Bassem Tamimi : « Il y a une colonie, et c’est Israël »

Bassem Tamimi, qui dirige les protestations populaires à Nabi Saleh depuis plus de dix ans, affirme que « la solution à deux États n’est plus une option »

Oren Ziv, 19 février 2020

29 juillet 2018. Nariman Tamimi (à gauche), Bassem Tamimi (au centre) et Ahed Tamimi (à droite) parcourent Nabi Saleh après que Nariman et Ahed ont été relâchées d'une prison israélienne. (Photo : Oren Ziv)

29 juillet 2018. Nariman Tamimi (à gauche), Bassem Tamimi (au centre) et Ahed Tamimi (à droite) parcourent Nabi Saleh après que Nariman et Ahed ont été relâchées d’une prison israélienne. (Photo : Oren Ziv)

« Nous devons nous réveiller et changer de stratégie, afin d’unir notre lutte », explique Bassem Tamimi, un vétéran de l’activisme palestinien et père d’Ahed Tamimi, assis chez lui à Nabi Saleh, en Cisjordanie occupée.

Tamimi, qui est né en 1967 et qui n’a jamais connu que l’occupation militaire, a été emprisonné durant la Première Intifada et a fait partie des responsables des protestations populaires du village durant la décennie écoulée. Aujourd’hui, toutefois, il a laissé tomber la solution à deux États. « Ce n’est plus une option », dit-il.

La famille Tamimi et son village avaient fait les gros titres mondiaux fin 2017, quand Ahed avait giflé un soldat israélien qui était entré dans la cour de la maison familiale lors de l’une des manifestations du vendredi.

Plus tôt, le même jour, un soldat avait tiré une balle dans la tête d’un parent de la famille, qui avait 15 ans. Quelques jours plus tard, les soldats avaient arrêté Ahed, 16 ans à l’époque, à son domicile, au beau milieu de la nuit. Sa mère, Nariman, avait été arrêtée peu après sa fille pour avoir filmé l’incident de la gifle. Toutes deux allaient rester huit mois en prison.

« Pourquoi Ahed a-t-elle giflé ce soldat ? » demande Tamimi sentencieusement, lors d’une réunion avec des journalistes venus d’Israël.

« Parce que je ne l’ai pas fait moi-même. Voilà la réalité : Nous avons besoin de nouvelles idées et nous ne pouvons espérer des résultats différents si nous continuons sur la même voie. Il nous faut nous concentrer sur un but et changer nos méthodes en fonction de ce but, et il ne peut en être autrement. »

« Nous ne voulons pas vivre dans une illusion », poursuit Tamimi.

« Le processus de paix a commencé à Madrid en 1992, mais le  »Deal du Siècle » a mis fin pour de bon à ce processus. Toutefois, la situation actuelle est meilleure que ce qu’ils proposent [dans le plan de Trump], qui ne parle ni de droit au retour ni de contiguïté territoriale – uniquement d’un transfert de population et d’un contrôle total de la part d’Israël. »

« Changer la mentalité de l’occupation est plus ardu que changer la situation sur le terrain »

Nabi Saleh était l’un des quatre villages de Cisjordanie à avoir son entrée bloquée par l’armée israélienne la semaine dernière, suite à des protestations de colons à propos de jets de pierres dans la zone. Mardi dernier, la circulation a été détournée en dehors du village après que les soldats et la police frontalière ont étendu la punition collective en contrôlant les véhicules tant entrants que sortants. Le lendemain, les résidents se sont mis à rouler autour de la sortie fermée, malgré la présence des troupes israéliennes.

Nabi Saleh, qui est situé au nord de Ramallah, en Cisjordanie du nord, est un village de quelques centaines d’habitants. En 2009, les résidents ont commencé à organiser des manifestations hebdomadaires contre l’occupation et contre la saisie de leur source par les colons de Hamalish, dans le voisinage. Les protestations se sont poursuivies pendant deux ans avant d’être suspendues, à un moment où les forces israéliennes réprimant les manifestations avaient tué quatre jeunes Palestiniens – trois d’entre eux étaient originaires de Nabi Saleh et le quatrième d’un village situé à proximité.

29 juillet 2018. Nariman Tamimi (à gauche), Bassem Tamimi (au centre) et Ahed Tamimi (à droite) parcourent Nabi Saleh après que Nariman et Ahed ont été relâchées d'une prison israélienne. (Photo : Oren Ziv)

29 juillet 2018. Nariman Tamimi (à gauche), Bassem Tamimi (au centre) et Ahed Tamimi (à droite) parcourent Nabi Saleh après que Nariman et Ahed ont été relâchées d’une prison israélienne. (Photo : Oren Ziv)

Des dizaines de résidents – y compris des femmes et des enfants – ont été blessés, arrêtés et emprisonnés, au fil des années. De nombreux activistes israéliens ont participé aux protestations, en dépit des efforts de l’armée pour leur interdire l’accès au village. Les manifestations ont repris de plus belle suite au plan de Trump ; un jeune a déjà été blessé par un tir à balle réelle.

« Ahed m’a demandé un jour pourquoi nous luttions pour une solution à deux États », déclare Tamimi.

« J’ai été en prison, pour cette idée, j’ai perdu ma sœur et vingt-deux autres personnes de notre village dans la lutte pour deux États. Nous avons placé notre foi dans les lois internationales et dans la communauté internationale, mais nous avons perdu. Comment puis-je convaincre ma fille de continuer sur cette voie ? »

Tamimi, qui est membre du Fatah depuis très longtemps, croit aujourd’hui qu’une solution à un seul État est la seule voie.

« Mes enfants ne peuvent pas aller à la plage, qui n’est qu’à 40 km d’ici. Ainsi donc, aujourd’hui je parle d’un seul Etat. Il nous faut modifier notre façon de penser et accepter l’idée que nous devons vivre ensemble. »

L’idée gagne du terrain parmi les Palestiniens, dit-il, citant une étude récente du sondeur d’opinion Khalil Shikaki, selon laquelle 37 pour 100 des Palestiniens soutiennent la solution à un seul État.

Néanmoins, poursuit-il, « la société israélienne dérive vers la droite. Changer la mentalité de l’occupation est plus ardu que changer la situation sur le terrain. »

Tamimi me rappelle une interview que lui et sa fille avaient donnée aux États-Unis, avant que son visa à lui ne soit annulé, et dans laquelle Ahed remerciait le public pour ses larmes, en faisant toutefois remarquer :

« Nous en avons versé suffisamment nous aussi, avec les gaz lacrymogènes. »

Les Palestiniens ne recherchaient pas leur pitié, avait-elle dit, parce que « nous combattons pour notre liberté ».

Tamimi, avec une fierté évidente, ajoute que l’Autorité palestinienne

« parle de besoins, pas de droits. Mais le réfugié qui vit dans une villa de Manhattan a tout autant le droit de retourner [en Palestine] que quelqu’un qui vit dans un camp de réfugiés au Liban. »

10 avril 2011. Bassem Tamimi emmené hors de la cour militaire d'Ofer, en Cisjordanie. (Photo : Activestills.org)

10 avril 2011. Bassem Tamimi emmené hors de la cour militaire d’Ofer, en Cisjordanie. (Photo : Activestills.org)

Tamimi, comme de nombreux Palestiniens dans les territoires occupés, considère que l’AP est le sous-traitant d’Israël en Cisjordanie.

« L’AP est devenue la servante de l’occupation », dit-il, ajoutant que c’est précisément la raison pour laquelle Israël a créé l’AP – afin de rediriger la colère des Palestiniens et d’alimenter la zizanie interne.

C’est la raison pour laquelle les Palestiniens de Cisjordanie ont choisi de ne pas lancer des protestations de masse contre le plan de Trump.

« Les gens sont restés chez eux non pas parce qu’ils ont peur de l’occupation, mais parce qu’ils n’ont pas confiance dans la direction palestienne », dit-il. « Mais le changement viendra. »

Bassem Tamimi : « Il y a une colonie, et c’est Israël »

Tamimi croit de tout cœur au retour aux tactiques de la Première Intifada.

« Elle a changé les perceptions, parce que tout le monde pouvait y participer. Dans des protestations populaires, tout le monde peut et doit jouer un rôle. »

« La lutte armée pourrait être plus facile, mais cela n’instille pas la foi chez les gens, de voir un type qui brandit une arme », dit-il.

Tamimi lui-même a une longue carrière de résistance à l’occupation.

En 1993, il a été torturé au cours d’un interrogatoire et il a passé plusieurs jours dans le coma. Sa sœur, Basma, a été tuée la même année alors qu’elle était en route pour l’audience concernant le prolongement de sa détention provisoire, au tribunal militaire de Ramallah ; un interprète de l’armée l’avait poussée dans une cage d’escalier, elle était tombée, s’était rompu le cou et était décédée.

En 2011, Tamimi a été arrêté et emprisonné pendant 11 mois pour son rôle dans l’organisation des protestations à Nabi Saleh. En octobre de l’année suivante, il a été arrêté de nouveau lors de protestations à l’extérieur d’un supermarché situé dans un zoning industriel israélien, au sud de Ramallah, et relâché au début de 2013.

Et, au début de 2018, suite aux arrestations d’Ahed et de Nariman, le fils Tamimi, Waleed, a lui aussi été arrêté et emprisonné durant un an pour avoir protesté.

17 janvier 2018. Ahed Tamimi avant son audience au tribunal militaire d’Ofer, près de la ville de Ramallah, en Cisjordanie. (Photo : Oren Ziv/Activestills.org)

« Il y a une colonie, et c’est Israël », déclare Tamimi quand on lui pose des questions sur l’extension des colonies en Cisjordanie.

« Qu’il y ait plus ou moins de colonies, qu’il y ait des check-points ou pas, ce ne sont que des détails d’une réalité créée par l’occupant. Nous avons besoin de modifier la mentalité concernant la domination sur un autre peuple. Le problème n’est pas simplement que nous ne pouvons construire des maisons sur notre propre terre. C’est une partie du problème, mais nous voulons liberté, respect et droits ! »

« Quand le pouvoir est la valeur centrale, tout commence à s’effondrer »
« Nous aurions dû lutter pour toute la Palestine », déclare Tamimi.

« Notre erreur, dans les accords d’Oslo, c’est que nous avons renoncé pour rien à 78 pour 100 de la Palestine historique. »

L’incapacité d’instaurer un État palestinien depuis les années 1990 remonte à Oslo, dit-il.

« Le but principal d’Oslo était de montrer qu’il y a  »Israël » et qu’il y a l’occupation’‘. Cela a modifié la perception qu’on avait d’Israël, mais a créé un schisme parmi les Palestiniens. »

Quand on le questionne sur le rôle de la gauche israélienne dans la lutte contre l’occupation, Tamimi répond de façon cynique :

« Il y a une gauche ? Toute le monde en Israël dévie vers la droite, comme dans le reste du monde. Elle va continuer à monter jusqu’au moment où tout va se désintégrer. Quand le pouvoir est la valeur centrale, tout commence à s’effondrer. »

Pour Bassem Tamimi, les Palestiniens doivent formuler une stratégie, avant d’inviter du soutien de l’extérieur.

« Les Palestiniens ont besoin d’un plan, et avant toute chose », dit-il.

« Quand nous aurons un plan pour une lutte non violente, nous vous inviterons [à nous rejoindre]. C’est un problème palestinien, pas un problème juif. Et vous, vous devez reprendre votre religion qui a été conquise par le sionisme. »

En reparlant de la gifle donné par Ahed, Tamimi déclare que son acte « a changé la pensée des gens dans le monde entier ».

Le fossé entre sa génération à lui et celle de sa fille, poursuit-il, est mû par « la liberté d’information. Ils en savent plus que moi sur les droits de l’homme et sur les lois internationales. »

« Mais c’est également un problème, parce que, lorsque vous vous concentrez sur les valeurs universelles de la liberté, de la justice et de la démocratie, cela vous éloigne de votre appartenance nationale, et cela vous éloigne des droits collectifs pour vous concentrer sur les droits individuels. »

Néanmoins, Tamimi croit toujours dans le combat au profit de la génération de ses enfants. Pour illustrer cela, il nous fait part d’une anecdote à propos de son fils Salam.

« Un jour, alors que j’étais en prison, il s’est mis à pleurer et à dire qu’il ne voulait pas s’appeler Salam [ »paix », en arabe]. Quand on lui a demandé pourquoi, il a expliqué qu’il avait entendu des gens dire du mal de la paix, et il pensait qu’ils parlaient de lui. »

« Ainsi, voyez-vous, je dois combattre afin de le convaincre de croire dans la paix. »

Publié  le 19 février 2020 sur 972 mag   sous le titre : « Bassem Tamimi : Nous avons renoncé à la Palestine historique sans rien obtenir en échange »
Traduction : Jean-Marie Flémal

Oren Ziv est photojournaliste et membre fondateur du collectif de photographes Activestills. Il est également corédacteur de Local Call. Depuis 2003, il traite de toute une série de questions sociales et politiques en Irsaël et dans les territoires palestiniens occupés, en mettant l’accent sur les communautés militantes et leurs luttes. Ses reportages se sont concentrés sur les protestations populaires contre le Mur et contre les colonies, sur l’accessibilité du logement et autres problèmes socioéconomique, sur l’antiracisme et les luttes contre la discrimination, ainsi que sur la lutte de libérations des animaux.

Trouvez ici d’autres interviews de Bassem Tamimi ou articles le concernant

 

Vous aimerez aussi...