Ramzy Baroud sur la Palestine, la solidarité et les JO de Tokyo

La vérité est que, pour nous, Palestiniens, les Jeux Olympiques n’ont rien d’un exercice ethnocentrique. Notre relation aux JO n’est pas simplement inspirée par la race, la nationalité ou la religion, mais par l’humanité même.

Aux JO de 2016, le drapeau de la Palestine était porté par une Palestinienne. (Photo : via Twitter)

Ramzy Baroud, 4 août 2021

Quand la délégation olympique palestinienne de cinq athlètes – vêtus de tenues traditionnelles palestiniennes et portant le drapeau palestinien – a parcouru le stade olympique de Tokyo lors de la cérémonie d’inauguration, le 23 juillet, j’ai été submergé de fierté et de nostalgie.

J’ai grandi en regardant les JO. Comme nous tous. Tout au long de ce mois d’événements sportifs internationaux, les JO constituaient le principal sujet de discussion parmi les réfugiés de mon camp, à Gaza, où je suis né.

Au contraire d’autres compétitions sportives comme le football, il n’était pas nécessaire de se préoccuper du sport même pour apprécier la signification politique sous-jacente des JO. Tout l’exercice semblait politique.

Toutefois, la politique des JO ne ressemble pas à la politique de tous les jours. En effet, elle traite de quelque chose de bien plus profond, qui a trait à l’identité, la culture, les luttes nationales de libération, l’égalité, la race et, oui, la liberté.  

Avant la première participation olympique de la Palestine, en 1996, avec un seul athlète, Majed Abu Marahi, nous applaudissions – et nous le faisons toujours – à tous les pays qui semblaient transmettre nos expériences collectives ou partager une partie de notre histoire.

Dans notre camp de réfugiés de Gaza, dans une petite pièce de séjour souvent surchauffée et modestement meublée, ma famille, nos amis et nos voisins se réunissaient autour d’un petit téléviseur en noir et blanc. Pour nous, la cérémonie d’ouverture était toujours d’une importance capitale. Bien que souvent la caméra ne consacre que quelques secondes à chaque délégation, ces quelques secondes étaient tout ce dont nous avions besoin pour exprimer nos positions politiques sur chaque pays représenté. Il n’était pas surprenant, dès lors, que nous applaudissions à tous les pays africains et arabes, sautions de joie quand les Cubains apparaissaient et conspuions ceux qui avaient contribué à l’occupation militaire de notre patrie par Israël.

Imaginez le chaos qui régnait dans notre pièce de séjour quand tout un petit groupe de personnes y allaient de commentaires bruyants et rapides sur chaque pays, en expliquant tous en même temps pourquoi il nous fallait applaudir ou huer :

« Les Cubains aiment la Palestine », « L’Afrique du Sud est le pays de Mandela », « Les Français ont donné des avions de combat Mirage à Israël », « Les Américains sont partiaux en faveur d’Israël », « Le président de tel ou tel pays a déclaré que les Palestiniens méritaient la liberté », « Le Kenya lui aussi a été occupé par les Britanniques », etc.

Le jugement n’était pas toujours facile puisque, parfois, personne d’entre nous n’était capable de fournir une déclaration concluante afin d’expliquer pourquoi nous aurions dû applaudir ou siffler. Par exemple, un pays africain qui avait normalisé ses relations avec Israël nous aurait mis à l’arrêt : nous haïssions son gouvernement mais nous aimions son peuple. De nombreux dilemmes moraux de ce genre restaient souvent sans réponse.

Ces dilemmes existaient même avant ma naissance. La précédente génération de Palestiniens était elle aussi aux prises avec ce genre de dilemmes pressants. Par exemple, quand les athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos levèrent le poing lors de la cérémonie de remise des médailles aux JO d’octobre 1968 à Mexico, cela aussi doit avoir été une question philosophique à laquelle les résidents de mon camp de réfugiés ont eu du mal à répondre sans hésiter. D’une part, nous haïssions le rôle historiquement dévastateur joué – et c’est toujours le cas de nos jours – par les États-Unis en armant, finançant et soutenant politiquement Israël. Sans ce soutien, il aurait été impossible à Israël de maintenir en place, tout en en profitant, son actuel système d’occupation militaire et d’apartheid. D’autre part, nous soutenions, et nous continuons à le faire, les Afro-Américains dans leur combat légitime pour l’égalité et la justice. Dans ces situations, la solution est souvent que nous devrions soutenir les sportifs tout en rejetant les pays qu’ils représentent.

Les actuels JO de Tokyo ont à peine été une exception de ce système politique complexe. Alors qu’une grande partie de la couverture médiatique a été placée sur la pandémie de Covid-19 – le fait que les jeux ont eu lieu, en premier lieu, la sécurité des sportifs participants, etc. – sur la politique, sur le triomphe humain, sur le racisme et bien d’autres choses encore qui ont été présentes aussi.

En tant que Palestiniens, cette fois, nous avons beaucoup plus de choses à applaudir que d’habitude : nos propres athlètes. Dania, Hanna, Wesam, Mohammad et Yazan nous rendent fiers. L’histoire de chacun de ces athlètes représente un chapitre de la saga palestinienne, un chapitre qui a mûri avec la douleur collective, l’état de siège et l’actuelle diaspora, mais aussi avec l’espoir et avec une force et une détermination sans égales.

Ces athlètes palestiniens, comme les athlètes d’autres pays qui endurent leurs propres luttes, que ce soit pour la liberté, pour la démocratie ou pour la paix, portent un fardeau plus lourd que ceux qui ont été entraînés dans des circonstances normales, dans des pays stables qui mettent à la disposition de leurs sportifs des ressources apparemment inépuisables afin qu’ils puissent atteindre leur potentiel complet.

Mohammad Hamada, un haltérophile de la bande de Gaza en état de siège, concourt dans la catégorie des 96 kg à l’arraché. Dans la réalité, le jeune homme de 19 ans porte déjà une montagne. Après avoir survécu à plusieurs guerres meurtrières d’Israël, à un siège implacable, à une absence de liberté de déplacement, à l’obligation de s’entraîner en gérant lui-même ses propres conditions et, bien sûr, au traumatisme qui en découle, au moment même où il effectuait ses premiers pas dans le stade olympique de Tokyo, Hamada était déjà un champion. Des centaines d’espoirs de l’haltérophilie à Gaza et en Palestine doivent l’avoir regardé dans leurs propres pièces de séjour, imbus de l’espoir qu’eux aussi, un jour, pourraient surmonter toutes les embûches et être présents aux futurs JO.

En dépit de sa jeunesse, Yazan Al-Bawwab, le nageur palestinien de 21 ans, incarne l’histoire de la diaspora palestinienne. Il a grandi dans les Émirats arabes unis (EAU) et vit désormais au Canada tout en possédant la double nationalité italienne et palestinienne. Il représente aujourd’hui une génération de jeunes Palestiniens qui vivent en dehors de leur patrie et dont la vie est un reflet de leur quête constante de foyer. Il y a des millions de réfugiés palestiniens que la guerre ou les circonstances forcent à déménager constamment. Eux aussi aspirent à mener une existence normale et stable, à porter avec fierté le passeport de leur propre patrie et, comme Al-Bawwab, à réaliser de grandes choses dans la vie.

La vérité est que, pour nous, Palestiniens, les JO n’ont rien d’un exercice ethnocentrique. Notre relation aux JO n’est pas simplement inspirée par la race, la nationalité ou la religion, mais par l’humanité même. La dialectique selon laquelle nous applaudissons ou huons en dit tellement sur la façon dont nous nous percevons en tant que peuple, sur notre situation dans le monde, sur la solidarité que nous souhaitons accorder et sur l’amour et la solidarité que nous recevons. Ainsi donc, l’Irlande, l’Écosse, Cuba, le Venezuela, la Turquie, l’Afrique du Sud, la Suède et bien d’autres encore, dont tous les pays arabes sans exception, peuvent être assurés que nous resterons toujours leurs loyaux partisans.


Publié le 4 août 2021 sur The Palestine Chronicle
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Ramzy Baroud * Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son dernier livre est «These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.

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