’équilibrerait pas les plateaux de la balance. Nous le savons. Nous savons que la vengeance n’apporte pas la guérison ; elle ne fait que retourner le couteau dans la plaie. Nous savons que la justice est impossible, sous l’oppression. La véritable justice voudrait dire la responsabilité pour les crimes de guerre, la restitution des terres volées, la fin de l’apartheid. Mais puisque le monde leur refuse tout cela, la « justice », pour les Palestiniens, se réduit à un plaisir fugace extrait du malheur d’autrui.

Ce matin, sur un canal « Ahrar Palestine » de Telegram, je suis tombée sur une déclaration puissante et poétique à la fois reflétant le profond traumatisme, le chagrin existentiel et l’épuisement moral des Palestiniens en plein génocide à Gaza. Ses thèmes, son poids émotionnel et ses implications politiques se faisaient l’écho des textes anticoloniaux du monde entier que j’avais pu lire auparavant.

Traduit de l’arabe, le message disait :

« Même si Tel-Aviv s’effondre en poussière, même si leurs villes sont effacées de la surface de la terre, cela n’apaisera pas le feu qui est en nous. Nous n’avons pas été vaincus par les décombres qui nous recouvrent, ni par la faim qui ronge nos os. Nous avons été vaincus dès le moment où les enfants sont devenus des martyrs ; dès le moment où les mères ont dû creuser des tombes à mains nues. La mort nous traverse comme si nous étions des rivières ; ce sont des massacres qui délimitent les chapitres de nos vies. Nous attendions du pain et c’est un missile qui est venu en lieu et place. Nous cherchions de la vie dans les décombres et nous n’avons trouvé que des fragments de nous-mêmes. La ruine de l’ennemi ne nous guérit pas, parce que ce qui a été détruit en nous est plus grand que la moindre ville transformée en cendres. Ils ne se sont pas contentés de nous voler nos terres – ils ont volé le temps, ils ont volé les rêves, ils ont volé les traits informes des enfants. »

Ce qui précède est une demande de justice qui transcende la destruction et ne doit pas être confondue avec le pacifisme.

L’auteur de ce texte n’est pas qu’un « militant en colère » ; bien qu’il soit manifestement intégré à un traumatisme actif, il reste toujours profondément lucide. En mettant en exergue l’« asymétrie du préjudice », il rejette les narrations réductionnistes tel le « cycle de la violence ». Il appelle une reconnaissance morale en insistant sur le fait que le monde doit s’occuper de « ce qui a été anéanti, chez les Palestiniens » – pas seulement les bâtiments.

La réflexion de cet auteur palestinien sur le traumatisme, les avenirs dérobés et le vide de la vengeance trouve de frappants échos dans les luttes anticoloniales du monde entier. On peut dire de son cri qu’il est le cri universel des colonisés qui refusent de voir leurs souffrances réduites à des statistiques, qui rejettent les promesses creuses disant que la douleur de l’oppresseur apportera la justice et qui insistent sur le deuil comme acte de résistance.

Ses propos reflètent les textes de Steve Biko sur l’oppression psychologique en Afrique du Sud.

« La véritable défaite est la mort de nos enfants. »

Bobby Sands, en Irlande, écrivait :

« Nous avons été vaincus quand nos enfants sont devenus des martyrs ». « Ce qui a été volé, ce n’est pas que de la terre, mais des rêves » 

reflète les récits des survivants lakotas.

Frantz Fanon a écrit sur la nécessité de la résistance en Algérie et sur le fait que « la violence seule ne peut apporter la guérison ». Le maître zen vietnamien, Thích Nhất Hạnh, a décrit comme suit la futilité de la haine :

« Si vous jetez une poignée de sel dans une tasse d’eau, l’eau devient imbuvable. Si vous jetez le sel dans une rivière, les gens peuvent continuer de puiser de l’eau. La rivière est immense et elle a la capacité de recevoir, d’adopter et de transformer. »

Le chagrin palestinien est « la rivière », et non la tasse – il est trop vaste pour que la vengeance puisse le purifier.

Le chagrin collectif, la résistance morale et la tension entre la vengeance et la justice sont des thèmes communs partagés par des écrivains anticoloniaux. Toutefois, dans le cas des Palestiniens, il existe également des contrastes.

La Commission sud-africaine Vérité et Réconciliation (TRC) a proposé une voie de guérison – que l’on refuse aux Palestiniens sous occupation continue. La révolution algérienne a réussi militairement (1962), alors que la Palestine reste sous occupation. La victoire militaire du Vietnam (1975) contraste avec l’interminable résistance de la Palestine. La lutte de l’Irlande s’est terminée par une paix négociée (l’Accord du Vendredi Saint ou Accord de Belfast), alors que celle de la Palestine n’est toujours pas résolue. Les luttes autochtones se concentrent sur la survivance culturelle, alors que celle de la Palestine concerne un incessant génocide territorial.

Mahmoud Darwich écrivait : « Nous souffrons d’une maladie incurable : l’espoir. » Ainsi, même cette « justice amère » infligée par l’Iran à Israël est une forme d’espoir déformé par le désespoir – un cri pour que le monde voie ce que fait l’occupation. Notre réaction au bombardement de Tel-Aviv par les Iraniens, c’est le hurlement d’un peuple poussé au bord de l’épuisement moral.

 

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Rima NajjarRima Najjar est une Palestinienne dont la branche paternelle de la famille provient du village dépeuplé de force de Lifta, dans la périphérie occidentale de Jérusalem et dont la branche maternelle de la famille est originaire d’Ijzim, au sud de Haïfa. C’est une activiste, une chercheuse et une professeure retraitée de littérature anglaise, à l’Université Al-Quds, en Cisjordanie occupée.

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Publié le 15 juin sur le blog de Rima Hassan
Traduction : Charleroi pour la Palestine

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