La Commission Orr : Un outil colonial en vue de maintenir la division entre les Palestiniens

Pour l’auteur, l’adoption par la direction palestinienne de 1948 du rapport de la Commission Orr fut une erreur aussi monumentale que les accords d’Oslo pour les territoires palestiniens de 1967.

Photo : via Collectif Palestine Vaincra

Majd Kayyal, 25 octobre 2020

Depuis la Nakba, nous ne connaissons pas d’autre moment historique qui ait uni les Palestiniens comme au début de la Seconde Intifada. Nous avons assisté là à des événements qui ont attiré l’attention de tous les Palestiniens, avec diverses formes de lutte qui se sont intensifiées dans un grand nombre de zones. 

Avant le déclenchement de cette Intifada, nous n’avions jamais non plus, depuis la Nakba, à une telle désintégration des différences entre les Palestiniens de 1948 et ceux de 1967. Le Palestinien de Gaza mourut dans la Palestine occupée en 1948, et les Palestiniens de 1948 furent blessés dans les quartiers de Jérusalem. Il n’était plus possible de faire la différence entre les photos de la Cisjordanie occupée et celle de la zone du Triangle de la Palestine de 1948.

La fumée dans le ciel provoquée par des pneus incendiés floutait la Ligne verte. La fragmentation systématique opérée par Israël fut interrompue durant de nombreuses semaines. 

Vingt ans après le déclenchement de la Seconde Intifada, une question reste : Comment cet événement inclusif et collectif s’est-il terminé par la rupture la plus profonde de l’histoire du peuple palestinien, et par une initiative sans précédent de groupes politiques et sociaux de la communauté palestinienne de 1948 en vue de s’assimiler aux institutions coloniales ?

Des stratégies colonialistes

La réponse requiert que l’on analyse la réalité dans laquelle nous avons vécu au cours des deux dernières décennies, tout en s’appuyant sur une connaissance des stratégies colonialistes traditionnelles. À l’intérieur des territoires palestiniens occupés en 1948, nous avons assisté à un glissement, à partir de soulèvements unifiés, vers des demandes d’intégration aux institutions israéliennes. Comment Israël a-t-il préparé la voie de notre capitulation, après la Seconde Intifada ?

L’essence des efforts colonialistes sionistes consiste à mettre en miettes le peuple palestinien, tant socialement que politiquement. Pour y arriver, différents modèles légaux et administratifs ont été suivis dans chaque zone géographique, et les systèmes de contrôle ont varié. 

Plusieurs facteurs, y compris l’ampleur de la violence étatique israélienne, le niveau des « privilèges » accordés à chaque région ou couche sociale et les limites différentes imposées à l’activisme et au travail politique, ont contribué aux diverses formes de la résistance palestinienne dans chaque région, en même temps qu’aux divers niveaux de sacrifice individuel et collectif.

Dans les tout premiers jours de la Seconde Intifada, une résistance unifiée a secoué le système israélien de division, mettant sens dessus dessous son équilibre sécuritaire et politique. Le soulèvement a alimenté tout un barrage de points conflictuels qui ont ébranlé et fortement mis à l’épreuve le système sécuritaire. Cela a ramené l’ennemi à sa sauvagerie primitive, mettant ainsi à nu son essence sanglante. 

Les balles seules n’ont pas suffi à mater ce soulèvement. Israël avait besoin d’un processus plus profond, plus long de consolidation de son système de division. Ce processus consistait à recadrer le discours et à faire disparaître le caractère unifié qui différenciait le soulèvement d’une activité criminelle.

L’écrasement du soulèvement

L’État mena cette opération à l’aide d’un outil au rôle historique vital, déguisé sous l’apparence d’une commission d’enquête : la Commission Orr. Portant le titre officiel de Commission nationale d’enquête sur les affrontements entre les forces sécuritaires et les citoyens israéliens en octobre 2000, la commission fut mise en place par le gouvernement israélien et dirigée par le juge de la Cour suprême Theodore Orr afin d’enquêter et d’établir un rapport sur les meurtres de 13 Palestiniens par la police israélienne. 

Le 28 septembre 2000, des fidèles et des dirigeants de provenance des territoires de 1948 étaient prêts à se confronter au chef du Likoud de l’époque, Ariel Sharon, au moment où il marcha vers le site de la mosquée al-Aqsa. Le lendemain amena de nouveau des centaines de personnes à la mosquée ; plusieurs Palestiniens furent tués et les blessés se comptèrent par dizaines. Les balles israéliennes ne firent pas la différence entre les cartes d’identité de différentes couleurs des Palestiniens.  

Le 30 septembre, quand les factions politiques annoncèrent une grève générale, les régions de la Galilée et du Triangle assistèrent à des protestations, à des actes de désobéissance civile sous forme de blocages routiers et à une attaque contre un poste de police à Nazareth. Il fut clair le soir même, surtout après l’apparition des images du meurtre de Mohammed al-Durrah, 12 ans, que les feux allumés dans chaque village et ville de Palestine n’allaient pas être faciles à éteindre.

Image du tir sur Muhammad al-Dura (Copie d’écran : France 2) – via les archives d’Info-Palestine)

Dans le laps de temps d’un mois, les forces israéliennes écrasèrent l’intifada dans les territoires de 1948. Des dizaines de personnes furent tuées, blessées ou emprisonnées. On recourut à des pressions économiques, y compris à la suppression des services et produits vitaux. On assista également au licenciement de vagues entières de travailleurs.

En novembre, la Commission Orr fut désignée – ce fut un moment clé dans le récit « arabo-israélien » de l’intifada dans les territoires de 1948. Le rapport final s’appuya sur une procédure d’interrogatoires très fouillés et fut publié en septembre 2003. Sa principale conclusion fut que la cause fondamentale du soulèvement dans les territoires de 1948 était la « discrimination » et il critiqua le gouvernement de n’avoir pas donné la priorité aux besoins de cette communauté. Il appela l’État à combler les lacunes dans les domaines de l’éducation, du logement, du développement, de l’emploi et des services. 

La discrimination raciale

En même temps que d’avoir ôté ces questions importantes de leur contexte colonial, le rapport ignora la question de la mosquée al-Aqsa – le catalyseur qui fit descendre les gens dans la rue. Depuis sa publication jusqu’à ce jour, le rapport constitue un exposé des grandes lignes de la politique du gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens de 1948. 

Le gouvernement adopta les recommandations de la commission, constitua un comité spécial afin de les appliquer et désigna des groupes parlementaires afin de contrôler cette application. Bien des plans furent mis sur pied en vue de « développer le secteur arabe » et d’intégrer les Palestiniens aux institutions gouvernementales.   

Plus important encore, le rapport fut utilisé comme preuve de la discrimination raciale envers les Palestiniens de 1948, ce qui en fit une référence centrale pour le travail politique et autour des droits humains au sein de la communauté. Les partis palestiniens à la Knesset élaborèrent des discours et firent des propositions de loi se basant sur le rapport, ainsi que des dizaines de requêtes adressées aux organisations en faveur des droits humains. 

L’adoption par la direction palestinienne de 1948 du rapport fut une énorme erreur – une gaffe aussi monumentale que les accords d’Oslo pour les territoires palestiniens de 1967.

Le rapport se base sur un axiome qui ne peut être altéré, aux yeux des Israéliens : le fait que les Palestiniens de 1948 ne forment pas une partie organique du peuple palestinien et que les Palestiniens ne peuvent avoir d’ambitions politiques unifiées en tant que peuple. Le rapport ne définit pas les Palestiniens en 1948 comme des Palestiniens. Notre héritage palestinien, dans le sens d’engagement politique et de quête naturelle d’unification des aspirations politiques, est totalement absent.

Une crise plus profonde

La Commission Orr visait à « remédier » à l’unité palestinienne en restaurant le modèle de la séparation coloniale, qui avait été vilainement fissuré. Elle appliqua le cadre colonial de transformation des colonisés en sujets dénués de la moindre volonté. Les questions et opinions qui faisaient descendre des milliers de personnes dans la rue et les sacrifices que ces gens consentaient se muèrent davantage en symptômes d’une crise plus profonde dans leurs relations avec les autorités. C’était comme si des dizaines de milliers de personnes ne s’étaient déjà pas manifestées pour protester, en agitant des drapeaux palestiniens et en professant leur identité palestinienne.

Une sommation officielle du rapport dit ceci :

« Les émeutes à l’intérieur même de l’État ont coïncidé avec de graves émeutes en Judée, en Samarie et dans la bande de Gaza. Des personnalités éminentes du secteur arabe ont fait savoir que cela n’avait rien d’une coïncidence et que cela reflétait une interaction entre les Palestiniens en deçà de la Ligne verte et les Palestiniens de l’autre côté de la ligne de démarcation. »

Le rapport poursuit :

« Même cette combinaison d’événements est sans précédent. Face au contexte de ces aspects, les événements ont été considérés comme une ‘intifada’ qui avait dépassé la définition de soulèvements locaux. (…) Les messages transmis au cours des troubles d’octobre embrouillèrent et parfois même effacèrent la distinction entre, d’une part, les citoyens arabes de l’État et leur combat légitime pour leurs droits et, d’autre part, la lutte armée contre l’État telle que la mènent les organisations et individus en Cisjordanie et à Gaza. »

Faisant remarquer que

« le concept de citoyenneté est incompatible avec la présentation de l’État en tant qu’ennemi »,

le rapport détaille des méthodes de dispersion des protestations dans les territoires de 1948, les circonstances dans lesquelles il pourrait être nécessaire d’utiliser des munitions réelles et de décréter des règles à l’usage des snipers.

Le développement économique

Ce ne sont pas des questions que les israéliens se posent à propos des crimes qu’ils commettent en Cisjordanie occupée. Présenter la chose dans ce contexte n’est pas une formalité judiciaire ni non plus une simple tentative démocratique en vue de préserver l’image d’Israël. C’est un moyen de contrôle, faisant en sorte qu’un pouvoir « doux » soit géré en tant qu’outil de division.

La sommation du rapport fait également remarquer :

« L’État doit œuvrer à balayer la souillure qu’est la discrimination à l’égard de ses citoyens et ce, dans ses diverses formes et expressions. Dans ce contexte, l’État doit initier, développer et mettre en œuvre des programmes qui combleront des lacunes dans l’éducation, le logement, le développement industriel, l’emploi et les services. »  

Après que l’État eut officiellement adopté les recommandations du rapport et dissipé les illusions quant aux comptes à demander aux personnes responsables des meurtres des 13 martyrs, rien ne resta du rapport de la commission au-delà de ses appels à « combler les lacunes économiques et sociales ». Dans la pratique, le rapport préparait la voie à l’organisation d’un spectacle de tango entre le gouvernement israélien et la direction politique des Palestiniens de 1948.

Cela aboutit finalement, en 2015, à la Résolution gouvernementale 922, un plan quinquennal que la Liste unifiée célébra comme une grande réussite. Par exemple, le plan souhaitait explicitement de recruter des centaines d’agents arabes dans les services de police israéliens, et bien d’autres bévues de taille, sous le prétexte du « développement économique ».

De même, dans le cadre de l’application du rapport Orr et dépendant du Bureau du Premier ministre, l’Autorité pour le développement économique du secteur arabe, druze et circassien fut créée en 2007, dans le but explicite de développer des initiatives et investissements arabes en Israël et d’encourager l’intégration au marché de l’emploi israélien.

Une falsification de l’histoire

Tout cela fut réalisé dans le but de renforcer l’attachement à Israël des Palestiniens de 1948 et d’alimenter les divisions sociopolitiques du peuple palestinien. L’expérience nous a enseigné de ne pas gonfler nos attentes du côté de la direction politique, dont le statut et les fonctions sont enracinés dans les lois coloniales.  

En 1976, quand se déclenchèrent les événements de la Journée de la Terre, le gouvernement israélien fut présenté dans le rapport confidentiel Koenig qui, plus tard, fit l’objet d’une fuite vers un journal israélien. Il tendait à souligner la répression des Palestiniens dans les territoires de 1948, tout en maintenant leur soumission politique à Israël et les dissuadant d’adopter des « tendances nationalistes ». Le document affirme que la raison de la « rébellion » de la Journée de la Terre était que l’État n’avait pas fourni les outils en vue d’assurer leur attachement à la communauté juive de façon adéquate et efficace. 

La similitude entre la logique du rapport Koenig et celui de la Commission Orr est frappante. Le rapport Orr apparaît comme une application du document Koenig, qui invitait à goupiller la répression des Palestiniens de 1948 en même temps que la capacité à analyser les tendances perturbatrices et à tenter de les traiter via une réflexion objective à même de garantir à long terme les intérêts nationaux juifs.

Les Palestiniens ont fait le jeu de la logique divisive et coloniale de la Commission Orr en demandant sa mise en place, en participant à ses travaux et en adoptant ses recommandations. Le rapport est falsification hideuse et honteuse d’un moment historique glorieux et de la volonté de ceux qui sont descendus dans la rue à cette époque.

L’investigation n’aboutit à aucune forme de justice. Tout ce qu’elle fit, c’est mettre en lumière pour les Palestiniens de 1948 leur avantage quant à la Cisjordanie et Gaza occupées, en ce sens que leur sang méritait bien une commission d’enquête. 


Publié le 26 octobre 2020 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Une version plus longue de cet article a d’abord été publiée sur le site internet de Metras.

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