Comment les défenseurs de la Palestine peuvent soutenir la lutte des noirs
Les récentes protestations de Black Lives Matter ont déclenché des discussions sur la façon d’exprimer au mieux sa solidarité avec la lutte des noirs.
Deux questions se détachent particulièrement : Comment aller au-delà des déclarations rhétoriques et comment aborder l’hostilité aux noirs parmi les communautés arabes non noires ?
Kristian Davis Bailey, 19 juin 2020
Voici quelques suggestions, si l’on désire aborder ces questions :
1. Comprenez bien que la lutte des noirs en son essence est une lutte anti-impérialiste et anticolonialiste de 500 ans en faveur de l’autodétermination
Les noirs sont parmi les premières et les plus importantes victimes du colonialisme occidental et du capitalisme racial. Nous n’avons jamais obtenu justice à l’issue de 500 ans de violence raciste et d’exploitation.
Les Etats-Unis et la plupart des pays occidentaux ont construit leurs empires grâce aux profits de la traite atlantique des esclaves.
En tant que colonie d’implantation illégale bâtie sur l’épuration ethnique de la population autochtone et sur l’asservissement des Africains, les Etats-Unis requièrent la soumission permanente des peuples noirs et autochtones afin de maintenir leur domination impériale à l’étranger.
Par conséquent, la plus grande menace interne à l’encontre de l’empire américain est celle d’une révolution noire. C’est pourquoi le dernier véritable épisode de la révolution noire fut si violemment attaqué et réprimé entre la fin des années 1960 et le début des années 1980.
La solidarité signifie de donner la priorité à la lutte des noirs, d’investir dans cette lutte et de la percevoir comme ayant le plus grand potentiel révolutionnaire aux Etats-Unis.
2. Comprenez bien que si vous vivez aux Etats-Unis et que si vous n’êtes ni autochtone ni noir, vous êtes vous-même êtes un colon et vous devez contribuer à décoloniser ce territoire
Alors que tous les autres groupes ethniques peuvent faire l’expérience de la discrimination, on leur accorde généralement des privilèges de citoyenneté aussi longtemps qu’ils ne remettent pas en question le colonialisme américain ou qu’ils ne soutiennent pas la révolution des noirs et des autochtones.
Cette situation est semblable à celle des Juifs arabes et éthiopiens en Israël : ils sont soumis aux Juifs européens mais on leur a accordé les privilèges de la citoyenneté en les amenant en échange à opprimer les Palestiniens au lieu de s’aligner avec eux.
Dans chaque cas, toute personne vivant dans un territoire occupé a l’obligation de travailler en solidarité avec les populations autochtones et opprimées. Aux Etats-Unis, ceci requiert un soutien actif, quotidien et pas seulement une position internalisée disant qu’« on est avec le peuple noir ».
3. Désinvestissez du racisme à l’égard des noirs et investissez dans l’autodétermination des noirs
Il convient de se concentrer sur le déplacement du pouvoir et la redistribution des ressources émanant des communautés qui tirent profit du racisme à l’égard des noirs, plutôt que de mener des conversations qui tournent en rond et sont avant tout rhétoriques sur la façon d’aborder l’hostilité envers les noirs parmi les communautés arabes (et autres communautés non noires).
L’hostilité à l’égard des noirs n’est pas l’apanage des Américains arabes, mais elle est une condition présente parmi les communautés non noires en raison de la structure de type « diviser pour régner » du colonialisme d’implantation et du capitalisme.
Si nous tenons compte de cela, nous pouvons examiner deux manifestations primaires d’hostilité aux noirs, à Dearborn (la ville américaine qui compte le pourcentage le plus élevé d’Arabes) et dans la ville voisine de Detroit (la ville au pourcentage de noirs le plus élevé).
La première se situe dans le rôle prédateur joué par la classe des commerçants arabes en gérant à Detroit des stations à essence et des commerces de spiritueux qui extraient de la richesse parmi la communauté noire tout en lui fournissant des choses d’une valeur restreinte et en s’engageant dans des pratiques racistes contre cette même communauté.
La deuxième manifestation à l’égard des noirs consiste en l’acceptation passive de conditions inacceptables de mort pour les noirs – parmi lesquelles les coupures d’eau, les saisies immobilières, les expulsions domiciliaires, la gentrification, l’apartheid alimentaire, une santé publique inadéquate et de très longues décennies de désinvestissement.
Alors qu’il importe de remettre en question les membres racistes de la famille, se concentrer sur les préjugés ne sert pas à grand-chose pour transformer ces conditions matérielles de mort pour les noirs.
Une campagne d’investissement afin que les commerces d’essence et de spiritueux de Detroit fassent donation de leurs profits aux organisations révolutionnaires noires ou même transfèrent leurs titres de propriétés aux coopératives alimentaires noires, fera bien plus pour la communauté noire que de convaincre un cousin de ne pas faire allusion aux noirs sous le terme d’abid, le mot arabe pour « esclave ».
Ce travail requiert la mise sur pied d’une communauté à long terme et une éducation politique tournant autour du racisme structurel et allant au-delà du racisme individuel.
4. Soutenez le travail d’organisation des noirs, bien au-delà des organisations bien connues et nationales
Les activistes noirs qui soutiennent la Palestine ne devraient pas être les seuls noirs de vos cercles politiques. Il faut construire des alliances avec des groupes noirs qui reflètent votre engagement politique dans la libération palestinienne et dans l’analyse de ce pays.
Dans chaque partie de ce pays, il y a des noirs qui s’emploient activement à notre libération.
Il existe des agriculteurs noirs qui travaillent pour faire fructifier des terres et fournir des ressources de sorte que leurs communautés pourront bénéficier de la sécurité alimentaire et vivre en autosuffisance. Il existe des espaces de rencontre pour les organisations radicales noires confrontées à la déportation en raison de la gentrification et il existe de nombreux groupes qui ne disposent même pas d’un bureau pour se réunir.
Dans chaque ville, il y a d’anciens Black Panthers et des révolutionnaires noirs plus âgés qui cherchent à transmettre leurs connaissances aux générations futures.
Découvrez et soutenez régulièrement et généreusement ces initiatives, invitez des collecteurs de fonds à leur profit, offrez-leur gratuitement des espaces pour leurs bureaux, invitez-les à prendre la parole devant votre communauté et proposez-leur les honoraires généreux que vous paieriez à un conférencier de haut niveau.
Soutenez des groupes qui ont déjà une politique internationaliste et anti-impérialiste, comme Black Alliance for Peace (Alliance noire pour la paix) ou Black Agenda Report.
Montrez-vous afin de soutenir la révolution noire – avec de l’argent, du temps et, ce qui est plus important encore, en construisant et en préservant des relations solides. Cela vous permettre de combattre de façon tangible le racisme culturel et matériel.
5. Rendez visite à nos communautés et passez-y du temps
Si vous avez payé des milliers de dollars pour vous rendre en Palestine et y apprendre des choses sur un peuple en lutte, vous pouvez tout aussi bien vous rendre à Detroit, Chicago ou Jackson, dans le Mississippi, pour faire pareil (et soutenir des organisations noires).
Si vous avez fait du bénévolat pour aller cueillir des olives en Cisjordanie occupée afin de défendre les terres d’un fermier contre les colons, nous pouvez tout aussi bien faire du bénévolat pour aller planter des légumes ici et défendre la terre d’un fermier urbain noir contre les agents de la gentrification (qui sont également des colons).
Si vous avez défendu une maison palestinienne pour qu’elle ne soit pas démolie, vous pouvez défendre une famille noire pour éviter qu’elle ne soit expulsée.
Si vous avez consacré la meilleure partie de votre temps pour témoigner votre solidarité à une lutte de libération à 10 000 kilomètres de chez vous, vous devez consacrer la meilleure partie de votre vie à soutenir les luttes de libérations dans votre arrière-cour même.
Certains camarades palestino-américains ont insisté pour dire que la meilleure façon de soutenir la Palestine est de soutenir la lutte des noirs ici, mais nous avons besoin de plus de forces pour agir à partir de cette idée.
6. Comprenez que la violence d’Israël n’a rien d’unique
Israël n’est ni unique ni exceptionnel dans sa violence contre les Palestiniens ; Israël est l’exemple le plus récent de la violence coloniale que l’Europe occidentale et ses descendants perpètrent depuis des centaines d’années.
Lors de mon premier voyage en Palestine, j’accompagnais un groupe de blancs, surtout âgés, qui étaient sidérés par l’apartheid imposé par Israël aux Palestiniens, mais qui semblaient n’avoir aucune idée des conditions d’apartheid auxquelles sont confrontés les noirs aux Etats-Unis.
Dans un espace d’échange entre mouvements organisé aux Etats-Unis, un Palestino-Américain avait déclaré qu’aucun pays n’avait commis des crimes aussi horribles que ceux d’Israël envers les Palestiniens – ce qui avait provoqué un très bruyant tollé de la part des camarades noirs et autochtones présents dans la salle.
Commentant l’oppression des noirs aux Etats-Unis, certains activistes diront des choses du genre : « Si vous croyez que ça va mal ici, allez donc voir ce qui se passe en Palestine. »
Alors que les comparaisons sont parfois utiles afin d’accroître la conscientisation, apprenez à proposer un soutien haut et clair et sans équivoque à la lutte noire sans faire filtrer cette solidarité par la Palestine, même si l’analogie est pertinente. Et évitez de détourner les conversations traitant de la lutte des noirs pour les concentrer uniquement sur la Palestine.
7. Reconnaissez que la justice pour la lutte des noirs concerne également la justice pour la diaspora africaine vis-à-vis de l’esclavage et du colonialisme
Bâtissez des relations avec des Africains dans d’autres parties de la diaspora. Instruisez-vous sur nos luttes, nos martyrs, nos triomphes, nos échecs en abordant la question coloniale.
Haïti (Toussaint Louverture), le Congo (Patrice Lumumba), le Ghana (Kwame Nkrumah), le Cap-Vert (Amilcar Cabral), le Burkina Faso (Thomas Sankara) et le Mozambique (Samora Machel) ont tous connu de grandes luttes révolutionnaires et ont eu de grands dirigeants.
Si vous avez déjà eu des relations avec des organisations noires/africaines à l’étranger, mettez-les en rapport avec des organisateurs noirs aux Etats-Unis.
8. Décolonisez votre façon de chercher et de pratiquer la solidarité
Il y a quelques années, une proche camarade noire de Detroit a participé à une délégation (à majorité blanche) en Palestine. De site en site, les Palestiniens affluaient vers les participants/juifs et, souvent, l’ignoraient, elle.
Elle avait participé à ce voyage en s’attendant à une camaraderie mutuelle et elle en était revenue passablement désillusionnée.
Son expérience reflète une tendance chez les Palestiniens à rechercher la solidarité parmi les colonisateurs (qu’ils soient du Congrès américain, de l’Union européenne, des Nations unies, ou même des militants blancs/juifs), tout en n’accordant pas la priorité aux peuples colonisés qui luttent pour des buts similaires. Cette tendance a produit les accords d’Oslo et la concentration sur une « solution » à deux Etats au lieu d’un seul Etat démocratique, décolonisé, avec le droit au retour pour les réfugiés palestiniens.
L’unité avec les luttes africaines dans une poussée transnationale vers la décolonisation est ce qui apportera la justice aux diasporas africaines et arabes dont les frontières coloniales et les crises de réfugiés ont été orchestrées par les forces européennes mêmes auxquelles le mouvement palestinien adresse aujourd’hui ses appels.
En comprenant que les noirs sont colonisés par les Etats-Unis et qu’ils ont le potentiel révolutionnaire d’ébranler l’empire américain, nous avons besoin de ce que les Palestiniens à l’étranger s’engagent avec leurs visiteurs noirs de plus sérieuse façon. Prenez à part les camarades noirs que vous rencontrez, posez-leur des questions sur leurs propres expériences dans leurs tentatives de libérer leurs communautés et partagez vos propres points de vue.
Nombre d’entre nous ont perdu la compréhension culturelle de ce qu’ils font partie d’une lutte collective. Mais cette compréhension, les Palestiniens la possèdent toujours et la rappellent au monde. Aidez- nous à relever notre propre niveau de conscientisation.
9. Engagez-vous dans la politique de l’abolition
Il ne devrait pas être malaisé pour quelqu’un qui comprend que l’occupation israélienne, ses prisons, ses colonies, son armée et son système de suprématie ethnique doivent être abolis en vue de la libération des Palestiniens, de comprendre aussi que les armées d’occupation (à la fois les militaires et les forces de police), les camps de concentration (prisons) et les institutions ethno-suprémacistes de la puissance coloniale d’implantation que sont les Etats-Unis doivent également être abolis en vue de la libération des noirs et des autochtones.
Avec la même énergie utilisée par le mouvement de solidarité avec la Palestine pour activer des campagnes de boycott, de désinvestissement et de sanctions contre l’occupation israélienne, nous devons activer des campagnes de boycott et de désinvestissement de la police et des prisons américaines.
Parce que, même si nous parvenons à mettre un terme à l’aide militaire américaine à Israël, ces 3,8 milliards de USD par an iraient probablement à l’armée ou à la police américaine plutôt qu’à l’enseignement, aux soins de santé ou aux services sociaux.
La justice pour la Palestine doit s’insérer dans un programme politique d’abolition de l’impérialisme américain à l’étranger et aux Etats-Unis mêmes.
10. Cherchez la guidance de Palestiniens qui se sont engagés dans une solidarité de principe avec la lutte des noirs
Il y a des gens dans la communauté palestinienne qui ont soutenu la communauté noire aux Etats-Unis bien avant que la solidarité entre noirs et Palestiniens devienne un thème populaire. Ces personnes sont très souvent laissées en dehors des espaces des mouvements, du fait qu’elles ne font pas partie d’organisations contemporaines, parce qu’elles sont toujours occupées à s’intégrer à leurs propres communautés et parce qu’elles appartiennent à la classe ouvrière et ne peuvent consacrer du temps à des retraites organisationnelles qui durent généralement plusieurs jours.
Voyez comment vous pouvez les aider et propager leur travail. Rendez vos propres espaces accessibles à leur participation.
Découvrir une nouvelle force
La communauté noire est un écosystème complexe qui a besoin d’être nourri pour aller de l’avant.
Nous avons été affaiblis et mis sur la défensive depuis la victoire de l’Etat sur la révolution noire des années 1960, 1970 et 1980 – qui ont vu également les derniers instants de la force de la révolution palestinienne.
Pensez aux Black Panthers gérant des programmes de survie au sein des communautés noires, rencontrant l’Organisation de libération de la Palestine à Alger, rendant visite aux guérilleros palestiniens au Liban et échangeant des déclarations avec les Palestiniens dans des bulletins d’information révolutionnaires.
Telles sont les conditions dans lesquelles nous pouvons véritablement combattre pour notre libération en tant que peuple noir et en tant que Palestiniens.
Par conséquent, nous devons mettre tout en œuvre, selon nos disponibilités, pour cultiver les conditions favorables à la prochaine reprise de la révolution noire.
Nos existences en tant que noirs en dépendent. Et vos existences aussi.
Publié le 19 juin sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal
Kristian Davis Bailey est un écrivain, activiste et cofondateur de Black for Palestine.
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