Le moment des possibles en Palestine, le moment de tous les dangers aussi

Majd Kayyal, Palestinien de 1948 :  “Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, j’ai la conviction que nous vivons un moment des possibles, et que nous avons la capacité d’en faire ce que nous voulons si nous nous montrons à la hauteur de la responsabilité.”

Des palestiniennes de 1948 au moment de leur arrestation par la police israélienne. Photo : As-Safir Al-Arabyeh

Majd Kayyal
 
Lorsque les nouvelles se calment, l’institution sécuritaire israélienne commence à étendre ses campagnes et activités sociales afin de reformuler/récrire la mémoire.

C’est à ce moment précis que j’ai le plus peur. Parce que je sais que la guerre la plus profonde et la plus difficile commence maintenant.

Et cette guerre-là est menée sur deux fronts :

D’une part, le front sécuritaire : Israël cherche à remettre à jour l’image du « monstre» que nous avions brisée. La presse en hébreu explique que la police a été “choquée” par le soulèvement populaire et qu’elle essaie maintenant de restaurer une “force de dissuasion”, c’est-à-dire qu’elle souhaite afficher et exercer sa violence et sa brutalité afin de nous ramener à la peur et la soumission, afin de nous terroriser de nouveau, de nous empêcher de sortir dans la rue, et que nous ne lancions pas de nouvel appel à l’unité palestinienne.

Après l’arrestation dans les territoires de 1948 de plus de 1 500 jeunes femmes et hommes ces deux dernières semaines, le Ministère de l’intérieur a annoncé le 21-05 (en même temps que le « cessez-le-feu »), une campagne intitulée « Le droit et l’ordre ». Dans le cadre de cette campagne, seront recrutées des unités de garde-frontières, de police secrète, des unités spéciales et des bataillons de réserve, afin de procéder à l’arrestation de plus de 500 personnes dans les heures et jours à venir. Ces 500 personnes ont été ciblées dans le but de « régler des comptes » avec les jeunes. D’une ampleur sans précédent, cette campagne est une déclaration de guerre qui ne doit pas passer tranquillement.

Les forces d’oppression israéliennes sont secouées et choquées, elles essaient de restaurer leur brutalité par la violence et les prisons, en détruisant la vie de nos jeunes.

Cependant, le second front a des répercussions plus profondes et plus dangereuses : lorsque les nouvelles se calment, l’institution sécuritaire commence à étendre ses campagnes et activités sociales afin de reformuler/récrire la mémoire.

Ce travail a pour objectif de remplacer l’histoire que la population a écrite dans les rues, et les sacrifices qu’elle a faits, par un narratif renforçant notre division et servant la stratégie coloniale israélienne.

Il est vrai que les gens qui sont descendus dans la rue ont montré un modèle de force, de courage, de défi, d’unité et de solidarité merveilleux et différent. Il est de notre responsabilité de présenter ce modèle. Cette fois-ci, nous ne devons pas répéter les erreurs du passé, et nous ne devons pas permettre que notre histoire soit volée.

Cette révolte populaire est une matière première et la question est de savoir qui d’entre nous saura au mieux la façonner.

Israël va essayer de l’utiliser afin de porter un coup douloureux aux niveaux de la prise de conscience et du discours politique dominant : Israël accordera des privilèges sociaux, économiques et politiques à tous ceux qui embrasseront son discours et le rejoindront.

Ils vont investir toutes les ressources possibles et monter des projets afin de créer une classe politique et sociale «haut de gamme», dont l’objectif sera de renforcer la croyance/conviction en la citoyenneté israélienne des palestinien.ne.s vivant sur le territoire de 1948.

Dans les mois et les années à venir, ils recruteront (et créeront) des élites sociales, universitaires, droits de l’hommistes, politiques, culturelles, des capitalistes, des associations, des institutions, des entreprises et une presse, afin de récolter les fruits de nos sacrifices, ceux de la jeunesse palestinienne écrasée par les horreurs du colonialisme et de ses conditions sociales – violence, pauvreté, manque d’éducation de qualité et marginalisation.

Ils essayeront de déplacer/transformer l’esprit de la révolution du peuple et l’affiliation/l’appartenance inébranlable à la Palestine, à Jérusalem et à al Aqsa ; ils essaieront d’en faire une histoire « des Palestiniens en Israël » et reviendront nous parler de « l’exception de l’intérieur ».

Et qui sait, il se peut même qu’ils déploient une seconde « Commission Or »
Tout cela représente une sombre possibilité.

Mais il en existe une autre : nous-mêmes sommes cette autre possibilité, et nous ne sommes pas insignifiants.

Durant la deuxième Intifada, nous étions des enfants, certains n’étaient même pas encore nés, d’autres étaient suffisamment âgés mais n’avaient pas les moyens (de lutter).

Aujourd’hui, nous sommes capables, et notre participation n’est pas seulement un devoir, mais elle relève d’une responsabilité vitale.

Notre responsabilité existentielle est de bâtir et consolider l’idée de l’unité de la Palestine, que nous regardions la citoyenneté comme une cage et une prison, qui nous empêche de nous retrouver en nombre, de nous connaître mutuellement, de bouger, de nous organiser ensemble, de fonder une réelle force politique qui puisse formuler et penser sa vie, ses aspirations, ses rêves.

Nous avons la responsabilité de créer et de développer des projets, des initiatives, des cercles qui promeuvent et renforcent l’idée que nous sommes un seul peuple, et que nous souhaitons une vie sociale et politique unitaire et libre. Nos luttes doivent être encadrées de manière à rompre la « spécificité » et les « cages» de chaque espace géographique.

La responsabilité de commencer à construire et établir une nouvelle vision qui redéfinisse la lutte palestinienne après des années enfermés dans le piège de l’État d’Oslo et les absurdités de «l’égalité à l’intérieur d’Israël ».

Nous vivons un moment important, porteur de possibilités nouvelles et nous devons nous en saisir, agir avec force et rapidement, parler, communiquer, construire, penser…

Nous devons imposer un nouveau discours, une nouvelle narration. Nous devons rejeter la vie en « cages » et faire en sorte que ceux qui souhaitent soutenir les « différentiations » aient honte de leurs choix.

Nous devons lutter pour des changements dans les cadres existants, et en créer de nouveaux basés sur le principe de l’unité de la lutte palestinienne et de la destruction de la ségrégation.

Nous souhaitons voir l’avenir devant nous, un avenir dans lequel le natif de Haïfa et de Khan Yunis ont accès à des soins médicaux de même qualité ; où le natif de Jérusalem et de Nazareth puissent avoir accès aux mêmes curriculums scolaires et académiques (et qu’ils puissent se rebeller contre ces mêmes curriculums)…

Un avenir sans checkpoints dans toute la Palestine, un avenir dans lequel les enfants d’Umm al-Fahm puissent jouer avec les enfants de Gaza dans les parcs de Jérusalem.

Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, j’ai la conviction que nous vivons un moment des possibles, et que nous avons la capacité d’en faire ce que nous voulons si nous nous montrons à la hauteur de la responsabilité. 

Et nous nous devons d’être à la hauteur de la responsabilité, non seulement pour construire un avenir meilleur, mais afin de donner une valeur réelle à notre présent et à nos vies aujourd’hui. Pour redonner leurs droits à tous ceux qui avant nous ont existé, lutté et ont souffert.


Publié le  26 mai 2021 sur Assafir Al-Arabi
Traduit de l’arabe par Kawthar Guediri   

Lisez également cet article de Majd Kayyal : La Commission Orr : Un outil colonial en vue de maintenir la division entre les Palestiniens

Majd Kayyal 

Majd Kayyal

 

Majd Kayyal, jeune journaliste et écrivain, vit à Haïfa, sa famille est réfugiée du village de Barwa. Militant, il a coorganisé plusieurs campagnes et projets politiques. Son premier roman, « The tragedy of Sayyed Matar » (2016)  a reçu le prix du jeune écrivain de la Fondation Qattan . En 2017 il a publié une étude politique: « How does the Zionist regim transform itself? The case of Netanyahu and the Israëli Media ». Il écrit pour le journal libanais Assafir Al Arabi, et d’autres organes de presse, ainsi que pour le blog  qu’il a ouvert en 2010. 

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