Chronique d’une disparition annoncée – Karim Kattan

Karim Kattan : « Il n’y aura pas un avant et un après 1er juillet », date à laquelle Israël enclenchera l’annexion de la vallée du Jourdain 

L’annexion de la vallée du Jourdain, et des colonies de Cisjordanie, possibilité ouverte par le « plan de paix » proposé par Donald Trump en janvier, et qui sera enclenchée dans quelques jours, ne représente pas (selon Karim Kattan) « une rupture », mais s’inscrit plutôt « dans le temps long de la colonisation ». « Il n’est qu’un déploiement, plus assuré, de la politique qu’Israël mène depuis des décennies », et l’assomption « logique du programme d’extrême droite de Netanyahou ».

L’éternel soupçon de la violence

Le 30 mai 2020, Eyad al-Hallaq, un jeune Palestinien autiste de 32 ans, est abattu par des membres de la police israélienne à Jérusalem. Le 23 juin 2020, Ahmed Erekat, 27 ans, est lui aussi abattu. On a reproché au premier de ne pas avoir répondu aux cris des gardes-frontières ; au deuxième d’avoir foncé dans un check-point. Les Palestiniens n’ont pas le droit à l’erreur ; pas le droit de mal entendre les ordres qu’on leur aboie dessus, d’être pris d’une angoisse soudaine. Le corps d’Eyad a été criblé de balles alors qu’il se réfugiait derrière une poubelle. Celui d’Ahmed a été laissé par les policiers, agonisant, sur la route pendant plus d’une heure sans que les ambulanciers soient autorisés à lui venir en aide. 

Deux morts inévitablement frappées de suspicion : sommes-nous bien sûr qu’ils ne représentaient pas un danger pour les vies israéliennes ? N’auraient-ils pas commis quelque acte qui justifierait leur exécution ? Les individus palestiniens sont transformés, dans le discours, en armes dangereuses à désamorcer. La mort brutale devient dès lors une conséquence, à peine regrettable, de la nécessité de les neutraliser. Aujourd’hui, un Palestinien assassiné par Israël est d’emblée coupable ; c’est à sa famille, à ses amis, de prouver son innocence. S’il est mort, c’est qu’il le méritait : Eyad ne s’est pas arrêté quand les policiers l’ont hélé ; Ahmed, paniqué, a perdu le contrôle de son véhicule. 

Nous sommes condamnés, afin de redonner de la dignité aux morts, à faire appel au fait qu’Ahmed se rendait au mariage de sa sœur, qu’Eyad était autiste. Nous sommes réduits à dire qu’ils étaient inoffensifs pour rappeler qu’ils méritaient de vivre. 

Ces deux morts surviennent alors que le gouvernement d’union israélien doit présenter, dès le 1er juillet, son plan de mise en œuvre de l’annexion des colonies en Cisjordanie et de la vallée du Jourdain, fondée sur le soi-disant plan de paix étatsunien qui, en réalité, ressemble plutôt à un projet de conquête coloniale. Alors même que la date fatidique approche à grande vitesse, les modalités de mise en pratique de l’annexion restent incertaines et mystérieuses.

Pourtant, il est probable que rien de nouveau n’ait lieu ce 1er juillet. C’est que le plan ne représente pas une rupture mais s’inscrit dans le temps long de la colonisation. Il n’est qu’un déploiement, plus assuré, de la politique qu’Israël mène depuis des décennies, notamment par la multiplication effrénée des colonies en Cisjordanie et dans Jérusalem-Est occupée. Il n’y aura pas un avant et un après l’annexion.

L’illusion de la démocratie

La colonisation et l’annexion ne sont donc ni des anomalies, ni des erreurs de parcours mais l’accomplissement logique du programme d’extrême droite de Netanyahou plébiscité par la population israélienne. Certains, pourtant, par cynisme ou par naïveté, ne veulent toujours pas y croire.

C’est le cas de ceux qui ont signé une tribune publiée dans le Monde le 18 juin et intitulée « Agir au plus vite pour qu’Israël renonce à ce projet d’annexion ».

Anne Sinclair, Benjamin Stora, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut et d’autres y font part de leur inquiétude. Le projet d’annexion « défigurerait le projet sioniste. » Il « anéantirait tout espoir du peuple palestinien de parvenir à l’autodétermination par des moyens non violents. » Mais surtout, il mettrait en danger Israël, qui se retrouverait forcé d’assumer la responsabilité directe de 2,6 millions de Palestiniens et « risquerait de provoquer une vague de délégitimation de l’État d’Israël. » La tribune en appelle à « toutes les personnes partageant le souci de l’avenir d’Israël dans la paix avec ses voisins à agir au plus vite pour que le gouvernement d’Israël renonce à ce projet d’annexion. » Il en va, nous assure-t-on, « d’une certaine idée d’Israël, de la démocratie et du judaïsme. » 

Or, si Israël est une démocratie c’est seulement pour ses citoyens juifs. La loi Israël, État-nation du peuple juif, adoptée en juillet 2019 par la Knesset, est venue entériner ce constat.

Sous ses airs humanistes, la tribune ne vient donc que réitérer des banalités d’un autre siècle. Au premier chef, celle de la distinction entre le gouvernement actuel israélien et l’esprit du pays. C’est avec lassitude que nous rappelons que Netanyahou est au pouvoir, d’une manière ou d’une autre, depuis plus de deux décennies et qu’Israël est né au prix de l’exode forcé des Palestiniens. Israël ne sera pas perverti par cette annexion puisque, sur le terrain, celle-ci est déjà accomplie, comme n’ont cessé de le rappeler les commentateurs palestiniens. 

Étranges alliés de la justice que ces signataires, qui voient les Palestiniens comme une masse informe de réfugiés, ou un poids financier potentiel. Les Palestiniens sont des chiffres ou des complications ; des problèmes à résoudre. Au mieux, des enfants turbulents qu’il s’agirait de bien dresser : l’auto-détermination ne nous sera accordée par ces sommités que si nous sommes bien sages.

La disparition annoncée des Palestiniens 

Dépeindre l’annexion comme un moment charnière dans l’histoire d’Israël alors qu’il n’en est que l’évolution logique est une excellente stratégie afin d’absoudre ceux qui partagent « le souci de l’avenir d’Israël ». Dès lors, il n’y a plus de questions à se poser ; on peut, confortablement, formuler des reproches abstraits au gouvernement et innocenter tout le monde. 

Les Palestiniens ont disparu des consciences de ceux qui écrivent cette pétition. Nous n’existons qu’en vertu du danger que nous pourrions représenter pour Israël. Notre dignité, nos corps, nos droits sont des mots, des gestes, des réalités bien embêtantes dont il faut s’accommoder pour sauvegarder l’illusoire trilogie que constitue cette « idée d’Israël, de la démocratie et du judaïsme. »

Alors que la solution à un seul État, laïque, démocratique (dit « binational ») apparaît de jour en jour comme la plus éthique et souhaitable, les signataires s’accrochent à un vieux rêve. On souhaiterait rester dans l’actuel régime d’apartheid ; on voudrait maintenir la suprématie ethnique, l’oppression brutale et systématisée, de toute une population, mais de grâce, que cela se fasse poliment et en silence.

Nous ne sommes plus mentionnés dans le dernier paragraphe. Dans le corps même du texte, nous avons disparu. C’est qu’il n’a jamais vraiment été question de nous, mais seulement de l’image qu’Israël peut projeter au monde et à soi. Qu’importent les Palestiniens ; ce qui compte, c’est de sauver Israël à tout prix, quitte à réinventer l’histoire.


Publié le 29 juin 2020 sur Lundi Matin

Karim Kattan

Karim Kattan est écrivain, doctorant en littérature comparée à l’Université Paris-X, et cofondateur d’el-Atlal, une résidence d’artistes à Jéricho. Dernier ouvrage : Préliminaires pour un verger futur (Elyzad, 2017).

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