La Grande Évasion palestinienne de 2021 : Réflexions depuis les milieux abolitionnistes américains
Comme l’année 2021 touche à sa fin, la Grande Évasion palestinienne met en lumière la possibilité de conquérir la liberté dans les circonstances les plus impossibles.
Diana Block, 24 décembre 2021
Le 6 septembre 2021, six prisonniers politiques palestiniens s’évadaient de la prison de Gilboa, l’une des prisons à la sécurité la plus sophistiquée de l’État d’apartheid israélien. Ils l’ont fait par un tunnel qu’ils avaient mis près d’un an à creuser. Avec soin, ils en avaient dégagé l’entrée en piochant dans le revêtement de béton sous l’évier de leur cellule. Le plan avait été réalisé à l’aide d’outils des plus élémentaires – cuillers, écuelles et poignées de poêle à frire – tout en entourant l’opération du secret et de la coordination les plus stricts. Pour l’État israélien, qui a toujours tenté de se faire passer pour invulnérable, l’évasion des six détenus représentait un grave échec sur le plan de la sécurité et des renseignements.
L’évasion fut accueillie dans toute la Palestine comme une victoire héroïque et elle fut immédiatement hissée au statut de légende en devenant la « Grande Évasion ». Les Palestiniens de Cisjordanie, Gaza, Jérusalem et de l’intérieur des frontières israéliennes de 1948 descendirent dans les rues pour célébrer le courage et la force de volonté des prisonniers. À Jénine, d’où provenaient les six prisonniers, d’énormes célébrations furent instantanément organisées sur la place principale de la ville, avec défilé, chants et slogans de liberté et de libération. Des milliers de messages sur les médias sociaux proclamèrent la bravoure et l’ingéniosité des prisonniers : « Ne donnez qu’une cuiller à des Palestiniens emprisonnés et ils creuseront leur chemin vers la liberté » ou encore « Nous creuserons un nouveau trou chaque jour, jusqu’à ce que le reste de prisonniers soient libérés. »
La très prosaïque cuiller était élevée au rang de « cuiller miraculeuse » et de « cuiller de la liberté ». Des artistes palestiniens créaient des graphismes représentant la cuiller et, à Washington, D.C., des activistes palestiniens éparpillaient 465 cuillers en face de l’ambassade d’Israël – un geste de solidarité avec les 4 650 Palestiniens emprisonnés par l’État sioniste israélien.
La Grande Évasion exemplifiait le rôle prépondérant assumé par les prisonniers palestiniens en inspirant la ténacité du mouvement de libération palestinien. Et la réponse du peuple palestinien constituait un témoignage de son engagement inébranlable au soutien de ses prisonniers tout au long des 73 années de résistance au colonialisme de peuplement israélien.
Les prisonniers évadés n’allaient pouvoir se réjouir de leur liberté que très peu de temps. Ils étaient repris deux ou trois semaines à peine après leur exploit. Dans une zone géographique restreinte, en proie à une surveillance et un appareil militaire des plus sophistiqués de la planète, l’occupation faisait de la patrie des Palestiniens une prison ne proposant guère d’options de refuge sûr. Mais, même après avoir été repris, interrogé brutalement et torturé, Ya’qoub Qadiri, l’un des six hommes, proclamait : « J’essaierai encore de m’évader : rien n’égale la liberté. »
Les rêves de liberté sont inscrits dans l’ADN des personnes emprisonnées, aux États-Unis comme en Palestine. Récemment, la California Coalition for Women Prisoners (Coalition californienne pour les femmes emprisonnées) demandait aux détenues des prisons de femmes de commenter la question : Qu’est-ce que la liberté signifie, pour vous ? Nous avons publié certaines des réponses dans notre bulletin informatique Fire Inside (Le feu intérieur). Une femme avait répondu :
« La prison, c’est comme si on s’éveillait chaque matin en combattant un dragon à l’aide d’une cuiller à thé, mais vous vous obstinez à lutter et, un beau jour, vous voyez tomber le dragon. »
Une autre avait dit :
« La liberté, c’est la délivrance et c’est être chez soi avec les gens qu’on aime. La pensée et le sentiment de se retrouver brusquement libre, c’est en soi exaltant et libérateur. »
Historiquement, il y a également eu de grandes évasions libératrices de prison, aux États-Unis. Elles ont eu lieu dans le contexte du mouvement radical et anticolonial des prisonniers dans les années 1970, qui avait dénoncé et défié les desseins suprémacistes blancs du système carcéral. Ruchell Cinque Magee est le seul membre survivant de la rébellion de la Cour supérieure du comté de Marin, le 7 août 1970, déclenchée par Jonathan Jackson, le frère de George Jackson. Au cours de cette rébellion, Ruchell avait tenté de se libérer en compagnie d’autres prisonniers. Par la suite, il s’était défendu contre de multiples accusations en prétendant que les prisonniers asservis avaient le droit et le devoir de tenter de s’évader. Aujourd’hui, à 82 ans, Magee est le plus ancien prisonnier politique des États-Unis. Il a passé 58 années en prison en Californie.
Russell Maroon Shoaatz, un membre des Black Panthers et de la Black Liberation Army, s’évadait à deux reprises des prisons de l’État de Pennsylvanie, en 1977 et en 1980, et il était repris chaque fois. Son surnom « Maroon », faisait allusion aux communautés historiques d’esclaves fugitifs en Amérique du Nord et du Sud. L’anti-impérialiste blanche Marilyn Buck avait revendiqué sa liberté en ne regagnant pas sa prison lors d’un congé pénitentiaire en 1977 et avait vécu les six années suivantes dans la clandestinité avant d’être à nouveau arrêtée en 1983. Le combattant portoricain pour la liberté, William Morales, s’était évadé du pavillon carcéral de l’hôpital de Bellevue en mai 1979. Morales avait utilisé une corde faite main afin de descendre d’une fenêtre située à 12 mètres du sol, un exploit particulièrement impressionnant quand on sait qu’il avait perdu la quasi-totalité de ses deux mains lors d’une explosion quelques mois plus tôt. En 1988, Morales devait bénéficier de l’asile politique à Cuba.
Le 2 novembre 1979, la révolutionnaire noire Assata Shakur était libérée de la prison d’État du comté de Clinton, à Dannemora (État de New York), par des membres de la Black Liberation Army, lors d’une visite à la prison. Cinq ans plus tard, elle se voyait accorder l’asile politique à Cuba, où elle vit toujours aujourd’hui. La grande évasion d’Assata a eu des répercussions sur le mouvement durant des décennies et Assata elle-même est devenue une source d’inspiration pour les nouvelles générations d’activistes noirs et autres de la libération. Ses paroles sont souvent utilisées aujourd’hui pour clôturer des rassemblements politiques à l’aide d’une affirmation tirée de son autobiographie et communément appelée « l’incantation d’Assata » :
« Il est de notre devoir de lutter, il est de notre devoir de vaincre. Nous n’avons rien à perdre, hormis nos chaînes. »
Dans les décennies qui ont suivi ces grandes évasions des prisons, le gouvernement américain a pratiqué l’escalade dans la répression punitive des mouvements pour la liberté. La criminalisation de masse et l’incarcération des noirs et des gens de couleur, les lois antiterroristes ciblant les Arabes et les musulmans, et la répression accrue à l’encontre de ceux qui résistent ont tendu à empêcher la reprise de la lutte radicale pour la libération. L’arsenal carcéral américain s’est développé en coordination étroite avec l’État d’Israël et les deux pays ont collaboré pour oblitérer la poussée vers la libération à l’échelle mondiale.
Ces deux dernières décennies, le développement du mouvement d’abolition des prisons a fait partie de la résurgence du combat pour la liberté à l’intérieur des États-Unis. Les abolitionnistes à l’intérieur et à l’extérieur des prisons défient le complexe industriel carcéral en recourant à une grande variété de tactiques. Nous exigeons les fermetures massives des prisons, la fin du financement des prisons et de la police, et la réorientation des fonds et ressources vers les besoins communautaires et des solutions autodéterminées. Nous nous organisons pour la liberté des prisonniers politiques et de toutes les personnes incarcérées en nous opposant aux convictions racistes et sexistes et en modifiant les lois draconiennes qui ont été établies dans l’intention de piéger des millions de personnes. Nous soutenons les efforts des personnes emprisonnées en vue de délégitimer l’invincibilité de l’État carcéral en recourant à des grèves de la faim, à des arrêts de travail, à la création artistique et à la solidarité collective.
Comme l’année 2021 touche à sa fin, la Grande Évasion palestinienne met en lumière la possibilité de conquérir la liberté dans les circonstances les plus impossibles. Elle fait écho aux propos de Russell Maroon Shoatz :
Maroon est tristement décédé des suites d’un cancer le 17 décembre 2021, après n’avoir passé que cinquante-deux jours en liberté. Il avait finalement bénéficié le 26 octobre dernier d’une «libération anticipée pour compassion » après avoir passé 49 ans en prison.
La Grande Évasion palestinienne nous rappelle que l’incantation d’Assata est en fait un appel à l’action qui accompagne les luttes des personnes emprisonnées et opprimées du monde entier : « Il est de notre devoir de lutter, il est de notre devoir de vaincre. Nous n’avons rien à perdre, hormis nos chaînes. »
Le présent article est dédié à la vie, aux actions et aux écrits de Russell Maroon Shoatz, 23 août 1943 – 17 décembre 2021.
Diana Block a fait partie des Brigades Venceremos des 10e et 50e anniversaires et a œuvré durant de nombreuses années pour la liberté des 5 prisonniers politiques cubains. Elle est l’auteure d’un livre de mémoires, Arm the Spirit – A Woman’s Journey Underground and Back (Armer l’esprit – Voyage souterrain et retour d’une femme), et d’un roman, Clandestine Occupations – An Imaginary History (Occupations clandestines – Une histoire imaginaire). Elle est également membre fondatrice et active de la California Coalition for Women Prisoners, une organisation abolitionniste qui vient de célébrer son 25e anniversaire en 2020.
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Publié le 24 décembre 2021 sur Counterpunch
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine