Fawzia a huit fils. De temps à autre, l’armée israélienne lui en arrache un, sans explication
Le fils de Fawzia, Kayed Fasfous est en grève de la faim depuis plus de trois mois. Il a été hospitalisé dans un état critique, ce qui a interrompu sa détention sans procès, mais il refuse de céder tant qu’il n’aura pas été libéré.
Gideon Levy, 29 octobre 2021
Il n’y a pas deux familles comme celle-ci. Au 103e jour de la grève de la faim de son fils, Fawzia Fasfous était assise dans sa pièce de séjour, son petit sanctuaire, en quelque sorte, pour ses fils emprisonnés. Elle avait toutes les peines du monde à retenir ses larmes.
La veille, elle avait rendu visite à son fils Kayed à l’hôpital : Il pouvait encore à peine parler. Les gens de la sécurité du Centre médical de Barzilai, à Ashkelon, avaient refusé de leur permettre, à elle et à la femme de Kayed, Hala, 31 ans, de passer la nuit dans la chambre d’hôpital de l’homme gravement malade. Dans la soirée, ils avaient tout bonnement flanqué les deux femmes à la porte.
Ju’an, l’adorable petite-fille de Fawzia, a 7 ans et elle est assise à côté de sa grand-mère, dans la pièce de séjour de la maison familiale. À l’occasion, Fawzia reprend la gamine et ajoute l’un ou l’autre détail qu’elle a omis sur son père. Kayed est en détention administrative depuis un an environ, sans procès, comme ç’a déjà été le cas pour trois de ses frères qui, tous, ont été élevés par cette forte femme, un exemple de « Mère Courage » palestinienne.
Lundi, lorsque nous lui avons demandé si, au cours de sa dernière visite, elle avait tenté de persuader Kayed de mettre un terme à sa grève de la faim, actuellement dans sa phase la plus dangereuse, elle nous a rabroués.
« Vous voudriez que je lui demande d’arrêter au bout de quatre mois, alors qu’il se bat pour sa liberté ? »,
a-t-elle dit, sans rien ajouter de plus.
En fait, Kayed se bat pour ses droits, en sus de sa liberté, et il pourrait aller jusqu’à sacrifier sa vie pour les deux. Au contraire d’anciens grévistes de la faim, pour qui une libération prochaine, mais non immédiate, avait été décidée, Kayed refuse tout arrangement autre que sa libération immédiate de la détention administrative. Il en a plus qu’assez de ces détentions interminables, sans procès, qui ont détruit les existences de plus d’un membre de sa famille.
Un SUV aux allures militaires, peint en brun olive avec des sirènes et des vitres teintées, est garé en dehors de la maison à Dura, au sud de Hébron, en Cisjordanie. La guerre, tel est le nom du jeu, Des photos des frères emprisonnés sont collées sur le capot du véhicule, qui appartient à Hassan, l’un des frères. La pièce de séjour de la petite maison est décorée de drapeaux palestiniens et de photos de Yasser Arafat et des fils en prison – un cabinet de guerre où est assise une femme vieillissante et épuisée, vêtue d’une robe brodée traditionnelle, noir et or, accompagnée de sa petite-fille.
Fawzia est née l’année de la Nakba ; elle a donc 73 ans. Elle a huit fils et huit filles, dont la plupart vivent non loin de chez elle, à Dura, bien que certains soient partis s’installer en Jordanie. Six de ses fils sont allés en prison, et son mari est décédé en 2015. Les fils actuellement emprisonnés sont Akram, 38 ans, Hafez, 37, Mahmoud, 31, et Kayed, 32. Akram et Mahmoud sont à la prison de Ramon Prison, Hafez est à Ofer et Kayed, dans sa très longue grève de la faim, se trouve actuellement au Centre médical Barzilai. Trois des fils ont été arrêtés l’un après l’autre en deux jours, à la mi-octobre de l’an dernier. Kayed était le premier à avoir été incarcéré, le 17.
Il s’agissait de la quatrième arrestation de Kayed. Il travaille au département des permis automobiles, appelé familièrement le « dynamomètre » (une allusion à la chaîne de contrôle des voitures en Israël). Hassan, 34 ans, a passé 12 ans en prison après avoir figuré pendant des années sur la liste des individus recherchés ; il a même survécu à une tentative d’assassinat en 2018, alors qu’il s’était barricadé dans sa maison, encerclé par des soldats, jusqu’au moment où ceux-ci étaient partis pour l’une ou l’autre raison inconnue. Musa Abu Hashhash, un enquêteur de terrain de B’Tselem dans la zone de Hébron, avait rédigé un rapport sur le siège de la maison et, aujourd’hui, il se dit convaincu que les soldats étaient sur le point d’assassiner Hassan Fasfous.
Khaled, 33 ans, a passé neuf années en prison et il est libre, actuellement. Tous ces frères, et c’est assez surprenant, sont des activistes du Fatah, et non du Hamas ou du Djihad islamique, mais ils font partie de l’opposition au président Mahmoud Abbas. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les médias palestiniens ne font pratiquement pas état de la grève de la faim de Kayed, au contraire des campagnes des autres détenus qui, parfois, sont couvertes par des émissions quotidiennes depuis leur domicile même.
Sept prisonniers palestiniens sont pour l’instant en grève de la faim, dont le plus connu, Mukdad Qawasmeh. À l’extérieur de sa chambre, à l’hôpital Kaplan de Rehovot, le membre de la Knesset Ayman Odeh a dû empêcher son collègue d’extrême droite Itamar Ben-Gvir d’avoir accès à Qawasmeh. Désormais, la grève de la faim de Kayed Fasfous est la plus longue de toutes. Ce week-end, Qawasmeh va lui aussi atteindre le seuil des 100 jours. (*)
Kayed a entamé sa grève le 15 juillet, c’est-à-dire au moment où il a appris qu’il ne serait pas relâché ce mois-là, au terme de sa seconde détention, mais qu’il était condamné à une nouvelle période de six mois de prison sans accusation, sans procès et sans la moindre explication. Il s’agit de sa troisième grève de la faim au cours de ses diverses périodes d’emprisonnement, et la plus longue.
Ses frères Mahmoud et Akram s’étaient joints à sa grève de la faim par solidarité mais avaient dû décrocher au bout d’un mois, du fait que leur santé se dégradait. Mahmoud en était à sa quatrième grève de la faim, mais son état cardiaque l’avait obligé d’y mettre un terme. Akram, de son côté, avait arrêté au bout de 25 jours. Parmi les fils de Fawzia, peu ont des enfants, en raison de leurs longs séjours en prison. Kayed, 32 ans, n’a qu’une fille, Ju’an, de 7 ans. Sa dernière arrestation a eu lieu cinq mois à peine après sa dernière remise en liberté.
Lors de sa visite dans la chambre d’hôpital de Kayed, cette semaine, Fawzia a fait en sorte de ne pas pleurer en présence de son fils. « Je ne voulais pas le blesser », dit-elle, mais elle a éclaté en pleurs dès sa sortie de la chambre. « Il est comme un bébé dans son lit. »
La première fois où Fawzia a eu l’autorisation de lui rendre visite, la semaine dernière, après que sa détention administrative avait été suspendue et que ses gardiens avaient été éloignés, il était toujours attaché à son lit avec une chaîne en acier. Quand Fawzia nous en parle, elle fond en larmes, pour la première fois en notre présence. Depuis, la chaîne a été retirée.
Kayed refuse de subir des tests ou d’être relié à une perfusion. Il a du mal à avaler ne serait-ce que de l’eau. Les photos prises de lui dans un passé récent sont étonnantes ; dans sa localité, on le surnommait « le héros de Dura », en raison de ses muscles saillants, qui résultaient de ses entraînements quotidiens. Une vidéo accompagnée d’une musique bruyante le montre en main de soulever de la fonte, les muscles sur le point d’éclater.
Il ne lui reste pas grand-chose de tout cela : il est repassé de 90 kilos à 50 ou 60. Il a une barbe, il est frêle et décharné comme il ne l’a jamais été auparavant. Il ne peut plus sortir de son lit et il remue à peine les bras et les jambes. Il a les yeux clos la plupart du temps et sa voix est faible. Parfois, il essaie de parler sans y parvenir. Et il refuse d’être relié au moindre appareil.
Ju’an n’accompagne plus la famille, lors des visites, après avoir vu son père attaché à son lit lors de sa première visite à l’hôpital. Hala n’y va pas non plus : Kayed ne veut pas qu’elle le voie dans cet état. Seule sa mère lui rend visite ; elle l’a lavé et lui a coupé les ongles après qu’il ne s’était plus lavé depuis 12 jours.
« La maison ou la mort », a-t-il dit à sa mère. Cela lui coûte 600 shekels (188 dollars) chaque fois qu’elle rend visite à son fils et qu’elle prend un taxi de Dura au check-point et un autre jusqu’à Ashkelon – et retour. Lors de leur première tentative de visite, elle, sa belle-fille et sa petite-fille ont été retenues pendant trois heures au check-point avant de pouvoir passer. Fawzia ne parle pas hébreu et elle est très angoissée à l’hôpital, où personne ne la connaît ni n’est disposé à lui venir en aide.
Khaled remplace désormais son frère au département des permis. Depuis la dernière arrestation de Kayed – avec des soldats en armes et des chiens dans la pièce de séjour au plus noir de la nuit, après que la porte d’entrée eut été défoncée –, Hala a peur de dormir seule avec sa fille. Sa belle-sœur Yasmin, la femme de Mahmoud, lui aussi en prison, désormais, vient chaque soir dormir avec elle. Yasmin, 29 ans, et Mahmoud, 31 ans, n’ont pas d’enfants. Les deux frères vivent à l’étage au-dessus de chez Fawzia.
La nuit de sa dernière arrestation, Kayed étudiait pour un examen à l’université. Il étudie l’anglais et a dû interrompre ses études à plusieurs reprises en raison de ses divers séjours en prison. Le 17 octobre, des soldats ont défoncé la porte d’entrée et ont fait irruption comme d’habitude. Il était 3 h 30 du matin, comme d’habitude également. Une quinzaine de véhicules militaires entouraient la maison et des dizaines de soldats, hommes et femmes, se sont précipités à l’intérieur.
Ju’an s’était réveillée, terrifiée. Quand sa grand-mère en parle, la fille fait un signe de victoire avec ses doigts et esquisse un sourire timide. Les soldats avaient entravé les mains de Kayed, lui avaient couvert les yeux d’un bout de tissu et l’avaient entraîné hors de la maison.
Cette vaste famille n’a jamais pu partager un repas de soirée. Il y a toujours quelqu’un en prison et, actuellement, ils sont même quatre. Mahmoud devait être relâché en janvier, mais il a déjà été informé qu’il y avait de « nouvelles preuves » contre lui et que sa détention serait prolongée de six mois. « Une fois de plus, les collaborateurs ont enjolivé leurs mensonges », déclare sa mère, désespérée, et son visage en dit bien plus long encore.
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Publié le 29 octobre 2021 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine