Mohammed El-Kurd : le poète palestinien exprime les leçons de l’injustice
Né dans le quartier de Sheikh Jarrah, dans Jérusalem-Est occupée, le poète palestinien Mohammed El-Kurd a acquis une renommée internationale au beau milieu de l’offensive israélienne de cette année contre Gaza et Jérusalem-Est. Bien que ses références en tant qu’écrivain et activiste soient connues depuis longtemps des personnes qui suivent de près la politique palestinienne, son tout premier recueil, Rifqa, nous met en présence, pour la première fois, d’un poète de stature mondiale.
Rebecca Ruth Gold, 20 octobre 2021
Ses poèmes sont novateurs sur le plan de la forme, de la sonorité et du contenu. Le vers libre et la poésie en prose alternent avec des poèmes dans lesquels les mots sont répandus au travers de la page et positionnés les uns vis-à-vis des autres selon des angles bizarres, comme pour bousculer le lecteur hors de sa zone de confort. Les poèmes explosent en une colère justifiée au moment où lorsque le poète nous présente tout un éventail de formes familières de discrimination :
Mon nom : une bombe dans une chambre blanche,
un soupçon qui déambule dans un aéroport,
une politique sans option.
Tant de choses sont contenues dans ces mots, y compris des associations inattendues comme « un soupçon qui déambule » et « une politique sans option ». Ces derniers mots sont une prise de position politique dramatique, en même temps qu’une allusion à l’étroitesse des horizons auxquels font face de nombreux Palestiniens.
D’autres poèmes sont élégiaques, comme celui remarquablement intitulé « Les bulldozers qui défont Dieu » :
À Jérusalem, chaque pas enjambe une tombe.
Celle-ci n’était qu’amour :
son squelette est celui des racines
entrelacées dans la terre
dans l’identitéLa séparation c’est comme
dé-faire l’amour
décoller les noms donnés aux endroits
défaire Dieu.
Un génie créatif
Ces vers mettent en exergue le génie créatif de Kurd lorsqu’il assemble des images inattendues (« dé-faire l’amour » et « défaire Dieu ») et qu’il introduit de nouveaux éléments de discours.
La poésie se brode sur les rythmes de l’anglais parlé ainsi que sur ceux de l’arabe. Plusieurs des poèmes de ce recueil ont d’abord fait partie d’un album proposant poésie et oud : Bellydancing on Wounds (Danse du ventre sur des blessures) (2019).
Les lecteurs qui ouvrent le livre de Kurd à la recherche d’aperçus de l’expérience palestinienne de l’occupation ne seront pas déçus. Dans le poème « Rifqa », qui donne son titre au recueil, il est question de la grand-mère du poète, « chassée de la ville, vivant derrière la treille de roses de l’avant-cour ».
En prenant de l’âge et en devenant poète, Kurd se positionne dans l’ombre de sa grand-mère. Après avoir fait remarquer que Rifqa avait cessé d’être poétesse à un moment de sa vie « où la jeunesse devenait davantage que d’avoir d’ardents désirs », il apparaît comme son successeur, mais fait état de son propre échec à élever ses normes au niveau de celles de Rifka : « Ce que j’écris, c’est un presque. J’écris une tentative. » Le monde littéraire de Kurd a été modelé par les femmes, dont sa mère, la poétesse Maysoon Abu Dweih El-Kurd, dont les vers constituent l’entrée en matière du recueil.
Comme bien d’autres Palestinien.ne.s, Rifqa a laissé toute son existence derrière elle quand elle a été forcée de quitter Haïfa lors de la Nakba. « Sa valise n’a pas donné le signe du départ », écrit Kurd. Croyant qu’elle allait finalement retourner chez elle, Rifka « a porté sa clef sur elle », jusqu’au moment où elle s’est confondue avec la couleur de sa mémoire.
Le langage de l’humanisme
Alors que ces poèmes sont profondément immergés dans l’expérience palestinienne de l’occupation, ils ne se limitent pas à ce seul thème. Nous découvrons la situation d’itinérance de Kurd à Atlanta, en Géorgie – où il a vécu lorsqu’il préparait son baccalauréat universitaire en lettres – ainsi que la quête afro-américaine de la liberté par les yeux de l’écrivain James Baldwin, à qui Kurd comparait sa grand-mère :
« à l’instar de James Baldwin, qui n’aurait pas pu vivre six décennies de plus pour voir le ‘progrès’ qui lui était promis en permanence, ce même ‘progrès’ a requis bien plus de temps que toute l’époque de ma grand-mère ».
« Choses que je ne puis dire » a été écrit à la mémoire des civils afghans massacrés par le soldat américain Jeremy Morlock voici une décennie. Saisissant en quelques mots dévastateurs l’approche américaine de la façon de faire la guerre, Kurd réimagine la scène des massacres routiniers commis par les militaires américains stationnés en Afghanistan et pour lesquels la voie était toute tracée d’avance :
Comme dans un jeu de société
ou quelque plaisanterie supposée banale,
les « héros de la nation » font rouler les dés
et rouler les corps
après avoir posé en leur compagnie
Cette description graphique de la violence américaine est une critique impitoyable de la même forme d’oppression qui affecte les Palestiniens et qui suppose que certaines vies sont plus précieuses que d’autres.
Recourant au langage de l’humanisme ou de ce que le théoricien postcolonial Paul Gilroy appellerait « l’universalisme stratégique », la poésie de Kurd s’en prend aux nombreuses forces qui barrent la route à la libération palestinienne. Ce concept signifie que nous devons reconnaître notre humanité partagée afin de tisser des réseaux de solidarité plutôt que de nous isoler en raison de nos différences.
Comme d’autres poètes palestiniens, de Fadwa Tuqan à Mahmoud Darwich en passant par Rashid Hossein, Kurd a un rôle significatif à jouer dans la mise sur pied d’un front international contre le colonialisme de peuplement et l’impérialisme partout dans le monde.
Une conscience politique
Kurd entame sa postface, qui relate son éveil à la poésie en même temps que l’éveil de sa conscience politique, en se servant des mots de l’écrivain de la résistance palestinienne Ghassan Kanafani, assassiné par le Mossad en 1972 : « Après tout, en analyse finale, l’homme est une cause. » Ces propos, tirés de la nouvelle de Kanafani, Retour à Haïfa (1969), restituent bien les convictions humanistes qui sous-tendent la vision poétique de Kurd. Faire des humains une cause signifie de les faire passer avant la politique, puisque la politique ne peut tirer son sens et sa finalité que de la condition humaine.
Kurd reconnaît aussi les limites de l’humanisme. À propos de sa grand-mère Rifka, décédée à l’âge de 103 ans peu de temps avant la publication du présent recueil, Kurd insiste en disant qu’elle « refusait d’être un cas humanitaire pour les regards des badauds ». Quand l’humanisme se glisse au sein de l’humanitarisme, il peut devenir un instrument d’exploitation. Les poèmes de Kurd nous préparent à reconnaître cette tendance et à nous y opposer.
En même temps que ces chroniques sur l’injustice mondiale, nous lisons des choses sur la poésie à ses limites et même au-delà. Dans des vers qui frémissent de colère et d’habileté brillante, Kurd écrit :
Tant de poètes
rompent leurs vers par des menaces de ballesrompent leurs vers par des falaises.
Des poètes se rompent le cou au bas des falaises.
Ils sont nombreux à se réfugier dans les failles.
Comme le suggère l’image d’un poète au cou rompu au bas d’une falaise, l’intrigue de base de « Pas de poésie dans ceci » se situe dans la narration du suicide d’un poète. Pourtant, le but premier du poème est de creuser dans les espaces où la poésie n’est pas et de découvrir, avec une honnêteté brutale, ce que la poésie peut et ne peut pas réaliser, et de comprendre là où elle tombe à plat.
Comme Kurd l’écrit, il n’a « pas de poésie dans le suicide et pas de poésie dans les cigarettes ». En partie, il a raison. Pourtant, en même temps, ses propres mots contredisent cet axiome : ils engendrent la beauté à partir de circonstances très pénibles et de tragédies on ne peut plus profondes.
Un héritage qui transforme l’existence
Même quand il écrit au cœur même de l’occupation, Kurd est profondément conscient de ce qui le sépare des Palestiniens résidant en Cisjordanie occupée et à Gaza en état de siège. « Un gamin vend du chewing-gum à Qalandiyah » est un poème en prose concentré sur l’existence d’un gamin de huit ans qui passe ses journées au check-point de Qalandiyah, non loin de Jérusalem-Est, et qui attend les gens de passage pour leur vendre ses chewing-gums.
La distance entre le poète et son sujet se révèle progressivement à mesure que le poème progresse. Kurd réfléchit sur la façon dont la vie du garçon a été gâchée dans ce travail insensé consistant à vendre du chewing-gum à un check-point. Le poème se termine par un échange entre le poète et le garçon, ce qui fait ressortir tout ce qui les sépare l’un de l’autre, malgré leur proximité géographique. « Je passe devant lui en voiture. Je baisse ma fenêtre. J’achète ce que je peux », rapporte le narrateur. Incapable de se retenir, il dit au garçon de cesser de vendre du chewing-gum.
Alors qu’arrivés jusque-là, nous avons assisté à la scène via le regard du narrateur, la réaction de colère du garçon interrompt le processus. Brusquement, nous percevons le garçon selon sa propre perspective. Le garçon dit au narrateur qu’il « ne sait rien du tout » de sa vie, et rien non plus de ce qui l’oblige à vendre du chewing-gum au check-point. La rebuffade du garçon choque le narrateur en le forçant à envisager différemment ses propres conditions en tant que relatif étranger : un Palestinien de Jérusalem qui visite les check-points de Cisjordanie en profitant du confort de sa voiture.
Avec un ton de condamnation de soi-même, le narrateur y va alors de sa propre variation sur les paroles du garçon ;
« Je ne sais rien du tout des ongles du soleil qui griffent l’arrière de son cou. Je n’aurai qu’à me taire, alors. Je ne sais rien du tout, vraiment. Je ne suis pas encore un homme. Souvent, je ne suis pas un homme. »
Ce dialogue laconique est une accusation portée contre la poésie même et contre son incapacité à réparer toutes les injustices.
Hautement introspectifs et conscients du soi, les poèmes de Kurd révèlent un poète qui jette un regard critique sur lui-même et qui reconnaît sa propre situation dans toute la machinerie de l’occupation, tout en dénonçant également la brutalité de cette même occupation. C’est remarquable pour quelqu’un de son âge (23 ans). Kurd s’exprime comme un poète mature qui a absorbé cette brutalité, qui a porté la poésie à ses limites et qui a vécu le tout afin de nous en restituer la relation.
Rifqa est un don. Comme me le disait un ami palestinien, le recueil apporte de la joie à tous ceux qui désespèrent d’être en mesure de traduire la souffrance en mots et d’exprimer de la sorte les leçons des atrocités subies.
Bien qu’il soit impossible de minimiser ce que les Palestiniens dans le livre de Kurd ont enduré au fil des nombreuses décennies de leur dépossession perpétuelle, la poésie extraite de ces traumatismes peut être un héritage qui transformera nombre d’existences.
Nous devrions être reconnaissants de ce que ceci constitue le premier livre de Kurd plutôt que son dernier et de ce que nous pouvons espérer plusieurs décennies d’innovation poétique de la part de ce poète politiquement engagé aux facettes extraordinairement multiples.
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Rebecca Ruth Gould est professeur de littérature du monde islamique et de littérature comparative à l’Université de Birmingham et elle est l’auteur d’un ouvrage primé : Writers and Rebels : The Literature of Insurgency in the Caucasus (Écrivains et rebelles : la littérature de l’insurrection dans le Caucase – Yale University Press, 2016) et de The Persian Prison Poem: Sovereignty and the Political Imagination (Le poème de la prison persane : souveraineté et imagination politique – Edinburgh University Press, 2021).
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Publié le 20 octobre 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
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Lisez également : L’insupportable beauté de Rifka (Susan Abulhawa)