Les droits palestiniens ont toujours passé après l’«intérêt national» des régimes arabes
La normalisation avec Israël n’est qu’un dernier exemple des dirigeants arabes qui font progresser leurs propres intérêts aux dépens des Palestiniens.
Joseph Massad, 28 décembre 2020
Depuis la Première Guerre mondiale, les Palestiniens sont utilisés comme une monnaie d’échange par divers régimes arabes afin de faire progresser leurs propres intérêts en sacrifiant les droits palestiniens.
Pourtant, les apologistes des régimes arabes qui, récemment, ont normalisé leurs relations avec Israël, défendent la décision de leurs gouvernements à l’aide des mêmes arguments utilisés voici des décennies par les tout premiers normalisateurs – l’Égypte et la Jordanie –, à savoir que ces pays ont consenti des sacrifices depuis 1948, en plaçant les intérêts palestiniens au-dessus de leurs propres intérêts « nationaux », autrement dit, les intérêts de leur régime.
Leurs décisions de passer aujourd’hui à la normalisation avec Israël, nous disent-ils, ont finalement placé leurs propres intérêts nationaux à l’avant-plan et, malgré tout, en même temps qu’ils normalisent leurs relations, ils aident également les Palestiniens !
La propagande américaine
Un argument majeur – avancé à ce propos – renvoie à la notion idéologique de la « paix » telle qu’elle est sponsorisée par les Américains, et cette notion constitue la pierre angulaire de la propagande américaine contre les peuples en lutte contre l’oppression coloniale et raciste, que ce soit dans le monde colonisé ou à l’intérieur même des États-Unis.
La « paix » qui maintient des relations coloniales et racistes oppressives, nous dit-on, apporte la prospérité, alors que la lutte contre l’injustice et l’oppression – ce qu’on appelle la « guerre », dans le jargon américain – n’apporte que destruction et pauvreté.
Au contraire des peuples arabes qui n’ont jamais cessé de témoigner leur solidarité avec les Palestiniens depuis que la Grande-Bretagne a sorti la déclaration Balfour en 1917, les régimes arabes, comme je l’ai déjà écrit auparavant dans Middle East Eye, ont toujours fait passer leurs propres intérêts en premier et ils entretiennent des liens et collaborent avec Israël depuis 1948 – dans le cas de l’émir hachémite Faysal, depuis 1919, même.
Les apologistes de la reddition de Sadate à Israël ont prétendu durant des décennies que le zèle excessif témoigné par le président Gamal Abdel Nasser dans la défense des Palestiniens avait amené l’Égypte à sacrifier « 100 000 martyrs égyptiens » pour les Palestiniens, pour reprendre les termes du président égyptien Abdel Fattah el-Sisi en 2014.
En fait, d’après les sources militaires égyptiennes, les pertes égyptiennes dans la guerre de 1948 furent de 1 168 soldats, officiers et volontaires tués (c’est le chiffre que mentionne le livre d’Ibrahim Shakib, The Palestine War 1948, pp. 432-433), alors que d’autres sources officielles égyptiennes (reprises dans le livre de Benny Morris, 1948: A History of the First Arab-Israeli War, pp. 406-407) parlent de 1 400 tués.
De plus, le roi Farouk d’Égypte était entré en guerre en 1948, non pas parce qu’il avait placé les intérêts palestiniens avant ceux de l’Égypte mais, comme l’ont montré des analystes, en raison de sa rivalité avec la monarchie irakienne à propos de l’hégémonie sur le monde arabe post-colonial.
Non seulement Nasser n’a jamais lancé une seule guerre contre Israël mais, en outre, toutes les guerres suivantes de l’Égypte ont été livrées pour défendre l’Égypte et non les Palestiniens. En 1956 et en 1967, Israël a envahi l’Égypte et occupé le Sinaï.
Au cours de ces guerres, les soldats égyptiens sont morts en défendant leur pays, et non en défendant les Palestiniens. Entre 1968 et 1970, Israël et l’Égypte se sont livré une guerre d’usure (« War of Attrition ») au cours de laquelle des soldats égyptiens ont été tués en défendant leur pays contre l’agression israélienne permanente, et c’est une guerre qui se déroula sur le sol égyptien ; et, en 1973, l’Égypte lança une guerre en vue de libérer le Sinaï, et non la Palestine, et une fois encore, des soldats égyptiens perdirent la vie en défendant leur pays contre une occupation étrangère.
Sacrifier les Palestiniens
Lorsque Sadate signa les accords de Camp David, en 1978, non seulement il ne le fit pas pour défendre les Palestiniens mais, en réalité, il les sacrifia en même temps que leur droit à l’indépendance et ce, en échange de la restitution du Sinaï à l’Égypte (mais… sans sa pleine souveraineté) et d’un généreux paquet d’aide américaine qui servit à enrichir les classes supérieures égyptiennes et à appauvrir la majeure partie de la population.
Le régime jordanien, dont l’armée était dirigée par un général colonial britannique, se lança dans la guerre de 1948 pour agrandir son territoire, ce qu’il fit en annexant la Palestine centrale (rebaptisée la « Cisjordanie ») après la guerre. En 1967, les Israéliens envahirent la Jordanie et occupèrent la Cisjordanie. Dans les deux guerres, des soldats jordaniens moururent pour les intérêts du régime jordanien, et non pour ceux des Palestiniens.
En 1994, quand la Jordanie signa son traité de paix avec Israël, les intérêts palestiniens furent sacrifiés une fois encore dans la reconnaissance par la Cisjordanie du droit d’Israël à l’existence sur des terres palestiniennes volées et dans la sauvegarde d’un certain rôle pour les Hachémites autour des lieux saints musulmans à Jérusalem.
En échange, la Jordanie reçut elle aussi un généreux paquet d’aide américaine dont bénéficièrent le régime et les classes supérieures. Au contraire de l’accord avec l’Égypte, celui avec la Jordanie fut conclu sans même demander à Israël de quitter la moindre parcelle des territoires occupés en 1967. Il s’ensuivit que la « paix » de la Jordanie avec Israël légitima l’occupation et la conquête israéliennes et n’imposa l’abandon ni de l’une ni de l’autre.
Alors que, historiquement, les soldats égyptiens et jordaniens peuvent avoir été informés de ce qu’ils participaient à ces guerres au profit de la Palestine, la vérité là-dedans, c’est que, sans qu’ils n’en sachent absolument rien, ils y combattirent pour assurer les intérêts de leur régime. Quant au Soudan, au Maroc, à Bahreïn et aux EAU, on ne voit toujours pas clairement comment ils auraient pu faire passer les intérêts palestiniens avant les leurs propres.
Les « dividendes » de la paix
Un argument apparenté réside dans ce qu’on appelle les « dividendes de la paix », dont les États-Unis font une promotion des plus lourdes. Cette fois, on voudrait nous faire croire que tout l’argent dépensé dans des guerres et armements avec Israël serait désormais utilisé à des fins de développement et de prospérité économique.
L’ironie, bien sûr, veut que les budgets militaires de l’Égypte et de la Jordanie, soutenus en guise de récompense par les énormes paquets d’aide militaire américaine, aient monté en flèche une fois la normalisation des relations de ces pays avec Israël. Par contre, le développement économique et les bénéfices sociaux de l’État ont été réduits à un étiage sans précédent dans les deux pays, provoquant une pauvreté massive et un déclin dans les services de l’éducation et de la santé, au point que même certains hauts responsables jordaniens, pourtant partisans de l’accord de paix, prétendent que la Jordanie n’a pas engrangé les « dividendes de paix » qu’elle était en droit d’attendre.
Sur le plan des relations publiques, suite à l’hostilité du Congrès et des médias envers les Saoudiens et d’autres États du Golfe après le 11 septembre, les familles qui règnent sur le pétrole ont décidé une fois de plus d’accroître leurs profits au détriment des Palestiniens en cessant d’exiger qu’Israël respecte les lois internationales et se retire des territoires occupés, ce qui, jusqu’alors, constituait les conditions préalables à l’instauration de relations plus cordiales. Bien vite, ces États se sont acoquinés avec Israël et son lobby américain afin d’endiguer la vague de cette hostilité en promettant des relations plus étroites, lesquelles aujourd’hui sont bien ouvertes.
Rien de tout ceci n’appartient à la poussière du passé, mais fait partie de la normalisation en cours aujourd’hui et par laquelle le président Trump a annoncé d’énormes achats par les Saoudiens, les Marocains, les Bahreïniens et les Émiratis d’armes américains durant la préparation et la mise sur pied des accords de normalisation en 2019 et après, ce qui va encore militariser la région plus que jamais.
En vue de prouver leur allégeance à la politique antipalestinienne des États-Unis et d’Israël, les hauts responsables des États du Golfe n’ont plus cessé ces dernières années de s’en prendre aux Palestiniens dans les médias et la presse en général du Golfe appartenant aux familles du pétrole. Ces attaques se sont encore durcies récemment, et tout particulièrement en Arabie saoudite et dans les EAU.
Les intérêts nationaux
Ironiquement, les EAU avaient espéré obtenir des États-Unis les très sophistiqués avions de combat F-35 en échange de leur paix avec Israël. Toutefois, Israël et ses partisans au Congrès refusent d’autoriser la chose. Humiliés par ce résultat et dans le but de dissiper les inquiétudes israéliennes, les EAU ont suggéré au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou que des pilotes de chasse israéliens prennent en charge les F-35 pour une période temporaire, après quoi ils entraîneraient les pilotes des EAU en vue de les remplacer.
Le Maroc lui aussi a finalement reçu de la part des États-Unis une légitimation de sa reprise et de son annexion du Sahara occidental et, de son côté, le Soudan a été écarté de la liste américaine des pays qui soutiennent le terrorisme. Aucun de ces pays n’a concédé ou sacrifié la moindre parcelle de son intérêt national pour obtenir de telles récompenses.
Au contraire, à l’instar d’autres pays arabes depuis 1948, ils ont sacrifié les droits palestiniens, pourtant repris dans les lois internationales, afin d’obtenir des bénéfices pour eux-mêmes. La Ligue arabe, une ennemie des intérêts palestiniens depuis sa création, a également refusé de condamner ces acords de paix, même s’ils contredisent la politique qu’elle défend de longue date.
Plutôt que de sacrifier leurs intérêts nationaux pour défendre les Palestiniens, les régimes arabes ont tiré parti de la moindre opportunité pour brader les droits palestiniens en vue de favoriser leurs propres intérêts sans relâche.
Au départ déjà, lors de la collaboration de l’émir hachémite Faysal, en 1919, avec les sionistes en vue de s’assurer leur soutien à son royaume syrien de l’époque ; puis avec la normalisation des relations entre Israël et le roi Mohammed VI afin de légitimer le contrôle par le Maroc du Sahara occidental, les Palestiniens ont été un envoi de Dieu aux régimes arabes qui les ont utilisés et qui continuent encore à le faire de façon abusive dans le but de satisfaire leurs propres intérêts.
Publié le 28 décembre 2020 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal
Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.
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