700 000 colons israéliens et l’illusion de deux États

Le nombre de colons juifs israéliens en Cisjordanie occupée souffre d’une confusion internationale. Les chiffres varient de 400 000 à plus de 700 000. J’ai examiné nombre de données et opéré des ajustements statistiques et je puis dire aujourd’hui que le chiffre de 700 000 est probablement le plus proche de la vérité.

Des logements modulaires pour les nouveaux venus à la colonie d'Ofra, en Cisjordanie. Sur l'un d'eux, de la publicité pour des objets de culte, tels mezouzot et phylactères. (Photo : Philip Weiss)

Des logements modulaires pour les nouveaux venus à la colonie d’Ofra, en Cisjordanie. Sur l’un d’eux, de la publicité pour des objets de culte, tels mezouzot et phylactères. (Photo : Philip Weiss)

Jonathan Ofir, 24 janvier 2021

Mais, avant d’entrer dans ces chiffres, je voudrais faire remarquer que la différence entre 400 000 et 700 000 n’est pas une différence essentielle. La question vraiment importante, ici – et c’est pourquoi on cite les nombres de colons – est de savoir en fait ce que cela signifie sur le plan de la possibilité d’en arriver à cette insaisissable « solution à deux État ». Du fait que ces colons ne sont pas simplement des personnes, ils vivent également dans des maisons – Israël vient justement de lancer de nouveaux appels d’offre pour 2 500 logements pour colons et ce, quelques heures à peine avant l’investiture de Biden.

Et ce ne sont pas que des colons et des maisons – c’est également la façon dont l’expansionnisme d’Israël est perçu et accepté, parfois avec quelque moue dubitative, par la communauté internationale et, ce n’est pas le moins important, par les États-Unis. Je veux dire ici, regardez la politique américaine en ce moment, même après que la présidence de Trump, adoratrice d’Israël, est arrivée à sa fin : le secrétaire d’État fraîchement désigné Tony Blinken salue les accords de « normalisation » de Trump avec les pays arabes, dans lesquels les Palestiniens ont été soldés et quand, au cours de sa session sénatoriale d’évaluation des relations étrangères, Ted Cruz lui a demandé si Jérusalem était la capitale d’Israël et s’il y maintiendrait l’ambassade des États-Unis, Blinken a aussitôt répondu « oui, et oui ».

L’engagement de Joe Biden vis-à-vis de la sécurité israélienne est « sacro-saint », déclare Blinken, et la solution à deux États est « manifestement une solution très contestée pour l’instant », et, « de façon réaliste, il est malaisé de voir des perspectives à court terme en vue de se diriger vers cette solution ». Dans un discours récent, il a souligné que les États-Unis « ne lieront pas l’assistance militaire à Israël à la moindre décision politique qu’ils prendront. Un point c’est tout. » Et quid des autres « différences » qui pourraient surgir avec Israël ?

« Le plus possible », a-t-il dit, elles seront gardées « entre amis et à huis clos ».

Oh, que la pression sur Israël est énorme ! Mais énorme !

Ce protectionnisme israélien institutionnalisé constitue un gros morceau de l’histoire. Les « libéraux » comme Blinken peuvent déplorer la solution à deux États « très contestée », mais ils ne défieront pas Israël, du moins pas à la lumière du jour.

Et nous sommes censés croire que cela va changer les choses ? Mais c’est un secret de polichinelle ! Ils parlent le langage des « deux États » mais ce sont les colons qui agissent ! Dans son excellent article récent publié dans la London Review of Books et intitulé « L’illusion des régimes séparés », Nathan Thrall fait remarquer à quel point toutes les sévères mises en garde à propos de l’estompement progressif de la possibilité des deux États n’ont pas aidé les Palestiniens, mais ont rendu les choses pires encore pour eux !

« Les diplomates et les groupes bien pensants opposés à l’occupation saluent tout nouvel acte d’expansion israélienne par des mises en garde sévères disant que ce sera un  »coup fatal » pour la solution à deux États, que  »la porte va se fermer » devant un État palestinien et que, désormais, à, la veille de cette dernière intervention, il est  »moins une » pour la perspective de la paix. D’innombrables alertes de ce genre ont été lancées au cours des deux dernières décennies. Chacune était censée convaincre Israël, les États-Unis, l’Europe et le reste du monde de la nécessité de faire cesser ou, du moins, de ralentir l’annexion de fait par Israël. Mais elles ont eu l’effet contraire en prouvant qu’il sera toujours moins une. »

Ainsi donc, il n’est pas question que du nombre de colons. Les colons sont les corps humains en chair et en os qui manifestent cet expansionnisme, et un corps humain a besoin d’une maison, et une maison a besoin de terrain et d’infrastructures et tout cela nécessite une protection politique – et c’est là que des gens comme Tony Blinken sont particulièrement utiles ! Ainsi donc, il s’git bel et bien d’une machine colonialiste énorme et complexe.

Et, quant aux boucliers humains de cette opération, les pionniers sionistes que sont les colons sont les premiers à comprendre que leurs nombres sont importants. Et considérons donc ces nombres :

Il s’avère que le chiffre cité d’environ 400 000 provient d’un comptage obsolète des colons juifs israéliens en Cisjordanie qui excluait Jérusalem-Est. Il convient de comprendre que ce genre de mentions de chiffres sont extrêmement trompeuses. Non seulement Jérusalem-Est fait partie de la Cisjordanie – mais sa conquête par Israël en 1967 et son annexion qui a suivi s’est traduite par une expansion de ses limites municipales multipliée par dix, afin d’inclure les terres de 28 villages palestiniens ainsi que les terres municipales de Bethléemet de Beit Jala. L’annexion unilatérale de Jérusalem-Est par Israël a été déclarée « nulle et non avenue » par les lois internationales et les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.

De ce fait, le fait de faire état sans la moindre critique de 400 000 colons est une façon de « céder » à Israël Jérusalem-Est ainsi qu’un gros morceau de la Cisjordanie. Ces colons de Jérusalem-Est sont les pionniers qui garantissent la « capitale éternelle » d’Israël en coupant de toutes parts la Cisjrdanie de Jérusalem. Il coinvient donc de les ajouter à ce chiffre.

Et, ainsi donc, que deviennent ces chiffres ?

L’ONG israélienne pour les droits humains, B’Tselem, cite des statistiques de population plutôt anciennes (de 2016 et 2017) et arrive à près de 623 000 colons :

« On estime qu’il y a 622 670 colons en Cisjordanie. Ce chiffre provient de deux sources : Selon des données fournies par le Bureau central israélien de la Statistique (CBS), fin 2017, quelque 413 400 personnes vivaient dans les colonies de Cisjordanie, à l’exclusion de Jérusalem-Est. Selon des données fournies par l’Institut des Études israéliennes à Jérusalem, la population des quartiers israéliens de Jérusalem-Est s’élevait à 209 270 personnes fin 2016. »
Le compte est bon, pour le début. Mais dans quelles proportions cette population a-t-elle augmenté, depuis lors ? B’Tselem écrit :

« Selon le CBS, le taux de croissance annuelle de la population des colons (à l’exclusion de Jérusalem-Est) en 2017 a été 1,75 fois plus élevé que celui de la population en Israël : une augmentation annuelle de 3,5 % dans les colonies, contre 2 % en Israël. Approximativement 60 % de l’augmentation de la population des colons est portée au compte de déménagements effectués par des Israéliens mêmes et par l’arrivée en Israël de nouveaux immigrants qui ont choisi de vivre dans les colonies. »

Oui – les colons eux-mêmes se vantent de cette croissance. Dans un article de juin 2016 publié dans l’organe d’information des colons Israel National News et intitulé « Le nombre exact de Juifs en  »Cisjordanie » », les colons écrivent que « depuis le 31 décembre 2010, le nombre de Juifs en Judée et en Samarie a augmenté de 23,95 % ». C’est plus de 4 % par an en moyenne, en ces 5 ans et demi, selon les colons.

Mais travaillons avec ce faible chiffre statistique de 3,5 % cité par B’tselem. Nous devons ajuster le chiffre de 2017 pour la Cisjordanie à l’exclusion de Jérusalem-Est, en le multipliant trois fois par 3,5 % (en calcul composé). Le chiffre auquel on arrive dépasse un rien 458 000. Nous devons y ajouter le chiffre pour Jérusalem-Est de 2016, soit 209 000. Appliquez le taux de croissance sur quatre ans depuis 2016 et le résultat dépasse juste un peu 240 000.

Les deux chiffres mis ensemble donnent plus de 698 000 colons – soit pratiquement 700 000.

Ce chiffre, quoi qu’il en soit, n’inclut pas les colons juifs israéliens du Golan syrien occupé – environ 25 000. Cette population de colons est rarement prise en considération, dans les commentaires sur les colons, quand il est question de la question israélo-palestinienne.

Revenons-en aux chiffres de l’organe d’information des colons. Ils commencent par une ligne de base de 2016 pour la seule Palestine.

« En s’appuyant sur le registre de la population du ministère israélien de l’Intérieur, à la date du 31 décembre 2015, il y a 406 302 Juifs en Judée et en Samarie. »

C’est assez proche de chiffre de 413 000 cité par B’Tselem environ un an plus tard, les colons vont s’installer à Jérusalem-Est.

« Comme cela a été expliqué clairement dans le rapport, les statistiques n’incluent pas les quartiers est de Jérusalem (par exemple, Pisgat Zeev, Ramat Shlomo, Ramot, Gilo, Ramat Eshkol, etc.) qui, techniquement, font partie de la Cisjordanie et hébergent approximativement 360 000 autres Juifs. »

Ainsi, ici, le chiffre des colons diffère largement des 209 000 de B’Tselem. Et, pour finir, les colons arrivent à plus de 766 000 des leurs en Cisjordanie et à Jérusalem-Est mis ensemble, et cela remonte à quatre ans !

Le taux annuel de croissance du nombre de colons est sujet lui aussi à des hausses, bien au-dessus de 3,5 ou 4 %. Un rapport de l’ONU de 2009 sur

« Les colonies israéliennes dans les Territoires palestiniens occupés, y compris Jérusalem-Est et le Golan syrien occupé »,

citait des médias israéliens et déclarait que,

« en 2009, la population des colons, à l’exclusion de Jérusalem-Est, a connu une croissance de 4,9 pour 100, c’est-à-dire un taux bien plus rapide que celui de la population générale en Israël (1,8 pour 100) ».

Comme le fait remarquer B’Tselem, la majeure partie de cette croissance n’est pas une « croissance naturelle », c’est une croissance facilitée :

« la réinstallation d’Israéliens et l’arrivée en Israël de nouveaux immigrés qui choisissent de vivre dans les colonies ».

Il s’agit donc d’une colonisation active.

Il est intéressant que la publication des colons ne cite nulle autre source que feu le politicien de gauche du Meretz, Yossi Sarid, qui écrivait dans un article de 2012 publié dans Haaretz :

« J’ai toujours été convaincu que ce qui a été fait peut être et sera inversé et que l’éveil attendu depuis longtemps viendrait sûrement. Aujourd’hui, il est trop tard. »

Dans une interview publiée l’an dernier dans l’hebdomaire danois Weekendavisen, le célèbre historien israélien Tom Segev déclarait que les deux populations étaient inséparables idéologiquement et qu’elle représentaient le même processus sioniste :

« Il n’y a pas de différence entre les colonies à Hébron et le premier kibboutz sioniste qui a été installé à Degania, dans le nord d’Israël [de la Palestine ! N.Ed.] en 1910 (…) Parce que c’est autour de cela que tourne le sionisme. Remplir le pays de Juifs. C’est le même processus et il n’est pas encore terminé. Pour la même raison, je crois qu’il est erroné, historiquement, d’établir une séparation entre ce qui s’est passé avant 1967 et ce qui s’est passé après. En quoi la tragédie palestinienne de 1948 est-elle inférieure à celle qui s’est produite après la guerre de 1967 ? »

C’est une remarque stupéfiante. C’est en fait la même remarque que font les colons eux-mêmes quand ils disent qu’ils sont les pionniers d’aujourd’hui et que les gauchistes de l’élite ne devraient pas leur dire qu’ils sont dans l’erreur alors que les colons font exactement la même chose aujourd’hui que ce qu’ils faisaient avant 1948 et après.

Ainsi donc, nous en sommes arrivés à cet État unique d’apartheid, du fleuve à la mer, comme le concluait B’Tselem la semaine dernière. Et cela semble très sioniste, en effet

Ce n’est pas une erreur, ce n’est pas une aberration – c’est l’accomplissement d’un but. Un autre appel d’offre pour des logements de colons sera lancé, un autre bébé de colon viendra au monde, tout cela afin de faire à nouveau d’Israël une grande nation. Et Tony Blinken dira « oui, et oui ».


Publié le 24 janvier 2021 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal

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