Sahar Francis, la directrice d’Addameer : « Cela ne s’arrêtera pas avec nous »
Addameer est l’une des six ONG palestiniennes à avoir été désignées par Israël comme organisations terroristes. L’organisation de défense des droits des prisonniers prétend que les accusations dont elle fait l’objet sont infondées et que cela pourrait avoir des conséquences potentiellement désastreuses pour le mouvement en faveur des droits humains palestiniens.
Yumna Patel, 7 janvier 2022
Dans un petit bureau à proximité du bas de la ville de Ramallah, on peut voit entrer et sortir tout un melting-pot de membres de tous âges, genres et contextes. Certains de ces personnes bavardent en mangeant un morceau, d’autres, à leurs bureaux, travaillent sur leurs ordinateurs ou feuillettent des dossiers.
C’est une scène de bureau typique que l’on peut découvrir pour ainsi dire partout dans le monde – des livres sont alignés sur des étagères, en même temps que des reproductions d’œuvres d’art ou des photos de clients aidés par l’organisation couvrent les murs.
Tout personne étrangère qui pourrait entrer dans les bureaux d’Addameer, la première des organisations de défense des prisonniers palestiniens, serait surprise de découvrir que les membres du personnel en face d’eux courent le risque d’être arrêtés à tout moment par Israël, qui considère l’organisation qui emploie ces personnes comme une « institution terroriste ».
Addameer, ainsi que cinq autres organisations de la société civile palestinienne, a été désignée par Israël comme « institution terroriste » en octobre dernier, lorsque le gouvernement israélien a prétendu que ces organisations avaient des liens avec le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et qu’elles lui transféraient des fonds. Le FPLP, une organisation marxiste-léniniste qui, comme plusieurs autres factions politiques palestiniennes, est considéré comme « terroriste » par Israël.
La démarche, destinée à criminaliser le travail des six organisations et à les priver de leur financement international, a déclenché de véhémentes condamnations de la part de très nombreuses organisations de défense des droits humains du monde entier.
Malgré l’opposition à sa décision, Israël a refusé de fournir des preuves concrètes de ses allégations. En novembre, le commandant militaire israélien en Cisjordanie a sorti cinq ordonnances militaires séparées déclarant hors la loi le travail des organisations en territoire occupé, autorisant ainsi leur fermeture imminente, la saisie de leurs biens et l’arrestation des membres de leur personnel.
« Ç’a été une époque des plus stressantes, ici », déclare à Mondoweiss Sahar Francis, directrice d’Addameer, depuis son bureau à Ramallah. « Tout cela est très effrayant, et cela a définitivement affecté les esprits du personnel », ajoute-t-elle.
« Mais c’est ce que veut Israël », dit-elle encore.
« Ils font tout cela pour nous forcer à fermer et pour nous réduire au silence, et nous amener au point où nous renoncerons en disant : ‘Ça ne vaut pas la peine’. »
Pourquoi maintenant ?
Sahar Francis et son équipe font partie du réseau des avocats des droits humains palestiniens travaillant à la défense des droits des prisonniers palestiniens – aujourd’hui au nombre de 5 000 – détenus dans les prisons israéliennes.
Lors de sa création en 1991, Addameer était l’une des rares organisations proposant à titre gracieux de l’aide juridique aux prisonniers palestiniens devant les tribunaux israéliens, tant militaires que civils. Dès la création de l’Autorité palestinienne, l’organisation a accordé des services identiques aux prisonniers politiques détenus par l’AP.
Avant tout, Addameer travaille au service des prisonniers palestiniens qui ont été emprisonnés par un système militaire pratiquant un taux de condamnation de plus de 99 pour 100. L’organisation met sur pied des visites et des consultations juridiques pour les prisonniers, elle contrôle et répertorie les violations commises par les Services carcéraux israéliens (IPS), en particulier la torture et les mauvais traitements infligés aux prisonniers et elle plaide au niveau international en faveur des droits des prisonniers palestiniens.
L’organisation met également sur pied des programmes de formation et de conscientisation destinés aux communautés locales, aux étudiants et aux enfants – à toute personne qui pourrait faire l’objet d’une arrestation et d’un emprisonnement par Israël.
Depuis 30 ans, l’organisation plaide pour les droits des prisonniers sous l’occupation et elle est devenue un pilier de la communauté locale et, en cours de processus, de la communauté internationale des droits humains.
Ainsi donc, pourquoi, après 30 ans de travail, Israël voudrait-il criminaliser l’organisation ?
« Les attaques contre notre organisation datent de bien avant la désignation, en fait », déclare Sahar Francis, ajoutant que la décision d’octobre a été la dernière étape d’un long parcours de harcèlement ciblé de la part de l’État contre Addameer et d’autres ONG palestiniennes.
« La campagne contre nous dure depuis bien des années : harcèlement, campagnes de diffamation, distribution de fausses informations sur nous par différentes organisations comme NGO Monitor, UK Lawyers for Israel, (UKLFI – Avocats du Royaume-Uni pour Israël) et d’autres organisations israéliennes de droite »,
explique Sahar Francis.
Le but principal des précédentes campagnes de diffamation et de la criminalisation récente de l’organisation, ajoute Sahar Francis, consiste à « affecter notre travail en affectant notre réputation ».
La principale cible de ce genre de campagnes, dit-elle, ce sont les donateurs et partenaires internationaux qui financent et soutiennent des organisations comme Addameer.
« En attaquant nos donateurs, ils espèrent que ceux-ci seront terrifiés et qu’ils nous couperont les vivres et, par ce biais, ils pourraient ainsi nous empêcher de faire notre travail quotidien »,
déclare Sahar Francis, ajoutant que la récente désignation de l’organisation comme
« institution terroriste » a été le point culminant des tentatives précédemment avortées en vue de faire cesser le financement international des organisations ».
« Du fait que toutes leurs campagnes ont échoué auparavant, ils ont recouru à la désignation »,
dit-elle.
« La politique derrière toutes ces attaques consiste en fait à vouloir effrayer ceux qui investissaient dans la société civile en Palestine. »
« Le message d’Israël à la communauté internationale qui soutient le peuple palestinien est celui-ci : N’ayez pas le front de venir ici pour y concrétiser vos projets. »
Pourquoi Addameer, et « les 6 » ?
En sus d’Addameer sur la liste des organisations interdites, on trouve d’autres institutions importantes comme Al-Haq, Defense for Children International – Palestine (DCI-P), le Centre Bisan de recherche et de développement, l’Union des comités des femmes palestiniennes (UPWC) et l’Union des comités du travail agricole (UAWC).
Pour Sahar Francis, la raison pour laquelle Israël a choisi de cibler les six organisations est claire : en criminalisant la société civile palestinienne, Israël peut continuer de modifier les faits sur le terrain, sans devoir se justifier de ses violations des lois internationales.
« Des organisations comme les comités du travail agricole, par exemple, traitent de l’aménagement de la terre et du soutien aux fermiers palestiniens, spécialement dans les zones où Israël cherche à confisquer et annexer la terre, comme la vallée du Jourdain et la Zone C »,
explique Sahar Francis.
« Il y a des zones très sensibles qu’Israël veut contrôler, de sorte, naturellement, que cette organisation va être attaquée sur ce plan. »
Addameer, Al-Haq et DCI-P se sont considérablement concentrées sur la défense au niveau international et elles fournissent à la CPI et à d’autres institutions internationales des rapports et de la documentation sur les violations commises par Israël, afin de réclamer des comptes à Israël au sujet de ses crimes dans les territoires occupés.
« Nous insistons sur la responsabilisation et sur le fait que, pour nous assurer qu’elle ait bien lieu, il nous faut utiliser le moindre outil proposé par les lois internationales au niveau des Nations unies et des autres plates-formes »
explique Sahar Françis.
« Et c’est ainsi que nous avons été attaqués pour avoir effectué ce travail. »
« Israël ne veut pas qu’on dise non à ses plans ni qu’on répertorie ses violations et qu’on les soumette à la CPI de façon à pouvoir lui demander des comptes à propos des crimes de guerre qu’il commet sur base quotidienne »,
poursuit Sahar Francis.
« Le fait qu’ils tentent de nous réduire au silence est relié à tout cela. »
Que va-t-il se passer, maintenant ?
Dans le sillage de l’attaque contre les six organisations, celles-ci ont lancé une campagne de soutien aux 6 (#StandWithThe6), appelant les sympathisants à exprimer leur solidarité avec les six organisations palestiniennes des droits humains et à réclamer une annulation de la décision israélienne.
En dépit d’une forte réponse des organisations sœurs de défense des droits humains et de défense des droits civiques, les organisations sont restées déçues par la réaction, ou plutôt par le manque de réaction, du côté des grands acteurs comme les États-Unis et l’Union européenne.
Alors que l’UE a renforcé son soutien à la société civile palestinienne, les États à titre individuel se sont abstenus de rejeter directement la désignation et les États-Unis sont restés relativement silencieux sur la question tout en refusant d’adopter la moindre position.
« Je pense que ce silence est très mauvais et dangereux, pas seulement contre la société civile palestinienne, mais aussi contre le mouvement des droits humains tout entier dans le monde »,
ajoute-t-elle.
« Les États-Unis ont un rôle très important, dans cette question. S’ils n’adoptent pas une position très claire en rejetant cette décision, c’est un message silencieux adressé, à tout le moins, au système bancaire, disant :’Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, vous pouvez geler les comptes, ce ne sont pas nos oignons’ »,
dit encore Sahar Francis.
Elle met également en garde contre le fait que, si la désignation en tant que « terroristes » a débuté par les six organisations, elle ne s’arrêtera certainement pas avec elles.
« Cela commencera avec nous, mais il n’y aura pas que nous, à la fin. Cela va affecter tout le secteur palestinien des droits humains et de la société civile »,
dit-elle.
« Les États-Unis sont-ils intéressés par le démantèlement complet de tout le système de la société civile palestinienne ? Si c’est le cas, le silence serait la réponse. Mais si ce n’est pas le cas, il est très important qu’ils adoptent une position. »
En dépit des pressions en cours auxquelles sont confrontées les organisations et de la menace imminente de leur fermeture et des potentielles arrestations parmi le personnel, Sahar Francis déclare qu’elle et son équipe d’Addameer vont continuer à aller de l’avant.
« Nous n’avons pas d’autre choix que d’aller de l’avant, de continuer », dit-elle. « Cela en vaut la peine. »
« Pas seulement à cause des prisonniers, mais à cause de l’autodétermination de notre peuple. Notre combat pour la justice et la dignité vaut le prix élevé que nous pourrions payer en tant qu’individus »,
poursuit-elle.
« À la fin de la journée, nous ne sommes pas seuls. Le soutien émanant de nos amis du monde entier et des organisations citoyennes de partout, nous apporte également l’espoir qu’un jour, la justice viendra réellement. Il ne se peut que l’occupation dure pour toujours. Non, elle finira bien un jour. »
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Yumna Patel est la directrice de l’information sur la Palestine à Mondoweiss.
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Publié le 7 janvier 2022 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine