Les témoignages du front. Haïfa, Majd Kayyal (3)
Des témoignages, en forme de notes de jour, du chercheur et romancier palestinien, repris sur le site du journal libanais As-Safir Al-Arabi .
Des jours historiques, entre la peur et la fierté
Majd Kayyal, 13 mai 2021
Une nuit longue et continue. On assiste à des affrontements à Nazareth. Comme dans de nombreux autres endroits. Les blessé.e.s se comptent par centaines, deux jeunes hommes sont dans un état critique et se battent pour leur vie à l’hôpital. La vague d’arrestations ne se limite plus aux manifestants, elle a pris une tournure d’intervention des services de renseignements pour faire taire les voix qui appellent à poursuivre la lutte. Dans le même temps, Israël mobilise tous ses arabes de service (dans toute leur diversité) pour qu’ils participent aux violences depuis l’intérieur.
Une vague de licenciements des travailleur.se.s a également commencé, sur la base de leurs positions politiques.
Des avocat.e.s exceptionnel.le.s jouent un rôle admirable pour la défense des prisonnier.e.s. Leur nombre est cependant très insuffisant, l’organisation est faible, et le poids de la tâche repose sur quelques-un.e.s. La raison vient en partie du fait qu’une certaine classe sociale ne se sent pas concernée par ce soulèvement.
Il y a aussi une défaillance dans notre suivi des blessé.e.s, pour récolter leurs noms et leur apporter l’aide nécessaire. C’est une situation étrange dans une société dont la moitié est infirmier.e ou médecin.
Les travailleur.se.s limogé.e.s de leur emploi, n’ont pas reçu la défense syndicale appropriée.
Ce sont des points essentiels, particulièrement au regard de la régression à laquelle nous avons assisté dans les années passées concernant le rôle des institutions et des associations. Et oui, ceci est un appel à tou.te.s à prendre des initiatives et à garder la maîtrise des choses.
Ce sont des jours historiques, qui vacillent entre la peur et la fierté.
Une peur pour nos mères, nos pères, nos maisons, nos enfants et ceux que nous aimons, face à l’ennemi colonial affreux et la quantité de ceux qui sont portés par la soif de sang.
Eux en revanche se déplacent, s’organisent avec une liberté absolue, une couverture et un soutien des services de renseignements et de la police israélienne sur le terrain, que nous ne pouvons d’ailleurs pas vraiment différencier des colons.
D’un autre côté, il y a une fierté et une joie absolues à voir se manifester la défense la plus belle et la plus farouche – c’est à dire la plus humaine – pour ce lieu que nous aimons, quelle que soit son usure et la nôtre avec lui.
La défense du lieu que nous aimons, qui est celui de nos être chers, de nos souvenirs et de nos rêves, de notre histoire cruelle et de notre espoir têtu.
La défense d’un lieu unique dans lequel nous avons la possibilité de construire une société vivante et libre. La défense de la Palestine.
Ce soir, la rue est à nous !
Majd Kayyal, 14 mai 2021
Ce soir, le plus petit enfant parmi nous, seul, est un roi dans ce pays.
Nous descendons protéger nos rues, les êtres qui nous sont chers, nos ami.e.s, nos mères, nos pères, nos petites sœurs et nos petits frères, protéger nos magasins, nos maisons, nos voitures, nos écoles, nos mosquées et nos églises.
Il n’y a que les gens qui protègeront les gens.
Plus nous descendrons tôt et plus la chance de les effrayer, qu’ils s’abstiennent et ne s’approchent pas grandi, et la situation passera pour le mieux.
Soyez parmi ces gens, préservons nous les uns les autres, apportons nous appui et soutien, et que celles et ceux qui ne peuvent pas descendre, qu’i.elles se tiennent sur les balcons et les fenêtres, chacun.e avec ses possibilités et ses moyens.
Fabriquons pour les générations futures l’exemple d’une société qui se lève, qui s’unit, qui relève sa tête, qui protège ses enfants et qui écrit une leçon de courage et de dignité.
C’est notre pays les ami.e.s, cela signifie que c’est notre vie et notre quotidien. Ne dites pas « éloigne-toi du diable et chante pour lui” parce que le diable nous a mis dans un coin et il hurle et montre ses canines au visage de nos enfants, et nous, nous ne lui chantons plus qu’une seul refrain : “Non, nous ne mourrons pas, nous arracherons en revanche la mort de la terre ”.
La police remplacée par la garde des frontières très militarisée
Majd Kayyal, 15-05-21
Le vendredi 14 mai 2021, la police israélienne s’est retirée de la commune de Jadeidi Al-Maker (un quartier de la ville d’Acre) après avoir échoué dans sa tentative de réprimer les manifestations.
La police a alors été remplacée par des forces des gardes des frontières qui ont fermé toutes les entrées du village avec des blocs de béton, assiégeant les résidents et déployant toute leur force répressive sur les habitants.
Des images du quartier commencent àêtre diffusées, elles montrent des véhicules blindés l’envahir, en plus de la quantité de drones en activité et de la répartition de tireurs embusqués dans l’ensemble de la commune.
Selon un enregistrement vocal du chef de la municipalité, les troupes sont supposés rester en position jusqu’à ce que la situation soit réévaluée dimanche (16 mai 2021).
Aucune justification légale n’est fournie concernant cette action.
Jadeidi Al-Maker est la deuxième localité dans laquelle vivent des Palestiniens résidant en Israël, et où les forces militaires ont pris le pouvoir. Depuis le mardi 11 Mai 2021, et la déclaration de l’état d’urgence sur décision du gouvernement israélien dans la ville de Lod, la police a été remplacée par une “police des frontières” militarisée et un couvre-feu est imposé sur la ville.
De plus, toutes les entrées de la ville de Nazareth ont été bloquées vendredi 14 mai 2021.
La moitié des arrestations est maintenant totalement aléatoire (des pièges sont tendus aux voitures qui transportent des Palestiniens), l’autre moitié vise des leaders sur des accusations de provocation. La nuit dernière, ils ont brûlé des maisons dans lesquelles il y avait des enfants à Yaffa.
Jadeidi-Makr a été assiégé et son contrôle est passé aux mains des gardes frontières, ils y sont entrés dans des véhicules blindés, et des tireurs ont été postés aux entrées de la ville. Les portes de Nazareth ont aussi été fermées. Kafr-Kanna a été hier le théâtre d’une bataille et ils ont tiré a balle réelle.
Haifa était calme cette nuit mais les arrestations ont été nombreuses. Nous nous attendons à ce que la situation devient violente aujourd’hui parce qu’ils semblent préparer une attaque.
L’instant des possibles en Palestine
Majd Kayyal, 12-05-21
Des instants historiques. Jérusalem a résisté, et a réveillé, dans la dignité et l’élan constructif, l’ensemble de la Palestine pour guérir la patrie fragmentée, et se révolter contre sa Nakba, contre sa division. A Lod, Gaza, Bethléem, Haïfa et Nazareth, une patrie se libère par l’unité de sa lutte. Cet instant nous appartient à nous tous, nous le Peuple Palestinien, celui qui y vit et celui qui en a été expulsé dans l’exil.
C’est celui-là, l’instant des possibles. L’instant qui nous appelle à nous lever et à construire une étape vers la liberté, pour nous relever de la noirceur de l’humiliation à laquelle nous avons assisté ces dix dernières années. Cette étape, nous pouvons la construire par l’action, la participation, l’initiative, l’organisation, la voix, la rue et la sensibilisation.
Cet instant, nous ne pouvons pas le manquer dans l’attente de dirigeants, de partis politiques ou de décisions. Chaque jeune femme et homme, chaque grand et petit, chacun.e porte la responsabilité personnelle de l’initiative, de descendre dans la rue et de manifester en premier, pour montrer à d’autres l’exemple de l’insoumission et du don de soi face à l’agression.
Ensuite nous portons la responsabilité du soutien aux mobilisations, par les secours, les avocat.e.s, la couverture médiatique, en entourant les blessé.e.s et en leur montrant notre soutien, les détenu.e.s, et leurs familles. Nous devons saisir cette occasion pour éduquer les enfants à l’amour de la Palestine, l’amour de la lutte et l’amour de la liberté, et établir un dialogue patient avec nos proches qui hésitent, qui ont peur et qui doutent.
Cet instant exige que nous communiquions avec ceux qui nous entourent, nos ami.e.s et nos connaissances dans une tentative de bâtir une société consolidée autour de la lutte… sur le lieu de travail, sur le lieu de l’éducation, dans le quartier, dans le village.
Nous ne voulons pas “participer” à cet instant historique. Nous voulons le fabriquer ensemble. Nous ne voulons pas non plus que ce soulèvement s’achève après l’Eid.
Nous voulons que cet instant marque une étape nouvelle vers la liberté et la dignité, un dernier pas vers la Palestine.
Publié sur As-Safir Al-Arabi le 16 mai 2021
Ces textes ont été sélectionnés depuis les pages facebook de leurs auteurs et autrices. Eden, Sarra, et Kawthar les ont bénévolement traduits vers le français.
Majd Kayyal, jeune journaliste et écrivain, vit à Haïfa, sa famille est réfugiée du village de Barwa. Militant, il a coorganisé plusieurs campagnes et projets politiques. Son premier roman, « The tragedy of Sayyed Matar » (2016) a reçu le prix du jeune écrivain de la Fondation Qattan . En 2017 il a publié une étude politique: « How does the Zionist regim transform itself? The case of Netanyahu and the Israëli Media ». Il écrit pour le journal libanais Assafir Al Arabi, et d’autres organes de presse, ainsi que pour le blog qu’il a ouvert en 2010.
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