Concevoir une Palestine postcoloniale (Jeff Halper)
Comme le montre la transition sud-africaine de l’apartheid vers la démocratie, la rectification des fondements constitutionnels d’une politique postcoloniale est une précondition, mais elle n’est pas un déterminant d’une société juste. Trois décennies après sa transition vers la démocratie, l’Afrique du Sud est toujours aux prises avec l’héritage des inégalités économiques de l’époque de l’apartheid.
En dépit des défis pénibles impliqués, Halper y va d’un plaidoyer extrêmement convaincant et persuasif en prétendant que le seul futur concevable de justice et de paix nécessite un processus de décolonisation et d’égalité des droits pour tous. Son ouvrage est un excellent ajout à la somme contemporaine croissante de littérature universitaire et militante qui pose les fondements permettant d’envisager ce futur.
Josh Ruebner commente le livre :
Decolonizing Israel, Liberating Palestine: Zionism, Settler Colonialism and the Case for One Democratic State (Décoloniser Israël, libérer la Palestine : le sionisme, le colonialisme de peuplement et la cause en faveur d’un seul État démocratique), par Jeff Halper, Pluto Press (2021).
Au début de son mandat en tant que secrétaire d’État du président Barack Obama, John Kerry y était allé d’un sévère avertissement à l’adresse du Congrès. « Je crois que la fenêtre donnant sur une solution à deux États est en train de se refermer »,
avait-il dit.
« Je pense qu’il nous reste un certain laps de temps – un an, un an et demi, voire deux ans – après quoi, ce sera terminé. »
Cette sonnette d’alarme, tirée il y a huit ans, avait poussé Kerry vers une tentative frénétique – mais stérile – en vue de mijoter un accord israélo-palestinien en 2013 et 2014. Son échec l’avait rapidement amené à admettre qu’Israël risquait désormais de devenir « un État d’apartheid ». Il était toutefois revenu sur ce commentaire un peu plus tard.
Depuis lors, la bureaucratie de Washington a grandement renoncé à rechercher cette chimère politique des plus insaisissables : une solution à deux États à la question israélo-palestinienne. La plupart des démocrates accordent toujours à ce concept un respect ritualisé et sans enthousiasme, alors qu’un nombre croissant de républicains adoptent ouvertement la vision triomphaliste israélienne d’un pouvoir mono-étatique d’apartheid instauré à perpétuité.
L’injuste paradigme des deux États – qui a servi de consensus international officiel depuis qu’en 1947, l’Assemblée générale de l’ONU a recommandé la partition de la Palestine en dépit des desiderata d’une population autochtone majoritaire – a fait son temps.
Une analyse anticoloniale
C’est dans cet état d’inertie politique que Jeff Halper se présente avec une vision hardie proposant de mettre un terme à l’existence privilégiée d’Israël en tant qu’État colonial d’implantation ; décoloniser l’État et ses institutions ; et transformer la Palestine en une démocratie s’appuyant sur les notions libérales de droits de citoyenneté individuels et d’identités collectives séparées.
Comme Halper l’admet, ce n’est même pas un concept nouveau.
Les dirigeants nationalistes palestiniens n’ont cessé de réclamer un tel État unitaire majoritaire tout au long du Mandat britannique, de 1920 à 1948. L’Organisation de libération de la Palestine a maintenu cette position depuis sa fondation en 1964 jusqu’au moment où, en 1988, sa Déclaration d’indépendance a exposé sans ambiguïté son adhésion à un programme à deux États.
Halper rend hommage aux érudits palestiniens et israéliens qui ont été à l’origine d’une analyse anticoloniale voici des décennies déjà. Dans les milieux académiques, il retrouve également une résurgence relativement récente de ce discours au moment de l’initiative diplomatique avortée de Kerry.
L’auteur déplore le fait que ce discours anticolonial, cependant, n’est pas parvenu à pénétrer beaucoup plus loin que les milieux académiques.
« Le ‘colonialisme d’implantation’ a une connotation bien trop académique et il est bien trop complexe pour que les activistes eux-mêmes l’adoptent et y recourent facilement »,
écrit-il. Il suggère de surmonter cet obstacle en
« intégrant l’analyse de l’implantation à un programme politique, du fait que ses éléments concrets sont bien plus faciles à ‘digérer’ et à soutenir que la théorie ».
Halper s’attelle à cette tâche consistant à tenter de populariser une analyse anticoloniale et un programme concret de résolution à un État tout au long de cet ouvrage et dans le programme politique en dix points d’une Campagne en faveur d’un seul État démocratique, campagne dans laquelle il est d’ailleurs impliqué.
Quelques mots à propos de la position de Halper dans cette lutte sont nécessaires, et il le reconnaît dès le début de son livre.
« Je ne suis pas palestinien (…) et je ne puis certainement pas m’exprimer au nom des Palestiniens – ou au nom de 98 pour 100 des Juifs israéliens, sur ce plan. Je suis un Juif israélien antisioniste, un immigrant / colon venu des États-Unis, un mâle blanc »,
explique Halper.
« Le terme qui me définit de la façon la plus appropriée, c’est celui de ‘colon qui refuse’ »,
écrit-il, citant feu l’écrivain franco-tunisien et juif Albert Memmi qui, paradoxalement, était anticolonialiste et… sioniste.
Halper est également
« vivement conscient, comme l’auteur, qu’une voix israélienne occupe un espace disproportionné ».
Il révèle qu’il avait l’intention de rédiger son livre en compagnie d’un Palestinien mais
« lorsque nous nous sommes trouvés à proximité du travail, nous avons compris qu’une analyse commune ne devait venir que plus tard ».
Il admet que
« ceci n’est pas un livre qu’un Palestinien écrirait, mais espérons que c’en est un qu’un Palestinien pourrait trouver utile ».
La « désexceptionnalisation » d’Israël
Cette caractérisation va devoir être examinée par un autre critique. Mais j’ai trouvé les cadres théoriques, comparatifs et historiques de Halper extrêmement utiles pour étayer la cause d’une résolution à un seul État.
Le livre est divisé en trois parties : une analyse théorique et comparative du sionisme en tant que mouvement colonial d’implantation ; un compte rendu historique de la façon dont le sionisme et Israël se sont imposés au peuple palestinien comme réalité coloniale d’implantation ; et un programme politique en vue de la décolonisation.
Dans la première partie du livre, Halper présente une analyse théorique et comparative intellectuellement rigoureuse et pourtant lucide et compréhensible du sionisme en tant que mouvement colonial d’implantation. Ironiquement, ceci démolit son affirmation, un peu plus loin, disant que le colonialisme d’implantation est un concept trop abstrus pour être politiquement rassembleur.
S’inspirant des œuvres de Patrick Wolfe, Lorenzo Veracini et d’autres spécialistes du colonialisme d’implantation, de même que d’exemples comparatifs du colonialisme d’implantation allant de la colonisation par les États-Unis de l’île de la Tortue (= le continent nord-américain, NdT) à la colonisation de la Tchétchénie par la Russie, Halper situe le sionisme et la politique d’Israël dans un contexte mondial.
En désexceptionnalisant donc la façon dont Israël traite le peuple palestinien, Halper est à même de tirer des leçons des succès et échecs d’autres luttes de décolonisation pour ainsi contribuer à définir une voie vers l’avant.
Avant de le faire, Halper présente un survol historique pratique de la façon dont le sionisme a imposé une réalité coloniale d’implantation au peuple palestinien.
De même qu’il a popularisé avant cela le terme « matrice de contrôle » pour décrire l’occupation militaire israélienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, Halper fabrique l’expression « régime de gestion par la domination » pour décrire la politique coloniale d’implantation à l’égard du peuple palestinien dans son ensemble. Ce régime se répartit en composantes : population, terre, gestion économique et gestion de la légitimité.
Dans la section finale du livre, Halper présente et commente le plan de décolonisation de la Campagne pour un seul État démocratique et éclaircit les contours d’une politique postcoloniale. Je me suis retrouvé en train de hocher la tête en étant d’accord avec les principes et la vision des perspectives bienveillantes et optimistes de Halper, mais j’ai terminé la lecture du livre avec un sentiment d’inachèvement. Oui, mais comment ?
Tout en reconnaissant que le régime de gestion de la terre par Israël a aliéné le peuple palestinien des terres de son État, Halper prétend bizarrement que
« le système israélien propose en fait un modèle qui pourrait être retenu. Les terres du pays sont gardées en dépôt par l’État, qui les alloue à des fins publiques au fur et à mesure des besoins qui se présentent ».
La garde en dépôt des terres par l’État pourrait être reconçue de façon équitable dans une politique postcoloniale ne privilégiant ni ne discriminant des individus d’identités collectives différentes après que les terres privées et communes des réfugiés leur auront été restituées de la façon la plus complète possible, suggère Halper. La constitution de cette politique interdirait les statuts discriminatoires et on peut présumer que la cour suprême de l’État sanctionnerait les arrangements se basant sur l’exclusivité.
Mais que ferait-on avec des organisations techniquement privées comme le Fonds national juif (FNJ) qui, aujourd’hui, opère comme le bras quasi gouvernemental de l’apartheid du régime israélien de gestion des terres. La Cour suprême invaliderait-elle la licence du FNJ d’opérer dans le cadre de la nouvelle politique ? La nouvelle politique réclamerait-elle les terres contrôlées par le FNJ ?
Peut-être est-ce trop demander de Halper qu’il se penche dans ce livre sur les détails pratiques concrets de la transition vers une politique postcoloniale. Il est possible que le type de planification détaillée nécessaire attende de plus amples délibérations de la part de la Campagne pour un seul État démocratique et d’autres qui œuvrent vers ce même but. Il est possible aussi que le sens aigu de sa propre position, chez Halper, l’empêche de procéder à ces prescriptions.
L’épine de l’OLP
Halper danse également autour de la plus épineuse des questions qui hantent ceux qui proposent la résolution à un seul État : le refus opiniâtre de l’Organisation de libération de la Palestine d’admettre que la résolution à deux États n’est plus ou n’a jamais été une option.
« Peut-on ressusciter une OLP moribonde ? (…) Devons-nous inventer entièrement un nouveau véhicule politique ? »,
se demande Halper, sans toutefois répondre. Peut-être ces réponses attendent-elles l’écriture d’un ouvrage par un collègue palestinien au sein de la Campagne pour un seul État démocratique ?
Alors que le livre optimiste de Halper est un palliatif très nécessaire au marécage de l’inertie politique actuelle, par endroits, il simplifie exagérément la complexité et le caractère ardu d’une transition vers une juste politique postcoloniale.
Halper affirme avec optimisme que « cela pourrait prendre moins de temps qu’on ne s’y attendrait » pour que les Palestiniens atteignent l’égalité économique avec les Juifs israéliens dans le cadre d’un seul État.
Il pointe du doigt le PIB de 370 milliards de USD d’Israël, face à celui de 16 milliards de USD de la Cisjordanie et de Gaza. Halper écrit que cela signifie que l’économie israélienne est tout simplement de 250 pour 100 plus forte que l’économie palestinienne et que les Palestiniens sont « dans une position de force afin de réaliser l’égalité avec les Israéliens dans un laps de temps relativement court ».
Toutefois, ces statistiques montrent en fait que l’économie d’Israël est presque 25 fois plus forte que l’économie palestinienne, c’est-à-dire près de 2500 pour 100, ce qui anéantit cette prédiction exagérément optimiste.
Comme le montre la transition sud-africaine de l’apartheid vers la démocratie, la rectification des fondements constitutionnels d’une politique postcoloniale est une précondition, mais elle n’est pas un déterminant d’une société juste. Trois décennies après sa transition vers la démocratie, l’Afrique du Sud est toujours aux prises avec l’héritage des inégalités économiques de l’époque de l’apartheid.
En dépit des défis pénibles impliqués, Halper y va d’un plaidoyer extrêmement convaincant et persuasif en prétendant que le seul futur concevable de justice et de paix nécessite un processus de décolonisation et d’égalité des droits pour tous. Son ouvrage est un excellent ajout à la somme contemporaine croissante de littérature universitaire et militante qui pose les fondements permettant d’envisager ce futur.
Publié le 23 mars 2021 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Josh Ruebner est professeur assistant des études sur la justice et la paix de l’Université de Georgetown (Washington, DC).
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