La Haganah et les transports d’armes depuis le port d’Anvers dans les années 30
Dans les années 1930, Anvers fut un vivier d’agents secrets de la Haganah, l’organisation militaire clandestine des colons juifs en Palestine, qui allait devenir ce qui est aujourd’hui l’armée israélienne. Depuis le port d’Anvers, la Haganah organisait des transports d’armes clandestins à grande échelle. L’une de ces opérations se déroula avec la collaboration active de Camille Huysmans, le bourgmestre socialiste d’Anvers.
Georges Timmerman, 17 mai 2018
Le 21 septembre 1935, le vapeur belge Léopold II quittait le port d’Anvers à destination d’Alexandrie, Jaffa, Haïfa et Beyrouth. Dans les cales se trouvaient plus de cinq cents fûts de ciment White-Star, fournis par un vendeur belge de matériaux de construction et destinés au négociant juif Isaac Katan, à Tel-Aviv – un personnage inexistant, comme on allait le découvrir par la suite.
L’incident du ciment
Le 16 octobre, le navire atteignit Jaffa. Du fait que le port n’était pas assez profond, la cargaison dut être transbordée en mer sur des bateaux plus petits. Lors du déchargement, l’un des fûts dégringola accidentellement sur le quai et s’ouvrit. Il s’avéra qu’il ne contenait pas seulement du ciment, mais aussi des armes et des munitions (1).
Le Criminal Investigation Department (CID – Département des enquêtes criminelles) de la police britannique en Palestine fut mis au fait et découvrit que dans 359 des 537 fûts étaient dissimulées des armes et des munitions, emballées dans des cylindres en fer blanc maintenus en place dans le ciment à l’aide d’un encadrement en bois.
La police britannique saisit en tout 25 mitrailleuses, 800 fusils et revolvers et 400 000 balles. Il s’agissait d’armes de fabrication belge, en provenance des firmes Francotte à Herstal et Fabrique nationale d’armes de guerre (FN) à Liège.
Au moment où les marchandises de contrebande furent découvertes, le Léopold II était déjà reparti pour Haïfa. Il y fut intercepté le lendemain par la police britannique. Le capitaine anversois et son équipage furent interrogés, mais ils ne savaient rien et ils furent relâchés. Isaac Katan, le destinataire fictif à Tel-Aviv, ne fut jamais découvert, naturellement. Il ne s’ensuivit aucune arrestation.
L’affaire fut connue sous l’appellation « incident du ciment ». Elle ne provoqua pratiquement aucun remous en Belgique, mais elle eut par contre de lourdes conséquences politiques en Palestine. La tension entre la population arabe autochtone et le nombre croissant de colons juifs était déjà à couper au couteau.
C’était en outre un secret de polichinelle que, depuis 1929 déjà, c’est-à-dire au lendemain des premiers heurts violents avec les Palestiniens, la Haganah, l’organisation militaire clandestine des sionistes essayait de faire entrer frauduleusement des armes dans le pays.
L’incident du ciment eut par la suite un grand retentissement dans la presse arabe qui vit là la preuve que les colons juifs s’armaient à grande échelle et se dirigeaient vers une guerre contre la population arabe locale. Du fait que les autorités britanniques n’avaient pu arrêter personne, on leur reprocha d’être complices ou, du moins, de fermer les yeux sur ce trafic d’armes.
Les Palestiniens réagirent par des manifestations, des grèves de protestation, des contre-actions violentes et la création de la Main noire, le tout premier mouvement palestinien de résistance armée (2).
Une piste vers la Suikerrui
Le 24 octobre 1935, le CID adressa un rapport classé « secret » sur l’incident du ciment au parquet d’Anvers, ressort-il de pièces d’archives.
Le rapport consistait en une description de l’enquête britannique sur l’opération de contrebande et en une liste des numéros de série des armes saisies. Sur base de ces données, le parquet anversois entama une enquête.
La police judiciaire commença par interroger Gustave Barwart, l’homme qui avait acheté la cargaison de ciment.
« J’ai effectué cet achat à la demande d’un certain Monsieur Houry »,
expliqua Barwart.
« C’est l’agent pour l’Europe de la firme Halil Serouiy à Beyrouth. Monsieur Houry a déclaré qu’il faisait des affaires importantes en Angleterre, aux Pays-Bas et dans d’autres pays d’Europe et qu’il ne séjournait que rarement à Anvers. » (3)
Le ciment, empaqueté comme d’habitude dans des sacs de papier de 50 kilos, fut livré dans un magasin de la Wapenstraat (rue des Armes), dans le Zuid (Sud) anversois, magasin loué par un certain Firmin Blondeel. Toujours pour le compte et suivant les instructions de Monsieur Houry, cet acolyte avait transvasé le ciment dans des fûts métalliques de 180 kilos. C’était paraît-il nécessaire pour éviter les dégâts en cours de transport.
Mais, dans le magasin, on installa également dans les fûts les cylindres en fer blanc et les châssis en bois censés les maintenir en place. Les fûts remplis furent ensuite transférés au quai Jordaens, dans un autre magasin encore, loué par un certain Willem Nelissen. L’homme était un collaborateur de Louis Van Cauwenberghe, propriétaire d’une armurerie installée à la Suikerrui (rue du Sucre), à Anvers. Cet armurier fut arrêté le 2 octobre 1936 et longuement interrogé.
Les manufacturiers d’armes belges concernés avaient entre-temps confirmé à la police qu’ils avaient effectivement vendu et livré à Van Cauwenberghe les armes qui avaient été saisies en Palestine. On retrouva également une partie de cette commande dans sa comptabilité. Mais le marchand d’armes ne collabora pas à l’enquête et resta muet comme un tombeau.
Le 11 janvier 1937, Van Cauwenberghe fut condamné par le tribunal correctionnel d’Anvers pour faux en écriture et commerce illégal d’armes. Il se vit infliger deux mois de prison et une amende. Ses complices Barwart et Blondeel furent acquittés. Plus tard, le 24 novembre, Nelissen écopa lui aussi d’une peine de prison de quinze jours.
La branche belge du réseau fut ainsi mise hors circuit. Une question restait : Qui était le mystérieux Monsieur Houry, le commanditaire de toute l’opération ? Des témoins l’ont décrit comme
« quelqu’un de type oriental, âgé de quarante à quarante-cinq ans, parlant français avec un léger accent étranger, toujours impeccablement vêtu, un monsieur qui ne se déplaçait qu’en voiture ».
Ce fut tout ce que la police put jamais savoir de lui. L’homme resta introuvable. Pour toute certitude, le parquet anversois demanda à la Sûreté de l’État si Houry était connu de ses services. La réponse fut négative : jamais entendu parler.
Le trésorier
Dans le courant de l’année 1937, deux ans après l‘incident du ciment et alors que l’enquête judiciaire autour de Van Cauwenberghe battait encore son plein, Houry réapparut à Anvers. « Elias Houry », tel était le nom qui figurait sur son passeport libanais falsifié et avec lequel il pouvait franchir sans problème les contrôles douaniers belges. Son véritable nom était en fait David Hacohen.
Hacohen était un important agent des services secrets de la Haganah et il avait été envoyé à Anvers par le chef de cette même Haganah, Eliyahu Golomb, afin d’organiser une fois encore un transport clandestin d’armes vers la Palestine.
« La Belgique était à l’époque l’un des endroits où la Haganah se fournissait en armes, en mitrailleuses légères, en fusils, en armes de poing et en munitions »,
écrit Hacohen dans son autobiographie (4).
« À Anvers se trouvait un magasin rempli d’armes et de munitions provenant d’achats auprès des fabricants belges originaires et de cargaisons de maritimes venues d’Allemagne et organisée par un marchand d’armes local fiable, un Belge d’origine flamande appelé Van Cauwenberghe. Celui-ci disposait encore d’une importante réserve d’armes et n’était pas parvenu à les acheminer vers la Palestine. Le but de sa mission consistait à trouver une manière de transférer ces armes à Haïfa, de façon telle, toutefois, que la véritable nature du chargement fût camouflée. »
Hacohen était un personnage important dans le programme secret d’achat d’armes de la Haganah en Europe. Né en 1898 en Russie, il avait émigré en 1907 en Palestine, qui faisait encore partie à l’époque de l’Empire turco-ottoman. Au cours de la Première Guerre mondiale, il avait servi comme officier dans l’armée turque. Ensuite, il avait étudié le droit et l’économie à Londres.
À l’époque où il était étudiant à la London School of Economics, il partageait un appartement avec un autre étudiant, Moshe Sharett, alias Moshe Shertok, qui allait devenir plus tard chef du département politique de l’Agence juive (une appellation à consonance innocente pour ce qui était en fait l’un des services de renseignement des colons juifs), puis ministre des Affaires étrangères et, enfin, Premier ministre d’Israël.
En 1921, au cours de ses études, Hacohen et son ami décidèrent de créer un fonds destiné à l’achat d’armes pour la Haganah. Le premier don qu’ils reçurent vint de Vladimir Jabotinsky, un cofondateur de la Haganah et, plus tard, fondateur et dirigeant du groupe sioniste ultra-terroriste Irgoun (5).
Après ses études, Hacohen retourna en Palestine et devint directeur de Soleh Boneh, la plus importante firme de construction du pays, contrôlée par le syndicat Histadrout. Soleh Boneh était souvent utilisée comme couverture ou source de financement des opérations secrètes de la Haganah. Hacohen devint conseiller municipal pour le Parti travailliste à Haïfa et, plus tard, il fut également le trésorier de la Haganah.
En 1933, il avait déjà été envoyé une première fois à Anvers pour y aider aux transports d’armes illégaux. Le représentant permanent de la Haganah à Anvers était alors Zachar Urieli, un ancien commandant de la Haganah à Jérusalem et qui avait habité pendant deux ans dans la cité scaldienne.
« Urieli avait quitté la Palestine en 1929 pour suivre un traitement médical et il ne pouvait plus y retourner parce qu’il était soupçonné d’implication dans un transport d’armes qui avait été découvert lors de son arrivée en Palestine »,
écrit encore Hacohen dans son autobiographie.
« En 1933, j’ai été envoyé à Anvers pour aider Urieli dans l’expédition de fûts de ciment remplis de balles de fusil. J’avais collaboré pendant plusieurs semaines avec lui et j’avais habité avec lui, sa femme et leur petite fille dans leur appartement. »
Quant à savoir si ces activités d’Urieli et de Hacohen avaient à voir avec les préparatifs du transport de ciment découvert à Jaffa le 16 octobre 1935, la chose est très possible, mais pas absolument certaine. Le rapport adressé par la police britannique à la justice anversoise faisait en effet état de deux autres transports précédents de ciment d’Anvers à Jaffa. Ils avaient chaque fois été organisés par Houry, et chaque fois avec le même expéditeur (les établissements Volkaerts) et le même destinataire (l’inexistant Isaac Katan).
Le premier transport avait eu lieu le 13 janvier 1934 avec le cargo déjà mentionné, le SS Léopold II, d’Armement Deppe SA. Le deuxième, le 20 juin 1934, avec le SS Louvain, un navire de la même compagnie maritime.
Il y avait donc eu au moins deux transports d’armes réussis, qui avaient pu passer sans problème, avant qu’un stupide accident ne révèle que les cargaisons de ciment d’Anvers ne servaient que de couverture à des livraisons clandestines d’armes.
Des armes en provenance de l’Allemagne nazie
Aussi inimaginable que cela puisse paraître, une partie du stock d’armes d’Anvers qui attendait d‘être transporté, avait été achetée en Allemagne nazie par les agents de la Haganah, peut-être bien avec la connivence des autorités nazies.
Durant la période où, à Anvers, Hacohen travaillait encore avec Urieli, il se rendit à Prague pour y participer au dix-huitième Congrès sioniste. Hacohen décrivit comment, en 1933, lors de son retour de Prague à Anvers, il fit un arrêt intermédiaire à Berlin.
« J’ai séjourné une semaine à Berlin pour y régler un problème avec un lot de fusils Mauser que notre camarade Moshe Shapira avait acheté en Allemagne. Hitler était déjà au pouvoir, à l’époque. »
À la même époque, un autre agent secret de la Haganah, David Shaltiel, se rendit à Berlin, à Hambourg et à Anvers pour y acheter des armes clandestinement. Un autre agent de la Haganah encore, Efraim Dekel, écrivit comment,
« entre 1933 et 1935, quelque trois cents fûts de ciment furent acheminés de Belgique vers un importateur fictif à Jaffa ».
Selon Dekel, la moitié environ de ces fûts étaient remplis de pistolets Mauser et de munitions de fabrication allemande, destinés à la Haganah. On ne peut plus retrouver qui, en Allemagne, avait fourni ces armes.
Camouflage
Suite à l’incident du ciment, il était évident que, pour la nouvelle cargaison qui attendait d’être embarquée à Anvers, on ne pouvait plus recourir à la même méthode. Il fallait donc imaginer une nouvelle couverture.
« La relation avec Van Cauwenberghe et son fils (Charles) était restée intacte »,
écrit Hacohen.
« Ils savaient naturellement qui j’étais, via leurs précédents contacts avec moi, datant de l’époque de Zachar Urieli. Nos armes étaient restées longtemps sans bouger dans leurs magasins. Quand j’ai inspecté le stock, je me suis aperçu que tout y était encore et avait été maintenu en bon état : les fusils et les pistolets avaient été graissés et emballés, les munitions étaient correctement rangées dans des cartons et des caisses. »
« En compagnie de Van Cauwenberghe et de son fils, j’ai visité le vaste port d’Anvers et j’ai étudié les sortes de marchandises qui étaient acheminées vers la Palestine. Nous cherchions un emballage qui pouvait servir de camouflage pour une grande quantité de fusils et de balles, un chargement, au total, de plusieurs tonnes. Après divers tests, nous avons conclu que nous avions trouvé ce que nous cherchions. »
Des tubes de type Bergmann s’avérèrent la solution. Il s’agissait de conduites en fer galvanisé, de trois mètres de long et d’un centimètre et demi de diamètre, que l’on utilisait pour l’installation de l’électricité dans les maisons. Ils étaient fabriqués en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne et en Tchécoslovaquie.
De telles tubulures étaient chargées en grandes quantités dans le port d’Anvers, entre autres à destination de la Palestine aussi. On les emballait dans des caisses fermées en bois d’environ trois mètres de long, soixante centimètres de large et quatre-vingts centimètres de haut.
« Van Cauwenberghe loua au nom d’Elias Houri un magasin qui pouvait être sécurisé facilement »,
écrit Hacohen.
« Il n’avait ni fenêtres ni d’autres ouvertures, uniquement une porte d’accès. C’est là que nous apportions les armes et toutes les autres choses dont nous avions besoin pour notre travail. Nous avons également pris à notre service deux jeunes travailleurs que Van Cauwenberghe connaissait bien et en qui il avait confiance, et qui logeaient avec moi dans un petit hôtel modeste sur la berge du fleuve. »
« La majeure partie de la journée, je travaillais avec eux dans le magasin ou j’allais acheter du matériel d’emballage et d’autres affaires. Durant mes temps libres, j’errais dans la ville et je visitais les musées, les galeries avec les peintures des grands maîtres flamands, les vieilles églises et les cinémas. Anvers avait une importante population juive, mais je me tenais à l’écart du quartier juif et j’évitais soigneusement toute rencontre avec des visiteurs venus de Palestine. »
Pourtant, contrairement à ce qu’il prétendait dans son livre, Hacohen avait bel et bien des contacts avec la communauté juive d’Anvers. La plupart des agents secrets de la Haganah en Europe étaient chez eux dans la demeure de Chaim Pinchas Friedman, un diamantaire anversois qui soutenait la cause sioniste de toutes sortes de manières (6).
Le fils de Friedman, Ephraim, expliqua plus tard que
« chaque shaliach (émissaire, messager, NdT), chaque agent spécial venu de Palestine en Europe, était le bienvenu chez nous, à la maison ».
Et de citer, entre autres, Hacohen, Eliahu Golomb et Shaul Avigur, un autre personnage important du service secret de la Haganah.
« Je me cachais alors sous la table pour écouter les conversations et les histoires sur la Palestine »,
déclarait Ephraïm.
« Il y avait des hommes qui venaient acheter des armes. Un jour, alors que je jouais au grenier, j’ai découvert des revolvers, emballés et prêts pour le transport. Notre maison était un lieu de transit pour la Haganah. »
La fille de Friedman, Yehudith, s’est souvenue aussi de la venue de Zachar Urieli en Belgique, également pour acheter des armes. Avec pareil contexte, il est logique que tant Yehudith que son frère Ephraïm soient plus tard allés travailler pour le Mossad et qu’ils aient participé à d’importantes opérations du service secret.
Dans leur magasin anversois, Hacohen et ses collaborateurs firent en sorte que leurs caisses aient exactement le même aspect que les exemplaires originaux des caisses de tubes Bergmann. Ils utilisèrent la même sorte de bois, les mêmes et les mêmes étiquettes et inscriptions.
Environ un tiers des caisses furent complètement remplies de tubes. Elles reçurent une caractéristique spéciale et pouvaient donc au besoin d’être ouvertes pour inspection au port de Haïfa. Dans les caisses restantes, ils dissimulèrent les marchandises de contrebande sous une couche de tubes. Les caisses avec les armes devaient avoir exactement le même poids que les autres. On les ferma ensuite à l’aide de clous et on les renforça à l’aide de cerclages en fer. Sur les flancs de chaque caisse furent apposées en grandes lettres et en français les inscriptions d’usage, ainsi que le nom fictif de la firme qui expédiait les marchandises.
À l’Hôtel de Ville
C’est alors qu’il y eut un contretemps. Une semaine avant le départ du navire avec la marchandise de contrebande, Hacohen se rendit compte brusquement qu’il avait négligé un important détail :
« Je ne puis plus me rappeler comment et dans quelles circonstances j’avais découvert que le prix des tubes Bergmann en Belgique était plus élevé qu’à l’étranger, pour les tubes destinés à l’exportation. Nous avions acheté nos tubes dans des magasins locaux et avions payé le prix belge. »
Il était très vraisemblable que les autorités trouvent suspect qu’une firme inconnue veuille exporter une grande quantité de tubes Bergmann de fabrication belge. Le risque existait que la cargaison fût examinée et que les armes fussent découvertes à Anvers. Hélas, le temps manquait absolument pour imaginer une autre couverture.
L’agent de la Haganah décida de jouer gros jeu et de demander l’aide de personne d’autre que Camille Huysmans, bourgmestre socialiste d’Anvers et président du Parti ouvrir belge (POB).
Van Cauwenberghe, qui sentait dans sa nuque le souffle chaud de la justice anversoise, ne fut en aucun cas enthousiasmé par ce plan, naturellement.
« Comment t’est venue l’idée absurde de rendre Huysmans complice de contrebande d’armes, un délit punissable selon la loi belge ? »,
demanda-t-il à Hacohen.
« Dans une dernière tentative en vue de me convaincre, Van Cauwenberghe me dit que j’allais le ruiner, lui et son entreprise, si jamais on apprenait que lui, un commerçant respectable, se livrait à des opérations de contrebande. Je n’avais pas le droit de lui faire ça, après tous les services qu’il m’avait rendus. »
Hacohen promit qu’en aucun cas, il ne citerait le nom de l’Anversois ni ne dirait quoi que ce fût de leur collaboration, du moins tant qu’on n’aurait pas clairement quelle attitude le bourgmestre Huysmans allait adopter.
Hacohen enfila son meilleur costume et se rendit à l’Hôtel de Villee, sur la Grand-Place afin de demander un entretien avec le bourgmestre. Pour l’occasion, Hacohen se présenta sous son vrai nom. Au secrétaire de Huysmans, il tendit une lettre de recommandation du bourgmestre arabe de Haïfa, lettre dans laquelle il était demandé aux bourgmestres et maires des villes européennes de lui prêter toute l’assistance possible dont il aurait besoin.
Huysmans reçut poliment le visiteur annoncé et lui proposa une visite touristique guidée de la ville et du port. Le lendemain, après cette petite excursion absolument superflue, Hacohen retourna à l’Hôtel de Ville afin d’en remercier Huysmans.
« Nous avons bavardé un petit quart d’heure à propos d’Anvers et de Haïfa. Quand j’ai senti que mon temps était écoulé et que ma visite touchait à sa fin, je rassemblai mon courage et dis : ‘Monsieur le Président, permettez-moi de rester quelques minutes encore, car je désirerais vous demander votre aide. L’affaire est très compliquée et je ne vous ennuierai pas avec les détails. Je crois que vous pouvez m’aider. D’autre part, vous avez entièrement le droit aussi de me mettre à la porte et me livrer à la police. »
L’homme au cigare
Le bourgmestre Huysmans apprit de Hacohen qu’il avait été envoyé en secret à Anvers pour le compte de la Haganah, afin d’organiser un transport d’armes clandestin, mais qu’il avait rencontré des difficultés et qu’il avait besoin de conseil et d’aide pour éviter d’avoir des problèmes avec les autorités belges.
« Je ne connais ici personne qui pourrait m’aider »,
dit Hacohen,
« et je viens donc vous demander à qui je puis m’adresser. »
Le bourgmestre prit le téléphone et sonna à son secrétaire. La conversation se déroula en néerlandais, si bien que Hacohen ne comprit pas ce qu’on disait.
Une minute plus tard, Huysmans reçut un appel téléphonique. De nouveau, la conversation eut lieu en néerlandais. Finalement, Hacohen fut chargé par Huysmans de se rendre à la rédaction de la Volksgazet, dont le directeur, Willem Eekelers, le recevrait.
« Vous pouvez vous fier à cet homme »,
déclara le bourgmestre.
« Dites-lui précisément ce que vous êtes en train de faire. Si c’est dans ses cordes, il vous aidera. » (7)
En taxi, Hacohen se rendit sur-le-champ à la rédaction du journal, située Leeuwerikstraat, dans le voisinage de la Gare centrale. Il expliqua son problème à Eekelers et insista surtout sur le danger que la cargaison soit inspectée dans le port d’Anvers et sur la nécessité d’éviter un contrôle de ce genre.
Le directeur téléphona ensuite à quelqu’un à Rotterdam.
« Vous avez de la chance »,
conclut Eekelers.
« J’ai voulu régler un rendez-vous pour vous à Rotterdam avec un camarade hollandais, Edo Fimmen, le très connu et apprécié secrétaire de la Fédération internationale des ouvriers du transport. Par bonheur pour vous, il sera à Anvers demain. Je lui ai demandé de passer d’abord chez moi, de façon à ce que puisse expliquer votre problème en termes généraux. Ensuite, il vous rencontrera à midi, dans un petit restaurant. Vous le reconnaîtrez facilement : un homme grand, lourdement bâti, qui fume le cigare. »
Fimmen était le dirigeant d’un réseau d’antifascistes révolutionnaires dans le port, surtout des communistes allemands qui avaient fui le nazisme et qui avaient une grande expérience des actions clandestines. Il se présenta ponctuellement au rendez-vous.
Alors que Hacohen discutait avec Fimmen au restaurant, il vit deux hommes s’asseoir à une autre table. De façon surprenante, ils regardaient dans leur direction. Après une remarque de Hacohen, Fimmen appela les deux hommes. Il s’avéra que c’étaient le capitaine et le second du navire qui, quelques jours plus tard, allait mettre le cap sur Haïfa avec la fameuse cargaison de tubes Bergmann.
Hacohen avait cité le nom du navire dans son entretien avec le directeur Eekelers, et Fimmen avait déjà fait venir les deux hommes. Les marins demandèrent à Hacohen si l’agent maritime de leur compagnie à Haïfa, Aaron Rosenfeld (8) était du complot.
« J’ai répondu que je connaissais très bien Monsieur Rosenfeld, mais qu’il n’était pas au courant de la véritable nature de la cargaison »,
dit l’agent de la Haganah. Ils trouvèrent la chose excellente.
« Il vaut mieux qu’il ne sache pas que nous collaborons avec vous »,
dirent-ils.
Après cela, Hacohen se rendit avec l’un des officiers au magasin où était stockée la marchandise de contrebande et il lui en tendit les clefs.
« Dès cet instant, vous disparaissez de la scène »,
dit l’officier.
Quelques jours plus tard, à la veille de l’appareillage prévu, Hacohen eut encore une rencontre avec l’officier afin de signer les documents nécessaires et de régler le paiement du transport vers le port.
« Il me dit que les marchandises seraient chargées ce soir à 18 heures, directement des camions au navire. Tout se déroulerait bien, je n’avais aucune raison de me faire du souci. Le navire appareillerait pendant la nuit ou au petit matin. »
Le lendemain matin, Hacohen apprit de la bouche de Van Cauwenberghe que le magasin avait été vidé et que le navire et la cargaison étaient en effet partis sans problème. Jubilant intérieurement, Hacohen retourna à son hôtel pour faire sa valise. Il prendrait le train pour Trieste et, depuis l’Italie, se rendrait en Palestine par bateau. Si tout se déroulait normalement, il arriverait à temps à Haïfa pour prendre livraison de la cargaison.
Brusquement, toutefois, Charles, le fils de Van Cauwenberghe, fit irruption à l’hôtel. Excité et alarmé, il raconta que le secrétaire de Huysmans avait téléphoné. Le bourgmestre voulait voir Hacohen de toute urgence.
Il se précipita à l’Hôtel de Ville.
« Je voulais simplement vous souhaiter bonne chance »,
expliqua Huysmans.
« Mon jeune ami le directeur m’a dit que tout s’était bien déroulé. Il m’a également donné le nom de Van Cauwenberghe, afin que je sois en mesure de vous contacter.
« J’espère que la suite, le déchargement des marchandises à Haïfa, se passera favorablement aussi, car vous avez besoin de ces armes. J’aide les Espagnols aussi, mais c’est une question compliquée (9). Nous espérons qu’eux comme vous connaîtront le succès. »
Huysmans voulait également savoir pourquoi Hacohen l’avait impliqué dans cette aventure bizarre. « Je savais que vous, en tant que socialiste et idéaliste, vous seriez disposé à m’aider », répondit Hacohen.
« Sur le plan moral, notre trafic d’armes n’était pas illicite. Ces armes étaient destinées à nous défendre contre des attaques meurtrières. Ce n’était que parce que l’État d’Israël n’existait pas encore qu’il nous était nécessaire de passer des armes en fraude. »
Entre-temps, en Palestine, avait éclaté la Révolte arabe, un soulèvement nationaliste de la population palestinienne contre l’autorité coloniale britannique et contre l’immigration massive de juifs sur son territoire. De fin 1937 à 1939, ce soulèvement prit la forme d’une violente guerre civile.
La révolte fut brutalement réprimée par l’armée et la police britanniques qui, pour la circonstance, collaborèrent étroitement avec la Haganah. Du côté palestinien, il y eut quelque 5 000 tués et 15 000 blessés, durant la révolte. Plus de 10 pour 100 des Palestiniens masculins adultes furent tués, blessés, emprisonnés ou bannis. Les estimations du nombre de morts du côté des colons juifs varient entre cent et quelques centaines (10).
À l’instar du bourgmestre Huysmans, mais sans doute sans que l’un et l’autre le sachent, Van Cauwenberghe collaborait également aux transports d’armes clandestins destinés aux républicains espagnols.
Dans le bureau du marchand d’armes anversois, était accroché un portrait signé du général espagnol José Miaja, un héros des républicains, et orné d’une médaille. « J’ai fourni des armes aux Espagnols », reconnut Van Cauwenberghe à Hacohen.
« Si jamais vous aussi devenez un État, j’espère également recevoir une médaille de votre part. » Hacohen promit de s’en charger. Mais, quand Israël fut fondé en 1948, rien ne fut prévu pour la distribution de ce genre d’hommages.
Ce n’est que bien plus tard que le gouvernement israélien décida de distribuer des médailles aux étrangers qui s’étaient révélés utiles à l’État juif mais, entre-temps, Van Cauwenberghe était déjà décédé.
Publié le 17 mai 2018 sur Apache
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Notes
(1) Dossier 1177, PK Antwerpen 2001 C, Rijksarchief Beveren.
(2) Cement Incident, Wikipedia.
(3) Dossier 1177, PK Antwerpen 2001 C, Rijksarchief Beveren.
(4) Hacohen, David, « Time to Tell : an Israeli Life, 1898-1984 », Herzl Press, New York, 1985. L’autobiographie a été publiée à titre posthume, un an après le décès de Hacohen. Les noms de personnes de ce livre sont souvent mal orthographiés.
(5) Schechtman, Joseph B., « The Life and Times of Vladimir Jabotinsky. Rebel and Statesman. The Early Years », Eshel Books, 1986.
(6) Brachfeld, Sylvain, « Les relations entre la Belgique et Israël », Institut de recherche sur le judaïsme belge, 1994.
(7) Hacohen n’a cité dans son livre ni le nom du journal ni celui de son directeur. Il a toutefois précisé que l’homme était également député socialiste. Le seul responsable des éditions Ontwikkeling, l’éditeur de De Volksgazet, qui correspond à cette description, était Willem Eekelers, administrateur délégué de la maison d’édition de 1923 à 1940. (Source : « Inventaris van het archief van SV Ontwikkeling en Excelsior NV, uitgeverij en drukkerij van het dagblad Volksgazet », Bert Boeckx, Amsab, 1999).
(8) Explication sur Rosenfeld, faillite ABC Containerline, rôle de Gantman.
(9) Huysmans faisait allusion à des transports d’armes illégaux à destination de l’Espagne républicaine, où se déroulait une guerre civile contre le général Franco.
(10) « 1936-1939, Arab revolt in Palestine », Wikipedia.
Bibliographie
* Gelber, Syvla M., « No Balm in Gilead. A Personal Retrospective of Mandate Days in Palestine », Carleton University Press, 1989.
* Goldstein, Yaacov N., « From Fighters to Soldiers. How the Israeli Defense Forces Began »’, Sussex Academic Press, 1998.
* Nicosia, Francis R., « The Third Reich & the Palestine Question », Transaction Publishers, 2000.
* Sacharov, Eliyahu, « Out of the Limelight. Events, Operations, Missions and Personalities in Israeli History », Gefen Publishing House, 2004.
* Storrs, Ronald, « The Memoirs of Sir Ronald Storrs », 1937.
* Swedenburg, Ted, « Memoirs of Revolt. The 1936-1939 Rebellion and Palestinian National Past », The University of Arkansas Press, 2003.
* « Report by His Majesty’s Government in the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland to the Council of the League of Nations on the Administration of Palestine and Trans-Jordan for the year 1935 ».
L’auteur, Georges Timmerman
Georges Timmerman (1953) a travaillé pendant quinze ans comme journaliste free-lance, entre autres, pour Knack, Trends, VRT-radio, Belgian Business Magazine et Markant. De 1992 à 2009, il a été rédacteur à De Morgen. Il y était chargé de l’information économiques, politique et générale. Il est spécialisé dans le journalisme d’enquête, les affaires de fraude et de corruption, le crime organisé et les services de renseignement. À De Morgen, il a été président du conseil de rédaction et a dirigé la délégation du personnel lors du licenciement collectif de 2009.