« Les enfants du camp de Jénine finissent comme prisonniers, martyrs ou handicapés »
L’histoire des enfants du camp qui sont devenus des combattants et ont été tués au cours de la Seconde Intifada est bien décrite dans le film « Arna’s Children »
Yuval Abraham, 13 septembre 2021
Il a été capturé samedi par les autorités israéliennes, à l’issue de près d’une semaine de recherches par la police et l’armée. Pendant ce temps, personne, pour ainsi dire, dans la société israélienne juive, n’osait poser de questions plus importantes, par exemple comme : Pourquoi Jénine est-elle devenue un centre de la résistance palestinienne ? Dans quel genre de réalité les résidents du camp de réfugiés de Jénine vivent-ils ? Et pourquoi sont-ils si nombreux dans les prisons israéliennes ?
Onze kilomètres à peine séparent le camp de réfugiés de Jénine du kibboutz Yizre’el, dans le nord d’Israël. De la colline, ici, on voit le kibboutz briller au milieu de la luxuriante vallée de Jezreel, au-delà du check-point. Le kibboutz a été installé sur les ruines du village palestinien de Zir’in, dont les habitants ont été chassés durant la Nakba. L’une de ces personnes était la grand-mère d’Ahmad al-Tubasi, un acteur de théâtre souriant et énergique qui a dans les trente ans et qui m’a conduit sur cette colline, laquelle surplombe le camp dans lequel il est né.
« Si j’étais né de l’autre côté de la vallée »,
dit-il, pointant du doigt la vallée de Jezreel Valley, connue sous le nom de Marj Ibn Amer en arabe,
« tout aurait été différent. La même vallée mais des droits différents, selon le côté de la ligne où vous êtes né. »
L’histoire de la vie d’Al-Tubasi s’est récemment muée en une pièce dans laquelle il joue son propre rôle : un réfugié né dans un camp sous occupation militaire et grandissant dans l’ombre de la Seconde Intifada ; il a connu la prison en Israël et a fini par devenir acteur de théâtre, éducateur et activiste.
Al-Tubasi connaissait bien Zubeidi.
« L’évasion a donné un peu d’espoir aux résidents, une petite victoire à laquelle s’accrocher »,
dit-il,
« et maintenant nous sommes de retour dans l’amère réalité. C’est comme si on recevait un coup de poing dans les tripes, et l’occupation est plus forte que vous. »
Depuis la colline, on peut également apercevoir les villes d’Afula, de Haïfa et de Nazareth, du côté israélien de la Ligne verte. Tout est proche et semble pourtant si éloigné en même temps. La plupart des résidents vivent à quelques kilomètres seulement des zones dont leurs proches ont été chassés où d’où ils ont fui en 1948. Voyager depuis les territoires occupés vers Jérusalem ou vers Israël requiert un permis d’entrée délivré par l’armée israélienne. Chacune des jeunes personnes que j’ai rencontrées à Jénine s’est vu refuser ce permis. La grande majorité n’ont jamais vu la mer.
« Il n’y a pas une seule famille du camp de réfugiés qui ne compte un prisonnier ou quelqu’un qui a été tué [par l’armée], et, en guise de punition collective, le Shin Bet refuse le permis d’entrée aux membres de ces familles »,
explique Al-Tubasi.
« Certains des jeunes entrent illégalement en Israël tout simplement pour travailler, puisqu’il n’y a pas de travail dans le camp. »
Nous nous rendons à pied au Théâtre de la Liberté, un théâtre et centre culturel du camp de réfugiés de Jénine, qui s’appuie sur la communauté palestinienne et où Ahmad travaille en tant que directeur artistique. Les murs extérieurs sont abondamment colorés et sur l’un d’eux, quelqu’un a écrit :
« Le passé sera présent dans le futur. »
Les enfants du camp viennent au théâtre pour des ateliers et pour regarder des pièces. Les enfants, dit Al-Tubasi, viennent au Théâtre de la Liberté pour
« une thérapie basée sur le drame. Nous sommes tous traumatisés, ici, et nous en avons besoin. »
« Quand vous grandissez ici, dans cette bulle appelée le camp de réfugiés de Jénine, votre voie est toute tracée : soit vous devenez un prisonnier, un shahid [un martyr], ou une personne présentant un handicap »,
fait-il remarquer.
« Nous travaillons avec les enfants pour modifier cette trajectoire. Nous leur disons qu’ils ont une possibilité de défier cette situation, qu’ils peuvent devenir autre chose. »
Après quelque hésitation, il poursuit :
« Cela m’agace, cette demande constante émanant des résidents du camp : ‘Nous voulons la paix.’ Quelle paix ? De quoi parlez-vous ? Nous vivons en enfer ! »
Je lui demande :
« Un enfant qui choisit la résistance armée le fait-il parce qu’il ne voit pas d’autres options autour de lui ? »,
Al-Tubasi rit :
« L’enfant n’a pas le choix ! Voilà de quoi il retourne : Il n’a pas le choix ! »
« Depuis ma naissance, je vois l’armée entrer dans le camp chaque soir. Arrêter des gens, ouvrir le feu. Imaginez votre père en prison, votre frère martyr, la maison de votre voisin démolie. Une armée étrangère qui vous contrôle. Il n’y a même pas d’aéroport, en Cisjordanie ! Les frontières sont fermées. Comment, dans ce cas, peut-on s’attendre à ce que vous fassiez autre chose ? Je souhaiterais que les Israéliens puissent passer deux nuits dans le camp et comprennent ce que c’est. »
De vieilles photos en noir et blanc des jours de la Première Intifada sont accrochées aux murs du théâtre. Sur l’une d’elles, on peut voir un groupe d’enfants sauter sur une scène. L’un est déguisé en tigre, l’autre en coq. Zakaria Zubeidi, qui avait douze ans à l’époque où la photo a été prise, y figure lui aussi.
« Sept des huit enfants de son groupe [théâtral] sont morts »,
dit Al-Tubasi à propos de la photo.
« Tous, excepté Zakaria, ont été tués durant la Seconde Intifada. »
Puis il se met à les nommer, l’un après l’autre. Ahmad montre l’un des enfants
« Youssef a commis une agression à Hadera et a été abattu. Il souffrait d’un choc émotionnel après qu’une jeune fille abattue par un soldat était morte dans ses bras. Ashraf a combattu lors de la bataille de Jénine, en 2002, et a été abattu quand les soldats ont réoccupé le camp. »
Tous les sept ont été tués, répète-t-il. Tous les amis d’Al-Tubasi ont également été tués. Un autre résident du camp nous entend parler et murmure :
« Ils ont effacé une génération entière. »
L’histoire du groupe d’enfants qui sont devenus des combattants et ont été tués au cours de la Seconde Intifada est bien décrite dans le film « Arna’s Children » (*) (Les enfants d’Arna), réalisé par Juliano Mer-Khamis. La mère de ce dernier, Arna, une Juive israélienne, avait fondé le Théâtre de la Liberté au cours de la Première Intifada. Le théâtre était fermé depuis des années, pour n’être ouvert à nouveau qu’en 2006 par un groupe de Palestiniens, dont Zubeidi. « C’est lui notre fondateur », dit Al-Tubasi.
Après la fin de la Seconde Intifada, vers 2005, le camp de réfugiés a continué de saigner en silence, sans beaucoup de couverture de la part des médias internationaux. L’Autorité palestinienne, dirigée par Mahmoud Abbas, s’est mise aussi à arrêter des résidents. Pendant ce temps, les mesures israéliennes d’occupation militaire et de dépossession n’ont fait que s’intensifier.
Depuis que la violence a englouti Israël et la Palestine en mai, des jeunes armés se sont lancés dans des confrontations avec les soldats israéliens qui, pour ainsi dire chaque nuit, entrent dans le camp afin de procéder à des arrestations. En août, cinq résidents du camp ont été tués durant des confrontations avec l’armée. En tout, douze résidents ont été tués depuis le début de l’année.
« C’est la même histoire », dit Al-Tubasi, faisant un geste circulaire de la main.
« L’oppression ne mène au silence que durant très peu de temps. »
« Je voulais résister, mais d’une autre façon »
Les murs du camp sont abondamment couverts d’affiches de Palestiniens qui ont été soit tués soit emprisonnés par les forces israéliennes. Des pages rectangulaires, décorées, montrant des photos d’adolescents ou de jeunes hommes qui, souvent, portent une arme. Al-Tubasi dit que, même si quelqu’un meurt dans d’autres circonstances, on colle la photo de son visage sur le corps d’une personne armée. Sur certains des murs, les affiches ont été déchirées pour faire place à des affiches de personnes tuées plus récemment, et il n’en reste plus que les marques des bandes adhésives.
« Vous verrez cela où que vous alliez », dit Al-Tubasi, « la prison et la mort. » Certaines des maisons du camp sont plus récentes que d’autres. Des zones entières ici ont été démolies et reconstruites en 2002, après les dix jours de la bataille de Jénine, au cours de laquelle les soldats israéliens ont occupé le camp. Des centaines de maisons ont été détruites et plus de 1 400 personnes ont été laissées sans abri. Al-Tubasi était encore un enfant ; sa maison avait été démolie elle aussi.
« Un bulldozer a pulvérisé notre cuisine alors que ma tante était à l’intérieur. Nous ne pouvions dormir à cause des fusillades et des tirs d’artillerie. À la fin, nous voulions nous rendre. Il n’y avait ni nourriture ni eau. Nous sommes sortis avec des drapeaux blancs. Les soldats ont réparti les femmes, les enfants et les hommes en groupes distincts. »
À l’âge de dix-sept ans, Al-Tubasi a été jugé dans un tribunal militaire et condamné à quatre ans dans une prison israélienne. Les accusations contre lui étaient secrètes et, à ce jour, il n’a jamais su de quoi il retournait, dit-il. On lui a seulement dit qu’il posait un danger pour la sécurité d’Israël.
« Je n’avais pas d’affiliation dans une organisation »,
dit-il,
« et, en prison, vous devez choisir une organisation. Les prisonniers sont répartis en fonction de cela. Je leur ai dit le Djihad [islamique], même si je n’ai aucune connexion [avec ce groupe]. »
Quand il a été libéré, il ne savait que faire.
« J’avais 21 ans, je n’avais pas un shekel. Tous mes amis avaient été tués. La vie était un enfer. Du fait que j’étais un prisonnier, les gens ne voulaient pas m’embaucher. C’est alors que j’ai appris que Zakaria [Zubeidi] avait rouvert le théâtre. Je ne voulais pas mourir après avoir été libéré. Je voulais résister, mais d’une autre façon. »
Nous continuons de marcher. Nous croisons un groupe d’adolescents et l’un d’eux vient serrer la main d’Al-Tubasi tout en parlant du magicien qu’il a vu au théâtre. « Il retirait des papiers de sa bouche ! Quand reviendra-t-il ? » Al-Tubasi répond et caresse la tête du garçon. Quand il s’est éloigné, Al-Tubasi me dit : « Tu vois ce garçon ? Son père est en prison. »
Au pignon de la boulangerie locale, à proximité d’une ancienne gare ferroviaire britannique, se tiennent plusieurs jeunes. Certains sont sortis de nuit, ces derniers mois, afin de tenter d’empêcher l’armée d’entrer dans le camp.
« L’occupation ne parle et ne comprend que le langage de la force »,
dit l’un d’eux, et ses amis acquiescent.
« Pourquoi permet-on à l’armée d’entrer dans les villes et les camps de Cisjordanie chaque fois qu’elle le désire ? Pour tuer ? Pour procéder à des arrestations ? »
Un autre ajoute :
Les gens ne resteront pas les bras ballants à ne rien faire »
Le camp de réfugiés de Jénine est l’un des points les plus au nord de la Cisjordanie. Je suis arrivé ici en voiture au matin, depuis la partie sud de la Cisjordanie et accompagné d’un ami palestinien. En route, j’ai dénombré 14 check-points de l’armée à l’entrée de divers villages. Chacun avec deux ou trois soldats de garde qui contrôlaient les CI à la ronde. Il y a un important check-point frontalier permanent près de Jérusalem qui contrôle les mouvements palestiniens depuis le nord vers le sud de la Cisjordanie. Israël interdit aux Palestiniens de traverser Jérusalem ou de parcourir les nouvelles routes inter-city en Cisjordanie, ce qui transforme chaque trajet du sud au nord en un cauchemar de quatre heures.
« Crois-moi, les Palestiniens sont fatigués »,
me dit Al-Tubasi au moment où le jour tombe.
« Ils veulent du changement. Ils veulent avoir la possibilité de bouger. D’aller à la mer. De trouver du travail et de gagner leur vie. Je veux en arriver à une situation où chacun aura les mêmes droits, sans violence. »
« Ces quinze dernières années, j’ai travaillé avec les enfants du camp autour de la non-violence, de la conscientisation politique, sur la façon de bâtir un avenir, puis un seul raid de l’arme israélienne dans le camp vient tout détruire. Cela leur fait comprendre en un bref instant que, quoi que vous fassiez, vous êtes sous occupation. Et cela ne va pas changer – les dirigeants en Israël le disent ouvertement. Parfois, cela finit même par me déprimer. Je me demande : peut-être ma façon de m’y prendre est-elle une erreur ? »
Publié le 13 septembre 2021 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Trouvez ici l’excellent film « Arna’s Children » :